Chez les heureux du monde

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Le sommet de la veine féministe de Terence Davies.

Edith Wharton a été peu servie par le septième art puisque les adaptations s’y limitent à deux (il existe aussi une version muette disparue de Chez les heureux du monde par Albert Capellani, on en trouve un peu plus en se tournant vers la télévision) avec Le Temps de l’innocence de Martin Scorsese (1993) et donc Chez les heureux du monde de Terence Davies (2000). The House of Mirth (1905) est le premier roman majeur d’Edith Wharton dont l’existence doit beaucoup à Henry James, grand ami et mentor de cette dernière. Edith Wharton, qui passa son enfance en Europe y développa une certaine liberté d’esprit et de pensée qui éveillèrent son sens critique lorsqu’elle revint à la société guindée new yorkaise dont tout le vide s’exposa à elle au grand jour. Malheureuse en mariage, c’est d’abord sa grande culture qui la poussera à l’écriture avec son premier ouvrage The Decoration of the Houses (1897), avec l’architecte Ogden Codman, ou plus tard le roman historique The Valley of Decision (1945) se déroulant dans l’Italie du XVIIIe siècle. Si ces premiers essais développent son sens de la description et de l’ornement (d’une importance cruciale dans la psychologie de ses personnages) son ami Henry James lui reprochera l’abstraction de ses écrits détachés du réel et lui recommandera de mettre son évident talent littéraire dans une vision des éléments qui l’entoure. Et que connaît-elle le mieux si ce n’est cette aristocratie new yorkaise hypocrite qu’elle exècre ? Le résultat de ses nouvelles résolutions sera donc The House of Mirth, tragique et féroce vision de ce milieu. Terence Davies délivre une remarquable adaptation, très fidèle et aux choix audacieux. L’histoire dépeint le terrible destin de Lily Bart (Gillian Anderson), beauté, objet de convoitise et de jalousie de cette bourgeoisie new yorkaise.

 

 

Le personnage est déchiré entre des aspirations personnelles plus nobles et la soumission à l’étiquette et au train de vie frivole de son milieu. C’est son absence de choix constant qui causera sa perte. D’un côté amoureuse du modeste Lawrence Selden, seul avec qui elle peut être elle-même et l’ouvrant à un monde plus vrai et authentique. De l’autre les belles robes, les fêtes somptueuses, les sorties à l’opéra et les séjours à la campagne, signes extérieurs d’une richesse qu’elle n’a pas et auxquels elle ne peut renoncer. Lily fera ainsi tous les mauvais choix, s’aliénant l’amour de Selden comme la reconnaissance de ses pairs. Trop hautaine pour totalement céder à Selden et trop consciente pour céder aux comportements odieux qui faciliterait son ascension (l’épisode des lettres compromettante de Bertha Dorset), Lily est un personnage condamné. Gillian Anderson est absolument admirable en Lily Bart, l’allure gracieuse et séductrice ravageuse (la première apparition où se dévoile sa silhouette dans l’ombre est splendide) dont la tranquille assurance dissimule un être profondément angoissé. L’actrice bouleverse ainsi lorsqu’elle tombe le masque pour s’abandonner fragile et tremblante dans les bras de Selden, et sa déchéance progressive n’en sera que plus désarmante lorsqu’elle ne pourra plus trouver la force à garder ce maintien face aux épreuves.

Terence Davies rend son film presque plus pessimiste que le déjà très sombre roman par ses changements. Le réalisateur fait ainsi disparaître le personnage de Gerty Farrish, cousine humble et travailleuse de Lily Bart qui offre le miroir d’une autre existence possible pour l’héroïne si elle renonçait à ses futilités. Davies dans son script mêle certains aspects du personnage à la nettement moins avenante Grace Stepney (Jhodi May) tel que la rivalité amoureuse autour de Selden et celle pour les faveurs de la Tante Peniston. Par ce choix, Davies ne donne plus d’échappatoire possible à Lily dont le funeste destin est tracé et surtout renforce l’impossibilité de toute amitié réelle et de relation sincère dans ce cadre où tout rapprochement est calculé, où tout service doit recevoir sa « récompense » (Dan Aykroyd horrible Gus Trenor). Les autres changements vont dans ce sens et ne donne plus aucun répit à Lily tel ce moment de réconfort dans les dernières pages du livre où elle croise une ancienne connaissance et son bébé.

 

Davies instaure un style feutré et faussement neutre qui s’il ne délaisse pas le côté chatoyant du film en costume s’avère profondément étouffant. On devine plus que l’on aperçoit les demeures luxueuses traversées, la scène de l’opéra s’attarde plus sur les regards s’épiant entre les loges que le décor en lui-même et les beautés du voyage en Europe reste en arrière-plan pour mieux illustrer les manipulations de Bertha Dorset (Laura Linney perfide à souhait).C’est une véritable chape de plomb du paraître qui s’abat ainsi sur l’ensemble du film où une fois la réputation faite le piège se referme inéluctablement. Un dialogue brillant entre Lily et Bertha Dorset souligne ce qui les différencie : l’une mène une vraie existence dissolue mais à le statut et les moyens d’étouffer des travers connus de tous quand Lily finalement trop « pure » perdra tout par ce que l’on suppose faussement d’elle mais ne pouvant se défendre à armes égales. Le jugement moral s’arrête ainsi à l’aune de la richesse du coupable. Tous ses aspects sont brillamment mis en place par Davies qui a parfaitement saisi l’essence du roman. Dès lors on pardonnera les quelques faiblesses, notamment au casting avec un Eric Stolz un peu fade face à la droiture qu’on ressent à lecture pour Lawrence Selden. Les entrevues avec Lily Bart tiennent donc grandement à l’émotion véhiculée par Gillian Anderson (qui aurait dû définitivement se détacher de X-Files et faire une belle carrière après ce rôle dommage) notamment la dernière déchirante. Une nouvelle grande réussite.

Titre original : The House of Mirth

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Durée : 140 mn


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