“Ironiquement, il n’y a absolument rien de mexicain dans El; c’est simplement le portrait d’un paranoïaque qui, comme un poète, est né, pas fabriqué.” Luis Bunuel
Le charme discret de la jalousie
A Mexico, le fortuné Don Francisco Galvan de Montemayor (Arturo de Cordova) engage une procédure judiciaire afin de récupérer des biens immobiliers hérités de ses ancêtres qui lui octroient une stature sociale dans ce monde et dont il se retrouve spolié. Alors qu’il participe, dans une église, à une cérémonie religieuse du lavement des pieds du jeudi saint, il tombe sous le charme obsédant de Gloria Milalta (Delia Garcés) qu’il poursuit dès lors de ses assiduités pour qu’elle devienne sa femme. Au fil des années, Don Francisco se révèle émotionnellement déséquilibré en couple, maladivement possessif et son comportement erratique oscille bientôt entre passion et paranoïa délirante. Jusqu’au jour où Gloria fait mine de le quitter. Il développe alors une névrose incontrôlable ….
L’Eglise fait de Don Francisco une manière de pervers
Luis Bunuel avoue un penchant naturel pour ce film alimentaire de sa période mexicaine inspiré librement du
roman de Mercedes Pinto dont le mari fut mis en institution psychiatrique pour désordre mental. L’œuvre fiévreuse décoche une flèche empoisonnée de Cupidon sur ce couple dissemblable embarqué dans une lune de miel qui se mue rapidement en lune de fiel. Bunuel y fait une ébouriffante recréation clinique d’une détresse paranoïaque où l’amour conjugal est vécu comme un tourment-autre titre du film- de tous les instants et de tous les instincts. Le réalisateur de Viridiana prend des privautés avec l’Eglise et ses symboles sacramentaux en filigrane de l’impuissance pathologique de Don Francisco qui dénote d’une homosexualité refoulée.
L’iconographie religieuse est omniprésente que Bunuel détourne pour idéaliser érotiquement la femme. Au climax du film, il recompose une image inversée de Pietà où Gloria, épouse compatissante entraînée contre son gré dans une relation masochiste, console un Francisco éploré de frustration. La façade de respectabilité aristocratique se lézarde pour laisser transparaître la folie pathologique. El, c’est aussi elle, la vierge, la madone, la pietà respectueuse qui n’est plus respectée.
A l’exemple d’Archibald dans La vie criminelle d’Archibald de la Cruz, ultime opus du cycle mexicain, l’aristocrate Don Francisco est prisonnier de sa vision chrétienne aberrante de la nature humaine. Quand le désir sexuel exacerbé empiète sur les conventions bourgeoises, une conduite névrotique s’ensuit inéluctablement. L’Eglise fait de Francisco une manière de pervers.
Le fétichisme de l’escarpin et des pieds, cet obscur objet du désir bunuelien..
A la suite du générique qui s’inscrit sur le bourdon d’un beffroi dont on découvre le battant, une séquence inaugurale quasi documentaire égrène la cérémonie du lavement des pieds. Le prétexte pour Bunuel d’exorciser son penchant fétichiste et son aversion de la bigoterie chrétienne. Mimant le rituel du Christ avant la Cène où il asperge d’eau les pieds de ses apôtres pour les baiser en signe d’humilité, le père Velasco, prélat mexicain d’une piété ostentatoire et caution spirituelle de Don Francisco, exprime un sentiment sexuel non réprimé en baisant les pieds des jeunes officiants.
Un panoramique latéral des chaussures des paroissiens matérialise le regard subjectif oblique de Don Francisco
qui vient s’appesantir sur une paire d’escarpins. Le panotage devient ascendant qui remonte le long des jambes pour glisser sur le bustier et terminer sa course sur le visage de Gloria qui a du mal à soutenir le regard de braise prenant possession de la femme par les pieds.
Les escarpins portés par Gloria figurent cet obscur objet du désir de Francisco dans son rapport particulier à la jouissance. Gloria fait fonction de femme idéale comme Gala, la muse, l’incarnait pour Salvador Dali mais avec cette déviance interprétative propre au sujet paranoïaque. Trop vite idéalisé, cet amour à teneur masochiste se révèle inopérant. Et tout le récit cinématographique est ponctué des incidences cliniques de leur rencontre dans un crescendo dramatique caractéristique d’une entrée dans la psychose. Luis Bunuel fraye la voie au Vertigo d’Hitchcock lors d’une séquence dans le beffroi d’un clocher où Francisco tente d’étrangler Gloria.
Par effraction, Bunuel émaille son film de séquences surréalistes qui matérialisent les états successifs d’aliénation de Francisco. Enhardi par les gloussements fantasmés des paroissiens, l’antagoniste en vient à tordre symboliquement le cou à la religion, responsable de ses affres, dans un acte insensé contre le père Velasco en plein office.
Perversité sadienne
Aveuglé par sa perception de la jouissance féminine sans apparente limite phallique face à son impuissance, Don Francisco séquestre Gloria pour apaiser ses frustrations. Sa fonction sexuelle défaillante, il fantasme un scénario de pure perversité sadienne: coudre le sexe de Gloria pour juguler son plaisir.
Reclus dans un monastère, Don Francisco y purge sa folie comme dans une nouvelle terre d’asile. Il y revêt la robe de bure monastique et se confond avec la congrégation. Ensoutané, il n’est plus que l’ombre de lui-même. A travers cette affabulation, Bunuel autopsie le cas clinique d’une paranoïa et sa vision est lacanienne autant que freudienne dans ses épanchements.
El est distribué en salles par les Films du Camélia à compter du 2 novembre 2022.