« Le tempérament japonais n’est pas porté sur le rationnel » (Yasuzo Masumura)
Yazuso Masumura, cinéaste atypique, iconoclaste et proprement inclassable
Issu en droite ligne de la génération montante d’après-guerre (entendre guerre du Pacifique pour les Japonais) qui devint la « nouvelle vague japonaise » dans les années 60 et 70, Yasuzo Masumura est un cinéaste atypique, transgressif et proprement inclassable. Il semble ne cocher aucune case de ses homologues générationnels: Nagisa Oshima, Shohei Imamura. Son expérience en cinéma se forge définitivement à partir de 1957 au gré d’ une production prolifique (60 films)à l’issue de trois années de formation en Italie où il découvre sa vocation de cinéaste au contact des films de Fellini et Luchino Visconti.
Sous contrat avec la Daiei, major de l’industrie cinématographique japonaise à l’époque flamboyante de Kenji Mizoguchi qui vient tout juste de disparaître, sa production se caractérise essentiellement par une imagination chimérique et fantasque qu’il prête à l’esprit japonais. Selon lui, le tempérament japonais n’est pas porté sur le rationnel et ce penchant versatile irrigue l’entièreté de son oeuvre qui appelle des jugements contradictoires de par l’ ambiguïté qu’elle révèle .
A l’occasion d’un entretien recueilli par les Cahiers du cinéma en 1970, le réalisateur « dissident », volontiers enclin à casser les codes et les tabous, se « met à nu ». Assistant-réalisateur de Kenji Mizoguchi et Kon Ichikawa, on retrouve dans son cinéma non-conformiste les influences de l’un et de l’autre par l’exploration introspective d’un univers féminin et l’émotion esthétique dans une forme d’expressionnisme transgressif et une érotisation exacerbée du corps féminin. C’est à ce titre qu’il est considéré comme un réalisateur emblématique de sa génération.
Des héroïnes sacrificielles et vengeresses érotisées…
« On parle souvent de l’affirmation du moi profond chez la femme en général. C’est très émouvant. Mais il n’y a pas plus effrontée que la femme japonaise dans aucun autre pays au monde qu’au Japon où les femmes sont capables de pousser l’arrogance et la décomplexion à un degré extrême. La personnalité profonde et intime de la femme nipponne s’est affirmée depuis déjà fort longtemps. Ce n’est pas une problématique moderne. » (Yasuzo Masumura)
Enraciné dans le Japon moderne de la mutation économique, Masumura déconstruit à sa manière l’apparente harmonie d’une société japonaise « phallocrate » de la petite-bourgeoisie extrêmement codifiée; symptomatique de l’ère Edo et de l’ère Meiji qui l’a précédé. Il prend délibérément la gente féminine pour sujet de prédilection en lui donnant l’ascendant dans des rôles d’héroïnes tour à tour sacrificielles et vengeresses. Ce faisant, il considère le mâle alpha dominant avec un désintérêt marqué démontant le cliché de virilité nationaliste qui lui colle à la peau. Dans le cinéma de Masumara, la femme est la protagoniste par excellence. Il magnifie sa force vitale par le montage et lève toute inhibition la concernant. L’on pénètre le domaine de l’interdit et du tabou absolu par le biais de l’érotisation des corps dans une démarche naturelle.
« Pour exprimer l’humain ne reste que la femme. En cela, l’érotisme est par-dessus tout un instinct vital éminemment humain car l’homme est pour partie un animal. L’érotisme tel que je le conçois est une qualité inhérente à la créature féminine. A la différence de l’homme qui n’est qu’une ombre, une silhouette, la femme est un être existentiel totalement libre. »
Un esthète de la gente féminine qui laisse libre cours à ses obsessions
« Certains disent qu’un art entre en décadence quand il se fixe, s’emprisonne dans des formes stéréotypées. »(Junichiro Tanizaki)
Masumura tient l’écrivain décadent et licencieux Junichiro Tanazaki pour son maître à penser qu’il va adapter à plusieurs reprises. S’affranchissant des conventions, les deux esthètes provocateurs laissent libre cours à leurs fantasmes obsessionnels pour atteindre à « la véracité des êtres à travers le mensonge ».
Les intrigues se cristallisent autour des fantasmes de rapports sado-masochistes et de perversions. Dans la culture japonaise, la sexualité est marquée du sceau de la cruauté. Jouissance et souffrance vont de pair qui caractérisent ce monde flottant de l’okiyo-e (plaisir). Le mythe féminin se démultiplie et se dédouble en autant de figures sororales. Masumura brave les interdits dans un jeu perpétuel de va-et-vient entre tradition et modernité. Par ailleurs, il montre des protagonistes qui présentent des psychopathologies pour justifier en quelque sorte une mise en scène hors normes. La vertu de l’image réside tout entière dans sa suggestivité.
