El Topo

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El Topo est un film qui joue à défier les procédés psychologiques du spectateur, à travers la mise en image, déformée et agrandie, de ses peurs, de ses angoisses, de son inconscient, mêlée soigneusement au détournement des valeurs acquises et des idées reçues de la culture qui détermine sa pensée. Mais prenons pour le moment […]

El Topo est un film qui joue à défier les procédés psychologiques du spectateur, à travers la mise en image, déformée et agrandie, de ses peurs, de ses angoisses, de son inconscient, mêlée soigneusement au détournement des valeurs acquises et des idées reçues de la culture qui détermine sa pensée.

Mais prenons pour le moment de la distance par rapport au film et regardons le contexte dans lequel celui-ci est né afin de mieux le comprendre. Le film sort aux Etats-Unis en 1970. On est au milieu de la plus grande révolution culturelle que l´histoire occidentale moderne n´ait jamais connue. La lutte anti-Vietnam, les manifestations pour l´égalité des races et des sexes se lient à une forte demande de renouveau moral. El Topo traduit, au cinéma, ce sentiment collectif de révolte (et ce n´est pas un hasard s´il est resté à l´affiche pendant sept mois à New York) et le dépasse, en s´engageant dans une réflexion qui lui est particulière, sur les aberrations et les << a priori >> de la société occidentale, qui font partie de notre << forma mentis >> et qui pour Jodorowsy (réalisateur et scénariste du film) dérivent pour la plupart d´entre elles de notre culture judéo-chrétienne.

Dès le premier plan, on cesse de croire au film western (avez vous déjà vu un héros avec un parapluie ?), et on entre dans un univers mythique et symbolique. El Topo s´inscrit dans la tradition du conte religieux allégorique : on pourrait le considérer à juste titre comme une sorte de version cinématographique de la << Divine Comédie >> dantesque, ou encore plus directement de la Bible. En effet, Jodorowsky emprunte à cette littérature maints éléments qui la caractérisent. D´abord, la structure narrative à épisodes, dans laquelle chaque élément est capable de prendre un sens par lui-même et en relation avec les autres, en s´inscrivant dans une suite linéaire (on peut distinguer dans ce film au moins trois macro parties). Mais l´influence de cette tradition littéraire se reflète à plusieurs niveaux. Premièrement, dans le symbolisme mystique qui se répand dans tous les éléments et qui les charge de significations ultérieures : le désert, l´enfant, l´eau, les lapins, le feu, la grotte, etc… Ensuite, dans l´utilisation de la violence : il ne faut jamais oublier que la Bible elle-même est un texte où la représentation du sang, de la mort, de la souffrance n´est pas du tout édulcorée. Et enfin, dans la quête du protagoniste, qui cherche quelque chose et qui sait que pour l´obtenir, il devra affronter certaines épreuves.

Mais que cherche justement le protagoniste ? Le film offre, dans sa complexité, plusieurs possibilités. Une première hypothèse serait qu´il aspire à chercher Dieu, au-delà de la religion, au-delà de son silence, au-delà de l´Eglise. Dieu comme Justice, Paix, Soleil que l´homme n´est pas capable de voir. << El Topo est un animal qui vit sous terre (...) et quand il voit le soleil, il devient aveugle >>, déclare la voix off pendant le générique d´ouverture.
Dans la première partie du film, on peut même penser qu´il soit lui-même Dieu et qu´il revienne sur terre avec son fils. Les symboles religieux se multiplient et font écho aux dialogues. Son fils est nu, donc innocent, et fête son septième anniversaire (chiffre qui symbolise Dieu pour les chrétiens). Il lui montre la violence des Hommes et la punition du colonel : personnage qui évoque assez évidemment le pouvoir temporel du pape, qui contrôle les âmes des pécheurs. Cependant, les Franciscains, auxquels son fils s´unira, représentent historiquement le << bon >> côté de l´Eglise et peuvent, tout en étant soumis à son contrôle, faire figures de martyres.

