Douce avancée des vagues sur la plage, assauts répétés de l’eau qui vient lécher le sable et gagne son terrain. On voit apparaître un oiseau en cage située au dehors d’une maison que l’on devine et dans laquelle on est finalement projeté, autre geôle avec ses barreaux aux fenêtres et sa porte quadrillée de bambous. Puis apparaissent les pensionnaires, la vie de famille qu’ils mènent dans cet espace commun. On passe de l’universel au particulier dans mouvement lent, par succession de plans fixes : le temps œuvre en silence et ronge imperceptiblement les barreaux.
On perçoit de l’intérieur de cette bâtisse les changements en cours dans la société japonaise. La Seconde guerre mondiale est passée, les codes s’érodent et impulsent une réorganisation de la vie de famille. Les grands-parents, symboles de l’ordre ancien, celui qui tissait et imbriquait lien social et lien familial, ne semblent pas vivre comme un traumatisme l’impertinence des petits-enfants, qui ne leur obéissent pas et se montrent souvent irrespectueux à leur égard. Ils contemplent avec une nostalgie effacée et souriante le passage du temps qui prend chair dans l’attitude des enfants. Ils s’arrêtent un instant et regardent le train défiler, emportant avec lui les symboles de leur bonheur passé. On est loin du mélodrame, de l’ode à l’ordre déchu. Cette réalité mouvante est au contraire décrite avec humour par le biais de petites scènes comiques dont Ozu parsème le récit, et le rire des adultes de la famille fait souvent écho à celui du spectateur.
La maison, dans laquelle se déroule la grande majorité des plans d’intérieur, est quadrillée de cloisons, souvent ouvertes, mais toujours présentes à l’écran, tout comme la porte grillagée de l’entrée. Les plans sont fixes, la matérialité du cadre pesante, et cette destinée commune qu’est la famille reste gouvernée par un certain nombre de règles plus ou moins prégnantes. Et si les codes périclitent, leur résurgence peut être violente, comme en témoigne la scène de dispute entre le père, Koichi, et son fils : le petit réquisitionne des mains de son père un paquet qu’il croit lui être destiné et, découvrant qu’il ne s’agit que de pain de mie, revient ivre de colère vers son père, jette le pain à terre et le traite de menteur. Ce dernier réagit en tançant son rejeton, qui fuit la maison et ses règles avec son petit frère, mais finit par rejoindre docilement la cage familiale, tiraillé par la faim.
L’annonce par des bouches indiscrètes de la proposition de mariage faite à Noriko agit comme un révélateur de la crispation qui persiste autour de certains principes de l’ordre ancien, au premier rang duquel se trouve l’impératif du mariage. Noriko, vieille fille de 28 ans, fait l’objet de pressions insistantes l’incitant à accepter le beau parti qui lui est proposé. Mais ses réponses évasives aux questionnements de ses proches précipitent la tenue d’un conseil de famille autour de son frère, représentant l’autorité du chef de famille et la préservation de l’ordre. On voit un temps planer le spectre du mariage forcé. De son côté, Noriko acquiesce avec pudeur et simplicité à une autre demande en mariage. Paradoxalement, le mariage se contracte en l’absence du promis, qui ne semble manifester qu’une morne résignation à l’annonce de l’évènement. L’émancipation de Noriko par le mariage libre prend la forme d’un fardeau pour l’époux, soumis au désir de sa mère.
Eté précoce met aux prises différentes générations, différentes relations au temps et aux codes dans cette cellule sociale fondamentale qu’est la famille, où les règles se transmettent mais doivent faire face à l’érosion du temps. Chaque personnage noue un rapport qui lui est propre à l’espace et au temps. Le père et le grand-père sont ainsi constamment emmurés à l’écran, y compris dans les rares plans en extérieur. Ils suivent une voie toute tracée, celle des traditions sécurisantes, protectrices, garantes de stabilité. De la maison au bureau, de hautes parois entourent Koichi et lui indiquent invariablement le chemin à suivre.
A l’inverse, Noriko semble voguer avec beaucoup de liberté entre ces différents espaces, et la caméra doit se mettre en mouvement pour la suivre dans son va-et-vient enthousiaste et confiant. Elle est l’objet, avec ses neveux, des rares travellings du film, avançant le long de la mer, accompagné du bruit des vagues, celui du temps qui passe et ouvre les cloisons. Noriko s’émancipe comme naturellement, sans heurts, sans disputes, sans revendication. Les parois de l’ordre ancien s’affaissent, son envol est dans l’ordre des choses, dans l’air du temps. Une scène dépeint avec beaucoup de poésie le parcours de Noriko : celle-ci et sa belle-sœur sont assises au sommet d’un petit monticule qui se détache sur une étendue de brume, et discutent du lendemain. Alors que la belle-sœur redoute l’inconnu du gouffre qui leur fait face et questionne avec angoisse l’avenir, Noriko se jette confiante dans cet inconnu visuel, trace son chemin dans le sable et invite sa compagne à la rejoindre dans ce cadre damé de ses pas. Sa belle-sœur suit le tracé avec hésitation puis, rassurée par la présence de Noriko, marche à ses côtés.
Eté précoce décrit avec une grande finesse la réalité complexe d’un Japon en plein bouleversement. Sans jamais porter de jugement moral sur ses personnages, Ozu donne chair au vécu, aux points de vue des différentes générations en présence dans cette famille. Le récit se clôt aussi simplement qu’une boîte se referme, se contentant d’inverser le mouvement d’ouverture allant ici du particulier à l’universel. Les grands-parents, assis dans une baraque de bois, regardent au dehors et parlent avec une résignation sereine du bonheur d’antan. Une colline sur laquelle leurs yeux ont échoué apparaît alors et un doux travelling s’amorce : leur temps est passé, ne leur restent que les souvenirs.