Cosmopolis

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Cronenberg est capable du meilleur quand il s’oublie un peu au profit de son film. Pas de bol, ici il nous refait son poseur et accouche logiquement d’un pensum démonstratif et creux, traversé rarement par de belles traces de vie.

Comme il semble loin le temps où Cronenberg faisait effectivement des films neufs et stimulants, aptes à bousculer et ravir le spectateur en lui offrant de quoi frotter du sel sur des plaies dont il n’avait souvent même pas encore conscience. Bien entendu la vie était moins rose alors, notamment du point de vue critique. Traité à tours de bras de pornographe, de dégénéré ou d’analphabète cinématographique (relire les critiques d’époque de Videodrome et mourir de rire en les comparant avec celles plus récentes, du même film et dans les mêmes journaux), le monsieur faisait son beurre (et ses bons films) du côté de la « sous-culture » et des amateurs déviants de video nasties. Mais voilà ! David est un garçon instruit et intelligent, ce qui en soi est très bien ; le problème c’est qu’il en est un peu trop conscient pour le bien de ses films. C’est qu’il veut qu’on le sache aussi bien que lui, qu’il est instruit et intelligent. D’où une bonne moitié de carrière vouée à la pose intellectualiste de festivalier, où frayer avec la Grunberg connection lui permet certes de mousser plus que précédemment (encore que), mais avec des bulles nettement moins chatoyantes.

En bref, il y a eu le Cronenberg qui se souciait d’être un cinéaste intelligent plutôt que de se contenter de se donner à voir comme tel, et ce jusqu’à Naked Lunch. Depuis, combien de Crash, d’Existenz ou de Spider, à la fois abscons, inutiles et arrogants, ou Cronenberg ne fait que redire en moins percutant ce qu’il exposait par avant avec brio ? Pourtant on a cru à un retour vers quelque chose de plus incarné, avec History of Violence et Eastern Promises qui étaient clairement d’un autre tonneau… Et voici Cosmopolis qui confirme, après un Dangerous Method déjà bien masturbatoire, le retour à la tendance canno-berlino-vénitienne de l’ex-auteur de Scanners.

Or donc, on suit ici Eric Packer, jeune magnat de la finance, qui part dans sa limousine/tank/bureau/tour d’ivoire se faire couper les cheveux à l’autre extrémité de New York. Ce faisant, il se désintègre progressivement au fil d’évènements boursiers et de tensions sociales diverses qui ont lieu autour de lui, tout en discutant avec toutes sortes de courtisans de sa perte de repères, et alors qu’une menace sur sa vie flotte dans l’air.

On le voit, Cosmopolis reprend un certain nombre de motifs qui irriguent la filmo de son auteur : mutations, secte étrange (ils balancent des rats sur les gens), intrigues corporate complexes et floues, menaces autour du corps et de ses intérieurs, dégénérescence et interpénétration du psychique et du physique. La question n’est pourtant pas de compter les lignes de forces, mais de se demander ce qu’elles servent.

Le mode opératoire du film, qui cause une irritation si patente, est de fait très similaire à celui qui préside aux autres métrages de ce « cycle mondain » de Cronenberg : devant l’opportunité de servir le récit (c’est-à-dire de raconter l’histoire), fuir et se contenter d’expliquer in extenso la note d’intention, assortie de l’ensemble de ses notes bibliographiques. C’est bien, ça fait sérieux, et les cultureux adorent les bateleurs qui flattent leurs références, d’où des plébiscites critiques qui ne se font plus attendre vingt ans (à l’inverse, encore, des cas de Videodrome, Shivers, the Brood, etc.). Sauf que pendant de temps-là, le film en lui-même ne parvient pas à exister. En toute logique, il n’y a donc pas grand-chose à dire de la majeure partie du récit, qui prend place dans la limousine et à ses abords, et où Eric Packer rencontre divers autres personnages avec qui il devise de la vie la mort et – littéralement – la coiffure. Une alternance de séquences parfaitement désincarnées, où les personnages se balancent des références universitaires d’un air détaché pour la gouverne du spectateur, dans une mise en scène parfois si abdiquante qu’elle en devient imbitable. Il faut voir les champs/contrechamps des scènes de resto, avec leurs cadres dégueulasses et leurs gros plans de visages au grand-angle, pour s’en convaincre. Le reste est fort proche d’un Existenz en termes de rendu, de scènes de cul mécaniques et artificielles et de pignole universitaire à la connaissance strictement théorique. Quant aux dialogues monocordes, ils rappellent les Godard des années 80 (ce n’est pas un compliment), avec mention spéciale aux conversations avec l’épouse dans divers restos. On ne peut pas se sortir de l’idée les probables grattages de têtes de snobinards très contents de voir Robert Pattinson subir un toucher rectal ou Juliette Binoche se rouler par terre (quelle subversion ! Il y a même du full frontal à un moment, c’est bien le signe qu’on est dans un film intelligent, non?), et encore plus heureux de se faire tripoter le neurone à citations savantes toutes les trois minutes, tant cette loooooooongue heure dix de métrage ne fait qu’en appeler ostentatoirement auxdits squatteurs de cocktails, dans un découpage qui confine souvent à de la radio filmée. Même quelques images fortes (émeutes, confrontation physiques, rats), situées à l’extérieur de la voiture, proclament tant leur prétendue subversion qu’elles se diluent d’elles-mêmes dans un ridicule cotonneux. Par exemple, on mettra au défi le spectateur de remarquer le type qui s’immole par le feu avant que le fait soit commenté d’un ton égal par les androïdes assis dans les sièges en cuir, entre deux considération sur la poire et le fromage.