L’oeuvre florissante de Masumura contribua à éperonner à la fin des années 50 le jeune Nagisa Oshima et ses pairs à la Schochiku afin de reconfigurer radicalement le cinéma traditionnel nationaliste donnant naissance à la « nouvelle vague » japonaise des années 60.
Son esthétisme très particulier vient saper les fondements de la hiérarchie paternaliste du patriarcat japonais. Yasuzo Masumura exprime à l’image la dialectique entre le mal qui réside dans la liberté individuelle, la transformation existentielle et l’animalité du sexe.

La femme de Seisaku (Seisaku no Tsuma/1965): mutiler l’objet de son désir obsessionnel
Pour Masumura, la sexualité est tout à la fois le symbole de liberté sans entraves mais aussi l’acte ultime de rébellion , d’insoumission. Resté inédit depuis 1967, La femme de Seisaku se déroule à la fin de l’ère Meiji qui consacre la période de modernisation accélérée du Japon. Le spectre d’une guerre russo-japonaise plane à l’horizon et le fait d’armes déterminant qui met le feu aux poudres entre les deux pays est l’attaque surprise de l’escadre russe à Port Arthur par les troupes japonaises en 1904.
L’héroïne Okane (Ayako Wako muse du réalisateur), est une sorte de paria provocatrice qui se résout de guerre lasse à abandonner par défi son clan villageois cruel et conformiste pour gagner son indépendance . La reconquête de l’estime d’elle-même passera par un amour avec Seisuke, un samouraï endoctriné, enfant chéri du village pour ses prouesses militaires. Okane comme Seisuke sont jugés inappropriés par l’ entourage familial des deux partis mais les graines du militarisme sont déjà semées. Seuls les actes transgressifs d’amour viendront à bout de l’oppression sociétale persistante. Okane est considérée comme une fille perdue , une femme déchue et entretenue de mauvaise réputation car vendue à 17 ans à un boutiquier négociant, vieux pervers libidineux, qui lui a malgré tout laissé un legs avant de décéder.
La culture collectiviste japonaise crée un assujettissement au groupe communautaire, réminiscence caduque d’une tradition qui a fait long feu et contre laquelle s’insurge le réalisateur. De même le contexte de militarisme écrasant- autre de ses bêtes noires -et d’endoctrinement aveugle à la cause de l’empereur du Japon. L’amour est portraituré de façon outrancière comme une force individualisante qui, par son pouvoir destructeur et autodestructeur, peut conduire à libérer du joug de la tradition.
Par la puissance graphique de ses images, un sentimentalisme exacerbé et la violence extrême du mélodrame, Masumura démontre toute l’ampleur de sa subversion. Il arrache le masque du militarisme japonais avec une rage effrénée dénonçant l’imposture d’un système d’inféodation et son code d’honneur aliénant et inhumain. Une fois déclarés inaptes à la guerre, les militaires ne sont plus utiles à la collectivité villageoise . L’individu est ostracisé, nié, éliminé et exclu du clan. C’est ce qui arrive au valeureux Seisuke, devenu un paria comme sa femme de par l’ infirmité qu’il a contractée sur le front de guerre et celle, imparable , que lui inflige Okane et qui lui vaut la disgrâce du clan militaire et de la communauté villageoise remontés contre lui. L’idéologie proto-militariste lui dicte selon un lavage de cerveau que mourir au service de la nation est l’appel le plus vibrant de l’homme; mais, dans un acte extrême, l’amour obsessionnel d’Okane la conduira à mutiler l’objet de son désir.

La femme du Dr Hanaoka (Hanaoka Seishu notsuma/1967): l’ autopsie d’une rivalité féminine mère-bru sur fond de biopic
A travers cette saga familiale vénéneuse, Masumura interroge le statut des femmes implacablement subordonné à la volonté du paternalisme dans le Japon féodal du shogunat Tokugawa, au tournant du XVIIIéme et du XIXéme siècle. Le scénario signé Kaneto Shindo adapte un roman de Sawako Ariyoshi, surnommée la Simone de Beauvoir nippone, qui prend pour trame dramaturgique la vie du Docteur Hanaoka Seishu, précurseur du premier anesthésiant général 40 ans avant l’éther et le chloroforme avec lequel il opéra de l’ablation d’une tumeur au sein en 1805.