Mais dans la suite du film, son statut devient plus ambigu. Tout change à partir du moment où il rencontre la Femme (qui est à interpréter plus comme la tentation que comme la féminité): à cause d´elle, il oublie sa mission << rédemptrice >> et se lance vers une conquête aveugle du pouvoir. Le désir, le sexe, la privation, la << non loyauté >>, sont des expériences qui marquent le protagoniste dans cette deuxième partie de son chemin. Il oublie Dieu et devient homme, jusqu´à mourir trahi, comme un Christ : << Dieu, pourquoi m´as-tu abandonné ? >>.

À partir de ce moment le film évolue, et le protagoniste change à nouveau, même physiquement. Purifié, il se donne une nouvelle mission : porter les marginaux au sein de la société. Un petit village du désert devient ainsi le moyen par lequel Jodorowsky libère sa violente critique sociale : il caricature la perversion bourgeoise, l´idolâtrie religieuse vidée de sens et nourrie de peur, la loi des hommes mesquine, injuste et laide comme les sheriffs qui sont censés la faire respecter, la discrimination raciale (alors fortement d´actualité dans l´Amérique des années 70).

Dans un final << oxymore >>, dans lequel les notions de nihilisme et d´espoir arrivent à se côtoyer, le protagoniste s´immole par le feu. Seul mais devant la caméra, comme s´il était conscient d´être vu, comme s´il voulait nous adresser son geste, il se suicide. Son dernier geste devient le symbole le plus fort d´un fol espoir de révolte. Il meurt comme l´avait fait Jan Palach sur la place de Prague, juste un an avant la sortie du film, pour s´opposer au régime soviétique. Il meurt, mais entre temps, son nouveau fils voit le jour : peut-être le début d´un monde nouveau.

On ne peut certainement pas reprocher au film de ne pas donner un matériel de réflexion (le lecteur est-il convaincu ?). Mais il faut ajouter qu´il le fait sans jamais nous préparer une réponse, mais au contraire en nous posant des questions. Ce qui ne peut se faire sans un énorme travail esthétique qui nourrit la diégèse, faisant en sorte d´inscrire ce film dans le firmament du cinéma.
Il est impossible de rester indifférents devant ces plans qui réduisent le corps en objet plastique, un point de couleur dans un décor, afin de le restituer à la cruelle réalité de la condition humaine au moment opportun. La mise en scène emprunte et retravaille des idées prises librement à différents cinéastes. On pense à Fellini, et notamment à La Strada, dans la façon de représenter la mélancolie du clown dans l´espace fermé d´un cercle ridiculisant. Mais on y retrouve aussi Sam Peckinpah ou Sergio Leone dans la volonté de faire parler le western du monde contemporain (ce qui passe souvent par une renforcement de la violence).
Et pour finir, on pourrait citer Antonioni et son Zabriskie Point, pour la capacité de filmer l´étendue angoissante du désert afin de la transfigurer (les deux films sont sortis en 1970).

Intéressant aussi de retrouver dans El Topo des embryons de films qui sortiront des années après : en particulier, les incontournables de Kubrick d´après 70. Comment ne pas voir, par exemple dans la scène du colonel, le même dispositif de représentation de la violence mis au point dans Orange Mécanique ? On a l´impression de revoir le même ballet trempé d´une violence démesurée qui heurte la légèreté du plaisir avec laquelle elle est perpétrée, et qui se révèle insupportable à l´écran tant elle est clairement mise en scène en contraste avec la musique qui l´accompagne. On y voit amorcé Full Metal Jacket ou encore Eyes Wide Shut, et on pourrait s´amuser à détecter plusieurs anticipations d´autres films signés par différents réalisateurs. On laissera la tâche à ceux qui prendront le temps pour revoir en salles ce chef-d´oeuvre quelque peu oublié, en espérant les avoir persuadé de la nécessité de s´interroger à nouveau sur la place que El Topo mériterait d´avoir, et qu´il n´occupe pas à plein titre, dans l´histoire du cinéma.

Titre original : El Topo

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Durée : 95 mn


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