Sur fond d´une Amérique figée dans ses représentations sociales, Mankiewicz dresse le portrait de trois femmes fortes tiraillées par le doute. L´occasion de déconstruire avec dérision le rêve américain, en virtuose évidemment…
Chaînes conjugales ressort en salles en version restaurée et porte en lui une évidence : celle de sa modernité. Sans doute ce retour constitue-t-il quelque part involontairement un pied de nez au spectre actuel de la trumpisation de nos sociétés. À sa sortie en 1949, Joseph L. Mankiewicz sous-estimait certainement l’intemporalité de cette radiographie lubitschienne des mœurs et de la morale d’une époque. Alors peu frileuse devant le ton corrosif du film, l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences lui attribuait l’Oscar du meilleur réalisateur et l’Oscar du meilleur scénario adapté. Une gageure, tant Chaînes conjugales incarne aujourd’hui en une prescience sidérante le crépuscule de l’American way of life et de son phallocentrisme exacerbé. À la faveur de la vision mentale d’Addie Ross, narratrice dont l’absence physique constitue le MacGuffin du film, le spectateur pénètre depuis un train une petite ville près de New York avant d’échouer dans un quartier résidentiel bourgeois propret. C’est au sein de ce microcosme affecté et venimeux qu’évoluent les trois protagonistes clés. À la manière de L’Ombre d’un doute (Alfred Hitchcock, 1943) et plus tard de Blue Velvet (David Lynch, 1986), les apparences font figure de leurre et cette atmosphère idyllique dissimule une réalité moins flatteuse, bien qu’il ne soit pas ici question de meurtre à proprement parler. Difficile de ne pas remarquer ne serait-ce que d’un point de vue narratif l’influence aussi qu’exercera Chaînes conjugales sur la série Desperate Housewives (2004).
Avatars d’une société hétéronormée
C’est en se penchant sur les destins de trois femmes aux trajectoires mêlées – Déborah, Rita et Lora Mae -, que Mankiewicz initie sa diatribe. Un beau matin, alors qu’elles s’apprêtent à embarquer sur un bateau pour accompagner les enfants d’un orphelinat dans le cadre d’un pique-nique de charité, les trois épouses reçoivent une missive mystérieuse d’Addie Ross – présence intangible et modèle féminin inatteignable dont la caméra ne dévoile tout du long que la silhouette envoutante. Dans sa lettre, leur amie les informe de son départ définitif de la ville… avec l’un de leurs maris. Reste désormais à savoir lequel. Quoi de mieux en effet pour le cinéaste que la servitude du mariage pour ausculter le monstre qu’est devenue à ses yeux l’Amérique ? Un champ-contrechamp voit les trois camarades pétrifiées par la nouvelle considérer avec désespoir la cabine téléphonique publique adjacente, qui s’éloigne d’elles à mesure que le bateau les emporte. Bientôt, l’édicule se mue par fondu-enchaîné en navire à vapeur prisonnier des eaux – élégante manière d’allégoriser l’incommunicabilité à l’œuvre dans les couples. Au gré de la journée que passent ensemble les trois femmes, Mankiewicz déroule pour chacune d’elles un flash-back prenant la forme d’une épreuve, dont l’ancrage au présent se trouve être le pique-nique en marge de leur promenade en bateau. Cette structure – moyen ici de passer au crible un certain asservissement dans l’engagement matrimonial, mais aussi de dresser le portrait sans concession d’une société minée par l’argent et le carriérisme – préfigure les dispositifs de Eve (1950) et La Comtesse aux pieds nus (1954). À l’image de Lubitsch, la sophistication des dialogues n’a sans surprise d’égal lors de chaque échappée mentale que la précision du cadrage et le raffinement des décors – l’audace des figurations psychologiques étant la marque de fabrique du réalisateur. Si Déborah se remémore dans son errance psychique l’apprentissage délicat des us et coutumes de la classe sociale tant vénérée de son époux – en substance savoir comment s’habiller après avoir abandonné l’uniforme militaire de la Navy -, Rita ressasse la difficulté de concilier son ambition professionnelle à la radio tout en préservant son mari, intellectuel peu porté sur l’arrivisme. "Nous faisons partie du prolétariat dans le pays le plus riche du monde", ne pourra-t-il cependant s’empêcher de lâcher, amer, en évoquant sa profession d’enseignant. Tandis que Lora Mae retrace mentalement son désir d’échapper au soupçon de vénalité après avoir obtenu le mariage par stratégie sexuelle avec un riche entrepreneur.
L’Attente des femmes
Mankiewicz ne cherche évidemment pas à faire le procès de ces femmes jadis en quête d’élévation sociale, mais montre au contraire comment la pression sociale et le sexisme inhérents à l’ordre du monde ont contribué à les placer dans cette situation, par fatalité. Au fantasme de la responsabilité individuelle, le cinéaste substitue une tyrannie systémique. Plus que les chaînes conjugales – symptôme parmi d’autres de la bienséance -, la marche du monde elle-même finit par priver les trois héroïnes de leurs libertés. Ingmar Bergman, sur un plan plus libidinal avec son film L’Attente des femmes (1952), aura su peu après prendre la mesure d’une telle réflexion. Il serait cependant trompeur de ne percevoir qu’une simple condamnation de la phallocratie galopante dans Chaînes conjugales. Car les trois époux, même protégés par le paravent d’une société machiste, endossent eux aussi une certaine fragilité et donc une innocence. Par-delà les doutes pathétiques de Porter, homme inculte mais brillant en affaires, par-delà la réussite sociale du terne Brad, c’est le vertige ressenti par le progressiste George face aux maux contemporains, qui résonne le plus. Le personnage a ces mots cinglants en écoutant la supérieure de sa femme pendant un dîner se délecter – lubrique malgré elle – à l’idée que la radio "pénètre l’auditeur jusqu’à saturation" : "L’objectif de ces émissions est de prouver aux masses qu’un déodorant apporte le bonheur et qu’un laxatif rend romantique. (…) Cessez de penser et vous serez riches". Sans toutefois annoncer les théories de Marshall McLuhan sur les médias, la tirade prononcée par le délicat Kirk Douglas témoigne d’une étrange intuition. Cette ironie que manifeste Mankiewicz à la fois à l’égard des faux-semblants de la société et de sa fallacieuse modernité rend Chaînes conjugales d’autant plus exaltant. Même si chacune des protagonistes, malgré les sinuosités de leur mariage, réussissent à garder le cap – l’ours Porter et Lora Mae la femme fatale en seraient presque touchants -, une seule en définitive finit par gagner sa liberté : l’imperceptible et immanente Addie Ross, dont la solitude préserve l’émancipation – voir la scène finale du verre brisé. En cela, Chaînes conjugales, paré de l’élégance de Eve et de la sensibilité de L’Aventure de Mme Muir (1947), est peut-être l’un des films les plus tragiques du grand Joseph L. Mankiewicz – à défaut de symboliser son œuvre la plus célèbre.