Sous une apparence de biopic, Masumura autopsie la relation de pouvoir et la guerre d’usure des nerfs entre une mère Otsugi (Hideko Takamine) et sa bru Kae (Ayako Wakao), cobayes volontaires embarquées à l’insu de leur plein gré dans les expérimentations du médecin. Subjuguée depuis ses huit ans par la beauté et l’intelligence d’Otsugi qu’elle idolâtre, Kae contracte un mariage arrangé par procuration avec Umpei Seishu Honakoa (Raizo Ichikawa). Au plus fort de leur rivalité, les deux femmes vont s’ enfermer dans une compétition grotesque de surenchère réciproque à qui sera la plus sacrificielle. Le réalisateur se sert du cadre oppressant de cette société féodale cadenassée par un machisme prégnant pour hystériser la relation délétère entre les deux femmes.
Seishu no tsuma est moins le récit initiatique d’une expérience scientifique que celui d’une rivalité domestique née des codes sociaux patriarcaux d’une société féodale archaïque qui dresse une femme contre l’autre dans un jeu de pouvoir visant à sécuriser leur statut social et leur survie.

La bête aveugle (Moju/1969): obsession fétichiste du corps féminin par le toucher tactile
A Tokyo, Michio (Eiji Funakoshi), un sculpteur aveugle aux penchants psychopathes kidnappe Aki (Mako Midori), un mannequin qu’il parvient à séquestrer avec l’aide de sa mère castratrice (Noriko Sengoku). L’esthète est déjà « aveuglé » par ses fantasmes. Il sillonne le pays sous l’apparence d’un masseur itinérant en quête d’une plastique de femme irréprochable pour réaliser la sculpture sensuellement la plus parfaite possible. Le masseur-sculpteur fou veut la sculpter tactilement. Il s’approprie le modèle pour mieux le sublimer.
Insensiblement, le modèle, rétif du départ, tombe sous l’emprise tactile de son kidnappeur. La paire mal assortie entre dans un jeu sadomasochiste bizarre annonciateur de L’empire des sens de Nagisa Oshima (1976) Dans un syndrome de Stockholm, la victime finira par capituler allant même jusqu’à encourager les obsessions sadomasochistes de son bourreau dans un délire grandguignolesque de vampirisme et de cannibalisme. La subjugation au film provient d’un maniérisme visuel à fleur de peau et qui met les nerfs à vif. L’ expérience et l’exploration tactile pourrait faire de ce film un divertissement nombriliste et pourtant il n’en est rien. Inspiré du roman éponyme initiatique de Rampo Edogawa, l’oeuvre emprunte au genre en vogue du pinku-eiga, films érotiques « soft ». Le film ajoute une dimension oedipienne dans le personnage inquiétant de la mère possessive en conflit ouvert avec l’otage.
A l’hypersensitivité terrifiante du protagoniste dérangé vient se greffer une claustrophobie déroutante émanant de l’atelier-hangar aux décors kitsch. Chaque mur du studio est recouvert de renflements biomorphiques, autant d’excroissances qui reproduisent des appendices féminins démesurés : yeux, torses, seins, lèvres, jambes… L’ambiance claustrophobe dénote d’une tension hallucinogène qui voisine avec un hyper-réalisme kitsch. L’érotisme lyrique du début fait place à des relations charnelles qui se terminent en démembrements et mutilations simulées. Le récit surréaliste est mis en abîme. Il se termine comme il a commencé: une femme entravée puis démembrée et réduite à son image sexuée. Aki est une « Vénus de Milo » devenue un « pur » objet de désir par le fait d’avoir été sculptée. Elle est plus que la somme des parties qui la composent.
Par son grotesque revendiqué, La bête aveugle combine et amalgame la marginalisation sociale, l’art, l’objectivation de l’amour, la compétition entre femmes, les perversions, la folie et le suicide ritualisé, la renonciation de la volonté individuelle, produit de la répression sociale à la poursuite d’une utopie et le potentiel à la fois créatif et destructeur de l’être humain. Autant de thèmes récurrents dans la filmographie de Masumura.
Le film est surtout dérangeant par la psychologie des protagonistes qui repoussent les limites de la perversité avant de fusionner dans une symbiose macabre annihilant la distinction entre l’otage et son géôlier selon une exploration de leurs psychés respectives. L’idée fixe de reproduire un corps de femme parfait conduit à la métamorphose tant physiologique que psychologique d’Aki. Par la relation tactile qu’il établit avec son modèle forcé dans ses retranchements, sa proie devient sexuellement insatiable au point que la relation vire au sadomasochisme le plus bestial et transgressif qui soit.

