Ed Wood

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Tim Burton rend hommage au << plus mauvais cinéaste de l'histoire du cinéma >>.

En 1980, l’ouvrage The Golden Turkey Awards fait d’Edward Wood le pire cinéaste de l’histoire du cinéma. Réaliser un biopic sur le personnage apparaît pour le moins étonnant mais prend tout son sens quand on sait que Tim Burton est derrière ce projet.

Par une nuit d’orage, un travelling avant nous emmène dans une maison isolée. Un cercueil s’ouvre, le narrateur en sort et nous interpelle : « Greetings, my friend. You are interested in the unknown, the mysterious, the unexplainable (…) Can your hearts stand the shocking facts of the true story of Edward D. Wood, Junior? » (« Amis, vous vous intéressez à l’inconnu, au mystère, à l’inexplicable (…) Votre cœur supportera-t-il les effroyables péripéties de la véridique histoire d’Edward D. Wood Junior ? »). À la manière d’Edward aux mains d’argent, Ed Wood débute comme un conte fantastique et on y retrouve l’imagerie de L’Etrange Noël de Mr Jack sorti un an auparavant. Dès cette ouverture, Tim Burton prend des libertés avec les codes du biopic. Il n’a pas pour ambition de raconter la vie d’Edward Wood (Johnny Depp) de manière exhaustive et ne s’en cache pas, réduisant le récit à son existence durant les années 1950. Le film s’ouvre à Hollywood quelques temps avant le tournage de Glen or Glenda (1953) puis terminera après la sortie de Plan 9 from Outer Space (1959). Le choix n’est pas anodin, il s’agit de la période la plus prolifique de la filmographie d’Edward Wood, avec trois longs métrages, Bride of the Monster (1957) s’ajoutant aux deux films sus-cités. C’est donc dans son rapport au cinéma, à la création artistique, et uniquement sous cet angle, que Tim Burton décide d’étudier son sujet.

 

Il passera toujours par le prisme du cinéma d’Ed Wood pour en étudier le personnage, comme nous le montre son traitement d’une des lubies de Wood, son travestissement. Très tôt dans le film le sujet est évoqué. La petite amie de Wood s’étonne de la disparition de son pull angora, le gros plan sur Ed nous laisse supposer qu’il n’y est pas étranger. Mais la véritable révélation vient plus tard et celle-ci est directement liée à la vie d’Edward Wood – cinéaste. Quand il entend qu’un film se prépare sur la vie de Christine Jorgensen, l’histoire d’un homme qui se travesti, il saute sur l’occasion, rencontre le producteur et lui révèle sa pratique. C’est seulement à partir de là que Burton se permet de révéler une anecdote « croustillante » sur la vie d’Edward Wood : son engagement dans la Seconde Guerre mondiale, au front, portant des sous-vêtements féminins sous son uniforme. Les détails biographiques sont bien présents mais sont amenés avec finesse et toujours présentés à travers leur rapport au cinéma. Si médiocre soit-elle, Burton réhabilite d’ores et déjà l’activité créatrice d’Edward Wood en la plaçant au centre de son film. D’une certaine manière, il se concentre sur le cœur du problème : si les films d’Edward Wood sont si mauvais, voyons voir pourquoi, en multipliant les scènes de tournage nous présentant « le pire cinéaste du monde » en action.

Consciencieux, Burton reprend avec précision des scènes des films de Wood pour en reconstituer le supposé tournage. Ces séquences constituent évidemment les moments les plus drôles du film où sans grande surprise la matière filmée prête à rire. Les acteurs sont exécrables et les dialogues – tout comme l’histoire – n’ont aucun sens. Pourtant derrière la caméra, Wood jubile. Chaque scène, si mauvaise soit-elle, est ponctuée du « Cut. That was perfect » du réalisateur. L’optimisme aveugle du cinéaste, son enthousiasme permanent le pousse à ne jamais refaire deux fois la même prise puisqu’à ses yeux, la première est toujours excellente. Burton joue en permanence sur ce ressort comique, le décalage entre l’émerveillement de Wood après chaque prise et la réalité de la qualité de son travail. Cette ébullition créatrice peut surgir à tout moment, même après le tournage, nous ne sommes pas à l’abri de ses folles idées de montage. Ainsi après avoir assisté au tournage d’un monologue de Bela Lugosi (Martin Landau), nous voilà incrédules devant le visionnage de la première mouture du film : Ed y a superposé des images d’un troupeau de bisons. Tim Burton trouve dans ce recourt à l’ellipse un outil très efficace pour appuyer le caractère impulsif des choix de Wood. Dans ce rôle d’illuminé, d’éternel satisfait, Johnny Depp est excellent, réalisant un gros travail sur sa voix et ses mimiques pour donner à son visage cet air ahuri, ébahi de tout, et qui sied si bien au personnage.

