Cycle Mani Kaul, cinéaste féministe de l’errance et du voyage intérieur

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Le cinéma de Mani Kaul dépeint subtilement la manière dont la société indienne traite ses femmes. On peut qualifier ses films d’art et essai tant ils se démarquent de la production commerciale et sont novateurs par leur forme originale. Avec une âpreté et une acuité douloureuses, le réalisateur hindi décline le thème récurrent de la femme indienne délaissée qui subit le joug du patriarcat avec un stoïcisme défiant les lois de la nature humaine. Un mini-cycle à découvrir de toute urgence en salles en versions restaurées 4K.

Une cartographie de paysages naturels et humains

Comme autant de poèmes visuels lyriques, le cinéma de Mani Kaul est une projection de paysages humains et naturels et une immersion dans des images oniriques de femmes en rupture de ban exprimant des frustrations ou
des insatisfactions. C’est un cinéma de l’errance et du voyage intérieur en butte à une société archaïque pétrie
de traditions patriarcales sclérosantes. C’est du moins l’impression dérangeante que le prisme de nos valeurs occidentales nous renvoie à première lecture. Mani Kaul comme Mrinal Sen dans un registre voisin sont les figures de proue pionnières du courant avant-gardiste de la nouvelle vague du cinéma indien.

Le mouvement du nouveau cinéma indien comme il s’intitule voit le jour fin des années 60, début des années 70. S’inspirant de la nouvelle vague française, du cinéma novo brésilien et des nouvelles vagues issues de tous les coins du monde, cette mouvance cinématographique alternative entend rompre radicalement avec les canons du cinéma conventionnel initié par l’industrie bollywoodienne et axée sur des divertissements standardisés offrant un spectacle
complet qui mixent danses, chants et tragédie dramatique.

Dans ce contexte qui aspire à un cinéma plus ambitieux, plus mature pourrait-on dire, les films de Mani Kaul ont
une vocation esthétique et cinématique. Ce sont des œuvres d’art et essai qui s’éloignent des créneaux de distribution classiques n’étant pas destinés à un public large même s’il ne s’agit pas de restreindre leur diffusion
pour autant.

Non-fiction documentaire

Mani Kaul est à sa manière un expérimentateur de formes nouvelles. Il revisite de fond en comble la grammaire syntaxique du cinéma classique dont il veut se démarquer pour créer ce qu’il appelle une “non-fiction” qui ne soit plus subordonnée à une narration linéaire. Néanmoins, Kaul a retenu la leçon de ses débuts comme cinéaste documentariste et ses longs-métrages sont enracinés culturellement et territorialement dans la friche rurale agreste des régions reculées du Punjab ou du Rajasthan.

Sortir des normes conventionnelles de composition héritées de la Renaissance, c’est ainsi que Mani Kaul théorise le processus créatif qui définit son art qu’il rapproche de la peinture par son côté graphique et l’usage redondant d’images arrêtées.

Kaul explique qu’en introduisant le gros plan comme figure de rhétorique et donc de style dans la continuité, David Wark Griffith a accompli une manière de révolution copernicienne ; créant un hiatus visuel et transgressant les codes normatifs dans un rapport à la lecture univoque de la narration de l’époque. En effet, le récit diégétique n’avait jusque-là recours qu’au plan moyen et au plan d’ensemble.

A la manière d’un peintre sublimant son modèle, Mani Kaul stylise personnages,objets, arbres et nature…

Fort de cet enseignement, Mani Kaul crée de toutes pièces un espace émotionnel qui lui est propre où les distances forgent les liens dans une élongation du temps. Comme un peintre idéalisant son modèle, il stylise les acteurs mais aussi les objets, les arbres et la nature. Ce faisant, il imprime un mouvement perpétuel à la caméra et poétise la réalité.

Mani Kaul est d’abord un documentariste qui a beaucoup appris de son maître Ritwik Ghatak, cinéaste, dramaturge, critique et écrivain bengali de renom qui a forgé en lui cette revendication d’un cinéma anticonformiste dicté par l’expérimentation esthétique.

Comme il le formalise dans ses interviews ou conférences, le cinéma selon Mani Kaul n’est pas un médium visuel mais un médium temporel. Hors des sentiers battus, il imprime un rythme et une temporalité à ses films qui lui sont particuliers.

 


Husky roti (son pain quotidien/1969)

Husky roti est le portrait des opprimés de ce monde, ceux condamnés d’avance par leur pauvreté endémique et le patriarcat d’une vie de néant autoritaire.