L’ange rouge (Akai Tenshi/1966): aberrations sanglantes de la guerre sino-japonaise et pandémonium hospitalier
L’ange rouge déroute de prime abord par sa crudité viscérale à l’état brut. Le contexte est le plus fort du conflit sino-japonais en 1939. Les atrocités de la guerre dans ce qu’elle exhibe de plus hideux servent de toile de fond. Le propos est sciemment antimilitariste qui part du postulat que la guerre corrompt tout ce qu’elle approche. Les troupes chinoises, mieux équipées et entraînées que leurs homologues japonais, les ont attirées dans une guerre d’usure sur un territoire hostile d’une cruauté inimaginable.
Morceau de bravoure, le film introduit une manière de muse épique en la personne de la jeune infirmière Sakura Nishi (Ayako Wakao). Mobilisée, elle rejoint le corps médical militaire pour soigner « à corps perdu » et non « à son corps défendant » des soldats de l’armée impériale dans un hôpital militaire de campagne de Tientsin. Mais aussi sur des campements de fortune et des antennes hospitalières mobiles au contact direct des troupes japonaises du front. Un manque criant de ressources sur place contraint le personnel hospitalier à un maximum de mutilations et d’amputations de membres nécrosés des blessés chroniques. Transfusions sanguines et anesthésies générales sont l’apanage des officiers. Le démembrement est effectué sans la moindre anesthésie. Certaines amputations occasionnent l’emploi d’une scie rendant le bistouri caduque. A peine revenus meurtris du front, les soldats sont implacablement triés entre ceux qui survivront à une opération chirurgicale de fortune et ceux qui ne seront pas sauvables; posant un cas de conscience au chirurgien en charge, le docteur Okabe (Shinsuke Ashida) assisté de Nishi.
Par l’exposé à la première personne de l’infirmière Nishi dévouée « corps et âme » à cette cause perdue, Masumura nous fait pénétrer dans un « pandémonium » médical où les mutilés sont réduits à une forme d’animalité physiologique et psychologique. Il montre crûment la violence que génère l’abstinence sexuelle de ces hommes infirmes confrontés pathétiquement à leur virilité. Le cinéaste ne « mâche pas ses images » pour faire la démonstration de son antimilitarisme viscéral. Il ne se départit jamais d’une tonalité lugubre accentuée par le réalisme du cinémascope noir et blanc qui s’appesantit sur les aberrations de la guerre.
Sous l’armure du guerrier qui a prêté une allégeance inconditionnelle à l’empereur Hirohito et une violence quasi « anthropophage », sous la cuirasse belligérante, se cache une masculinité faible qui requiert l’affection la plus élémentaire. La fusion intime avec l’infirmière Nishi est l’antidote contre la dévastation de la guerre et la soumission absolutiste des soldats à la cause militaire. Tel est le message sous-jacent que véhicule ce brûlot antimilitariste. On peut imaginer à quel point la couleur aurait saturé l’écran de pourpre révélant l’artifice du « gore ». Ici, le scope noir et blanc du directeur de la photo de Feux dans la plaine & La harpe de Birmanie de Kon Ichikawa sublime l’adaptation que fait Riozo Kaschara du roman humaniste éponyme de Yoriyoshi Arima.

Tatouage (Irezumi 1965): raffinement pervers et sensualité vénéneuse
Le tatouage au Japon est un signe d’appartenance à un groupe social. Autrefois réservé aux prostituées et aux voyous, il devint un code de reconnaissance entre yakuzas. Or, l’araignée au Japon symbolise la prostitution. Ici, le motif arachnéen gravé sur le dos de l’anti-héroïne va révéler sa vraie nature profonde à la geisha qu’elle devient par la force des circonstances. A travers sa victimisation, elle trouve une force vitale significative qui lui permet d’ourdir sa revanche. Le film est tout entier dominé par la trahison et le compromis moral.