Dans le contexte économique et social actuel, placé sous le signe double de la courbe de Laffer et du Fort Chabrol, Cosmopolis semble à première vue pertinent. Pourtant il apparaît affreusement daté, en premier lieu parce que l’analyse arrive un peu tard pour être intéressante (le roman est sorti en 2003, soit juste à temps pour taper dans le mille, lui), mais surtout parce que l’ensemble de ses thèmes à déjà été traité par Cronenberg dans ses films précédents, et avec suivant les cas plus de fraîcheur ou une finesse d’analyse supérieure : la sexualité maladive (Shivers, Rage, etc. ), les flux virtualisés d’information (Scanners), la peur de voir le corps et/ou la technologie se retourner contre soi (The Fly, Dead Zone), les guerres souterraines de corporations occultes (Videodrome, Naked Lunch), l’isolement de l’individu dans ses propres aspirations (The Brood), etc. . On pourrait néanmoins voir dans la construction même du film l’autoanalyse que fait peut-être le cinéaste, lorsqu’il nous montre justement un homme qui a tout obtenu sauf ce qui l’intéresse, au prix de son âme, et qui est tellement perdu dans le ciel des idées qu’il est réduit à regarder de loin la vraie vie sans pouvoir la fouailler comme autrefois. Est-ce lui-même qu’il dépeint dans cet homme respecté mais bien moins que vivant, sans prise sur un monde qu’il est sensé tenir dans sa main, et qui finit par devenir incompétent dans le domaine même qui a fait sa renommée (« Je n’ai pas anticipé le Yuan ») ? Le troisième acte le laisse penser, avec pour effet un petit espoir quant à la lucidité du jeune loup aux dents longues devenu rentier à dentier.

Car le film décolle lors de son dernier acte, alors qu’on ne l’attendait plus. (ATTENTION SPOILER) Successivement, Packer y perd son épouse, puis sa superbe via l’intervention d’un entarteur, se sépare de son garde du corps, renoue avec le vrai monde en partageant les souvenirs prolétariens de son chauffeur et de son coiffeur et vieil ami, lors d’une séquence qui semble faire directement écho avec ses plus récents « écarts de conduite », ces retours dans le monde des vivants qu’étaient ses deux premières collaborations avec Viggo Mortensen. Accessoirement, il obtient une arme, abandonne la limousine et affronte sa Nemesis. Il n’est pas interdit d’y voir un voeu pieux de la part de Cronenberg, peut-être même un aveu ou un choix philosophique. Quoi qu’il en soit, cette dernière partie ne suffit pas à sauver le film, mais constitue un court métrage magnifique, tendu de lyrisme et de sauvagerie, et qui retrouve la majesté et le trouble des meilleures séquences de Videodrome et de Naked Lunch. Et si Pattinson y est émouvant (saluons l’exploit), c’est Paul Giamatti qui y règne, maladif, désespéré, au charisme bouffant l’écran jusque dans les bords du cadre. Il tient toute la séquence finale sur ses épaules, en soliloque virtuose, dans un dispositif théâtral qui lui sied magnifiquement. Et malgré tout ce qui précède, Cosmopolis est in extremis un film à avoir vu, rien que pour cette explosion de vie sale et souffreteuse qui en sort à son corps défendant. En espérant un nouveau sursaut prochain de Cronenberg loin des salons ouatés des quartiers cossus. C’est dans les ruelles dégueulasses et les bâtiments insalubres qu’il s’épanouit.

Titre original : Cosmopolis

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Durée : 108 mn


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