Dans ce premier opus où le cinéaste bengali esquisse les prémisses du dispositif formel de son cinéma, c’est le rituel de l’attente qu’il montre à l’œuvre. Garima (Sume Bolo), jeune femme soumise et dévouée à son mari de confession sikh, un chauffeur de car, et porteuse d’ une miche de pain qu’elle confectionne et pétrie elle-même quotidiennement, attend patiemment son passage tous les jours à heure fixe en bordure de l’autoroute après un périple harassant à travers champs. Quelles sont les motivations du mari à son égard ? Kaul opte pour un réalisme rugueux et sans ornements dans un noir et blanc cru qui s’attarde sur la texture du tissu du voile ou du sari de la femme aimante et sur ses gestes répétitifs appliqués à des tâches ménagères. Le mari de cette femme servilement dévouée nous est présenté comme un goujat uniquement occupé à jouer aux cartes ou à la fréquentation d’une maîtresse en dehors de ses heures de service. L’est-il vraiment où s’agit-il d’un fantasme hallucinatoire de la femme qui s’expose à l’attendre parfois indéfiniment.

Les maux d’un patriarcat autoritaire sont mis à nu, exposant des vies frustres et sans apprêts dans le plus grand dénuement de ces ruraux confrontés à un confort de spartiate dans la campagne empoussiérée du Pundjab. Mani Kaul déconstruit scrupuleusement bien qu’embryonnairement cette histoire d’amour à sens unique qui interpose deux temporalités. Celle faussement bucolique de la femme qui n’en finit pas d’attendre et celle contrariée de la même femme que cette attente usante force à halluciner.

Ce film inaugural est en tous points symptomatique du cinéma expérimental de Mani Kaul. Ce dernier multiplie les fragmentations, les segmentations qui sont le commun dénominateur et la marque de fabrique de ses films. A l’exemple du réalisme distancié d’un Robert Bresson, il filme des parties de corps qui dissimulent les émotions et toute la gestuelle fonctionnelle qui caractérise cette femme courage s’appliquant à malaxer la pâte à pain qu’elle destine à son homme dusse-t-elle parcourir des kilomètres pour accomplir ce devoir conjugal de livraison. Des bribes de conversations sont échangées dans une trivialité de convenance et d’une voix atonale sans expression comme dans les films de Bresson. Les motivations des personnages sont allusives et élusives pour le moins et l’intrigue est proprement indiscernable et comme en suspension entre espace, temps et conscience écartelée de l’héroïne.

 


L’influence bressonnienne est palpable : le montage décalé des plans oblitère l’action pour s’intéresser à la réaction. De même, le scénario est volontairement distendu et dédramatisé. Les répliques sont davantage des tirades que les acteurs délivrent laconiquement et de façon sciemment inexpressive. Aussi, la gestuelle magnifie la figure centrale de la femme en souffrance. Mani Kaul multiplie les faux raccords, ces hiatus temporels entre le moment où l’action a lieu ou du moins le constat que le monologue en fait comme pour élonguer le temps présent de cette même action toujours repoussée.

 

Duvidha (Le dilemme/1973)

Premier film en couleurs de Mani Kaul, Duvidha s’inspire librement d’un conte populaire fantastique du rajasthan.
Il s’agit de la modernisation d’une histoire de fantôme appréhendée dans un sens non-conventionnel : un jeune marié est brusquement amené à quitter temporairement sa femme pour son travail de commercial qui l’accapare
plus que de nature sans qu’il puisse y déroger. En son absence prolongée de deux ans, un fantôme apparaît qui est son double et féconde la femme délaissée. Sur ces entrefaites, le mari revient sans se douter de rien.

 

 

 

L’action s’éternise dans une ancienne bâtisse de fortune blanchie à la chaux. La jeune femme dupée par le
double y est comme séquestrée en cage. Son corps est enveloppé dans un sari qui lui couvre la tête en
permanence. Sans qu’on puisse de prime abord les départager à l’écran, le double est confronté au véritable mari afin de faire la part du vrai et du faux. Avec ce film audacieux, Mani Kaul façonne une œuvre impérissable au panthéon du cinéma indien.

Antithèse du cinéma bollywoodien , son attirail et ses atours grotesquement affriolants, les films de Mani Kaul refusent tous les artifices de narration du cinéma classique. Pour autant, l’attraction est ailleurs : dans ces mouvements gracieux de tissus dont on devine la texture et ces gestes ancestraux, ces visages en profils perdus qui refusent la frontalité byzantine, ces paysages naturels souvent arides mais sublimés par des mouvements d’appareil ondulants et serpentins, toute une esthétique visuelle incomparable qui met à nu l’émotion pure.

Le cycle Mani Kaul est distribué par E.D.Distribution. Outre les films développés dans notre texte analytique figurent : Un jour avant la saison des pluies 1971 et Nazar 1991.

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