Si le potentiel comique du cinéaste est largement exploité, avec Tim Burton le rire n’est jamais vraiment moqueur. Il fait naître une réelle empathie à l’égard de ce personnage, tant sa motivation et son amour du cinéma nous semblent sincères. Quand on lui affirme que Glen or Glenda est le pire film jamais tourné, il répond simplement que le prochain sera meilleur : nous aimerions tant le croire. C’est en cela qu’Ed Wood est un film tragique. Nous suivons le parcours d’un passionné qui met toute son énergie pour réussir, alors même que nous savons pertinemment qu’il n’atteindra jamais le succès escompté. Sa volonté continuelle de faire revivre le passé, le condamne de facto à l’échec futur. Cette démarche se manifeste dans sa collaboration avec Bela Lugosi. L’acteur est vieux, reclus dans un pavillon de banlieue, rejeté par Hollywood, il ne tourne plus. À ses yeux, la raison est claire : « They don’t want the classic horror films anymore. Today, it’s all giant bugs, giant spiders, giant grasshoppers » (« Ils ne veulent plus de films d’horreur classiques. La mode est aux insectes géants, araignées géantes, sauterelles géantes »). Le comte Dracula n’a plus la cote et trouve chez Edward Wood un dernier espoir de reprendre du service. Tim Burton fait clairement de la relation entre les deux hommes le cœur de son film. Ils se ressemblent beaucoup, ils partagent tous deux la même nostalgie du passé, cette recherche perpétuelle d’une certaine magie du cinéma, qu’ils pensent perdue. Burton met en lumière leur complémentarité : lorsque Lugosi est en cure de désintoxication, Wood ne tourne plus. En réalité, ils ont le même rapport pathologique au passé, alors même que leur futur est sombre : Lugosi est mourant, et Wood – nous le savons – ne goûtera jamais à la réussite.

 

De ces ressemblances naît une complicité rapide entre eux, une amitié très touchante, bien palpable à l’écran. À l’instar de Johnny Depp, Martin Landau est impressionnant dans le personnage de Bela Lugosi (Oscar du meilleur acteur dans un second rôle en 1994). Il réussit à capter la détresse et la fragilité de Lugosi en contraste avec la puissance (vocale, physique) qui a jadis fait la force de l’acteur. Cette relation renvoie, sans aucun doute, à l’amitié que Tim Burton, jeune réalisateur, a entretenue avec Vincent Price. Admirateur de l’acteur, Burton intitule son premier court métrage Vincent (1982), puis lui offre l’un de ses derniers rôles dans Edward aux mains d’argent (le nom d’Edward apparaît ici comme un clin d’œil évident à Wood, comme pour lui dire « moi aussi j’ai eu la chance de filmer mon idole »). Plus directement, il faut savoir qu’en cette même année 1994, Tim Burton se voit refuser le financement de Conversations with Vincent, documentaire consacré à l’acteur du Baron of Arizona (Samuel Fuller, 1949). Nul doute qu’il mette dans Ed Wood et dans sa manière de mettre en scène la relation entre Wood et Lugosi toute l’émotion qu’il a pu ressentir aux côtés de Vincent Price en préparant son documentaire. Quelque part, Burton comprend la détresse de ses deux protagonistes principaux puisque sa singularité l’a, lui aussi, mis à l’écart des autres très tôt dans sa carrière. Aux studios Disney, où il entre en 1979, sa conception du dessin est trop éloignée de celle défendue par la firme, Burton y étant un marginal. En 1994, quand son documentaire ne trouve pas de financement, il se trouve dans la même posture que Wood face à Hollywood. On devine alors la raison pour laquelle Ed Wood dresse un portrait si critique de l’industrie hollywoodienne des années 1950, un milieu cynique uniquement motivé par le profit. Lorsque Wood rencontre son producteur, Burton nous fait comprendre que si Bride of the Monster intéresse les studios, c’est bien parce que le thème du danger atomique peut s’avérer vendeur en cette période de peur nucléaire.

 

Ed, de par sa nature et son excentricité, ne peut trouver sa place dans un tel milieu. C’est bien l’idée forte du film : faire de l’échec de Wood un élément autant lié à sa singularité qu’à sa seule médiocrité. Au fil du film, Ed Wood, s’apparente de plus en plus à un hommage rendu au réalisateur le plus décrié de l’histoire. Dans ce sens, Tim Burton va jusqu’à inventer des scènes de sa vie. Il offre ainsi à Wood une rencontre avec Orson Welles, dans un bar, chez Musso. Celui qui peut être considéré comme le plus grand réalisateur américain, rencontre le plus mauvais, situation cocasse. Pourtant Burton a la délicatesse de mettre en avant ce qui rapproche leur cinéma : les problèmes financiers et le diktat des producteurs. Dans le rôle du Deus Ex Machina, Orson Welles donne à Wood la motivation nécessaire pour finir son métrage. C’est au cinéma Pantages, sur Hollywood boulevard, dans une salle bondée et sous les acclamations que Edward Wood présente Plan 9 from Outer Space. Devant les dernières images qu’il a pu tourner de Bela Lugosi, Ed, les larmes aux yeux, se congratule : « This is the one. This is the one I’ll be remembered for ».( « C’est celui là. C’est le film pour lequel on se souviendra de moi »). Cette phrase est d’une ironie tragique : si encore aujourd’hui on se rappelle du film ce n’est certainement pas pour les raisons souhaitées par Ed Wood, Plan 9 from Outer Space étant considéré comme le pire film jamais réalisé. Néanmoins ces propos trouvent également un écho eu égard à la filmographie de Tim Burton car Ed Wood est souvent cité comme son film le plus réussi. Côte à côte, Tim Burton et Edward Wood atteignent ensemble leur apogée, bien que pour Ed ce soit dans la médiocrité. Devant la réussite de cette première, imaginée de toute pièce, on en vient à croire à son succès. À cet instant-là, il le mérite tant.

Titre original : Ed Wood

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Durée : 126 mn


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