Sous l’ère Edo du shogunat Tokugawa, Otsuya (Ayako Wakao) est la fille d’un riche prêteur sur gages. Son amant infortuné et timoré, Shinsuke (Akio Hasegawa) est l’employé de son père qui souhaite un meilleur parti pour sa fille. Afin de tenter d’échapper à l’interdiction, les deux amants s’enfuient. Ils sont recueillis par Gonji (Suga Fujio),un proche, qui tient un tripot. Ce dernier séquestre Otsuya à des fins mercantiles pour la livrer à un tenancier de maison de plaisir où elle sera exploitée sexuellement comme apprentie-geisha (maiko) et livrée aux fantasmes et aux perversions des hommes. Entre-temps et poursceller son destin de courtisane et empêcher son retour à la vraie vie, il fait graver une énorme tarentule sur le dos d’Otsuya par un tatoueur (Gaku Yamamoto) tombé sous le charme de son épiderme virginal, sa peau d’ivoire immaculée. Le grain de peau parfait d’Otsuya excite la perversion du tatoueur. Son aiguille est une métaphore de la pénétration qui grave des tentacules sanglantes tandis que son modèle se tortille de douleur et gémit dans un plaisir orgasmique. Le tatouage et les circonstances vont opérer une transformation sur la geisha devenue Somekichi. Elle se mue en femme fatale vengeresse, sorte de Lady Macbeth avant la lettre….
Yasuzo Masumura ne fait pas mystère de sa misanthropie. Pour lui, les hommes sont ineptes, impuissants et velléitaires. A l’opposé, il juge les femmes compétentes et confiantes à juste titre dans leurs capacités. Douées d’une volonté sans bornes, elles exercent leur pouvoir de manipulation sur la gente masculine.
L’écrivain Junichiro Tanizaki écrit cette nouvelle en 1910. Contrairement à Masumura, il ne s’est pas servi de la figure féminine pour subvertir les hiérarchies sexuelles établies de longue date mais pour révéler la complexité des relations de pouvoir qui sous-tendent le jeu sexuel dans une société répressive. C’est une parenthèse mais le Japon traditionnel comme le Japon moderne ont sublimé le « fétichisme du pied féminin » très prégnant dans la nouvelle de Tanizaki.
Tatouage est une oeuvre fantasmatique et fantasmagorique dans le même temps. Shinsuke est le premier à s’empêtrer dans le réseau soyeux de la toile arachnéenne que tisse Otsuya. Il est son pantin et c’est elle qui tire les fils de leur relation. Otsuya porte sa féminité comme un masque. Lorsqu’elle joue de ce masque, c’est pour mieux duper le mâle. Sa féminité agit comme un leurre dans lequel elle attire les hommes qui désirent la posséder par la force.

Passion (Manji/1964): thriller psychologique, passion lesbienne et mélodrame subversif
Une jeune femme aisée Sonoko (Kyoko Kishida)se confie comme sur le divan d’un psychiatre dans un soliloque vibrant. Flash-back. S’ennuyant ferme dans son couple, elle a entrepris de suivre des cours d’art dans une école privée fréquentée exclusivement par des femmes. Elle y croise Mitsuko (Ayako Wakao) dont la beauté la subjugue. Naît une passion dévorante mais toxique de leur rencontre qui va dégénérer en un carré amoureux infernal entraînant mari et petit ami respectif dans une spirale relationnelle vertigineuse…
Masamura livre ici un thriller psychologique et une comédie de moeurs dans le même temps qui flirtent avec le soap-opéra des plus kitsch. Le triangle amoureux avec le mari de Sonoko devient un quatuor amoureux avec le petit ami de Mitsuko qui se révèle rapidement une redoutable manipulatrice. L’écheveau relationnel vire à l’imbroglio amoureux. Le mélodrame subversif, marque de fabrique du cinéma de Masumura, est raconté comme une confession par Sonoko. L’intrigue devient le reflet biaisé et déviant d’une protagoniste marquée par le destin, éperdue par son irrationnalité.
Kaneto Shindo, scénariste, adapte à nouveau Junichiro Tanizaki. Quintessence de la femme fatale à l’écran, Ayako Wakao dévoile une nouvelle facette de son talent protéiforme. Masumura recule les frontières de la provocation en réalisant un film sur une passion lesbienne; ce qui pour l’époque est un pied de nez revendiqué aux conventions. Or le « fait lesbien » est occulté encore de nos jours au Japon comme si c’était laissé à la discrétion de la sexualité de chacune dans l’alcôve. Avant 1970, l’occidentalisation du pays était à son comble et l’on est en droit de présumer qu’ un vent de modernisation a pu bouleverser les conventions sociales jugées archaïques. Les « coming out » ne sont pas une pratique courante au pays du soleil levant et par ailleurs, on parle d’homosexualités féminines au pluriel tant ces pratiques sont hétérogènes.
Ce cycle Yasuzo Masumura est actuellement distribué en salles dans de nouvelles versions restaurées 4K par The Jokers.
NDLR: Cet article a été dûment documenté et élaboré par un chroniqueur sans l’assistance de l’IA ni d’un quelconque algorithme.
*Les propos en italiques attribués à Yasuzo Masumura ont été traduits de l’anglais par nos soins.




