Camille Claudel 1915

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Regarde Juliette pleurer… Et Camille se débattre dans les stéréotypes qui lui collent à la peau.

À la sortie de Camille Claudel 1915, on n’est pas sûr de bien comprendre l’intérêt que Bruno Dumont a porté à la sculptrice française (1864-1943), malheureusement plus connue pour avoir été l’élève et surtout la maîtresse de Rodin et pour avoir été internée les trente dernières années de sa vie que pour son œuvre. À la différence du film d’Isabelle Adjani, pardon de Bruno Nuytten de 1988, hagiographie classique de la vie de l’artiste, Dumont centre son récit sur quelques jours de l’année 1915 où Camille, internée depuis deux ans déjà, attend la visite de son frère, Paul Claudel. Pourquoi aller chercher une artiste, si ce n’est pour montrer son travail ou la montrer au travail ? Internée, Claudel cesse toute activité artistique ; c’est à peine si on discerne au détour d’un plan une lettre ornée d’entrelacs, qu’elle n’écrira d’ailleurs pas, ou si on la voit sommairement modeler de la main la terre qu’elle vient de ramasser avant de s’en dessaisir violemment – une des belles scènes du film. Passé le poncif de l’artiste détruite par son propre génie – et les scènes lourdement verbeuses avec Paul Claudel -, on se demande bien ce que Dumont a (et cherche) à filmer. Évoquant le film, outre la volonté d’une collaboration avec Juliette Binoche (quasi à l’origine du projet puisque c’est elle qui fit part à Dumont de son désir de travailler avec lui), le réalisateur insiste sur l’envie de filmer la solitude d’une femme et le désœuvrement. Quoi de mieux en effet qu’une internée rejetant ce qui faisait alors son quotidien.

L’essentiel consiste donc en l’observation de ce petit théâtre – qui s’il a beau être savamment orchestré n’en reste pas moins théâtral sans que cela ne soit une volonté manifeste de l’auteur (on est loin de Resnais) – sclérosé. Un numéro d’actrice nommable et primable à l’avance : silences, cris et larmes se succèdent ; le visage plein cadre, regard caméra, Binoche fatiguée, défaite, nous surimpose la douleur. Mais le film manque curieusement d’incarnation, de chair. À défaut de sincérité, on ne voit que de la technique qui n’est ni transcendée par la caméra, ni par ce qu’elle filme. Au contraire, Camille Claudel 1915 se voit piégé par son dispositif : faisant tourner de vraies infirmières et de vrais patients d’instituts psychiatriques, Dumont sème un trouble nocif pour le film. La confrontation directe à la démence a quelque chose de gênant. On n’ira pas jusqu’à dire qu’il y a instrumentalisation des patients, mais cette percée du réel dans la fiction (de vrais malades, leurs vraies réactions) n’étant pas le cœur même du film – l’objet du film n’est pas de filmer des patients dans un cadre de fiction (comme peut le faire par exemple l’artiste Javier Téllez chez qui l’instrumentalisation est désactivée par la frontalité de l’objectif et la participation des patients aux différents stades du film) – devient ainsi douteuse. Ce qui est accentué par le regard même du personnage de Camille sur ses congénères puisqu’elle se considère comme saine et établit donc une distance nette avec eux. Dumont jouit alors – « Je ne sais jamais ce qui va se passer, et c’est ça qui m’intéresse. À chaque moment où je dis “action”, il va se passer quelque chose d’imprévu, mais cet imprévu est bienvenu. » – de manière désagréable du dispositif, artificiel, qu’il impose entre folie réelle et folie jouée.

 

C’est une instabilité similaire qu’établit le film autour de la figure de l’artiste. Que cherche à filmer Dumont ? L’isolement du monde, l’enfermement comme déjà vu dans Hadewijch (2009), mais qui par extension semble une piste de lecture tangible de sa filmographie ? Peut-être. Mais si Hadewijch était rejetée du couvent pour une foi démesurée et potentiellement (et réellement) dangereuse, Camille, elle, est enfermée – elle aussi dans un lieu religieux – contre son gré et c’est cette dimension (accentuée par la confrontation réelle entre folie et norme) qui doit être, non pas élucidée, mais questionnée visiblement par le film. Dumont insiste d’ailleurs largement, dans ses cartons d’ouverture, sur l’aspect documenté de son film, « librement inspiré des œuvres et de la correspondance de Paul Claudel, de la correspondance de Camille Claudel et des archives médicales de Camille Claudel ».

« Je suis privée de liberté. »

En excluant son œuvre – et donc de facto la figure de l’artiste au profit unique de la figure privée -, Dumont se retrouve coincé dans le regard que l’histoire, elle-même de manière superficielle, porte sur Claudel : la folle qui se traîne au pied de Rodin. Ce qu’il paraît vouloir mettre en avant, l’inégalité homme/femme, l’impossibilité pour une femme d’accéder à un statut équivalent à l’homme et à la reconnaissance de ses capacités et donc la violente réduction de la femme en tant qu’objet, se retrouve réduit à néant. L’absence d’un jugement définitif dans le film – Camille était-elle réellement folle ou victime d’un complot – n’est pas un problème en soi, en tous les cas n’empêche pas de formuler une pensée ferme sur un sujet global. C’est ce que parvenait par exemple à faire Julie Delpy dans La Comtesse (2010), dont l’horizon thématique semble proche. La réalisatrice y montrait son affection pour le personnage d’Erzsébet Báthory, sa cause, voire un avis personnel tranché, mais le film lui offrait une place salutaire aux différentes hypothèses autour de « la dame sanglante ». Folie meurtrière et complot contre la puissance de cette noble se complétaient sans s’exclure, en partie, mais en partie seulement, parce que le film s’offrait comme un regard extérieur sur la comtesse (celui de son amant, et de sa vision partielle comme le montre la séquence d’ouverture).

 

Ici, les différents possibles apparaissent, mais Claudel se retrouve réduite à l’image d’Épinal qui lui colle à la peau depuis un siècle. Les paroles mêmes de Camille, pourtant d’une grande force (« On voudrait me forcer à faire de la sculpture ici. Voyant qu’on n’y arrive pas on m’impose toutes sortes d’ennuis. ») sont alors inefficaces face au manège – excellent, là n’est pas la question – de l’actrice et le regard du film. Camille coincée dans l’ombre du grand Auguste, femme que ses sentiments ont rendu folle (point finement dénoncé par Delpy dans son/ses films : « Est-il possible pour l’esprit d’une femme d’être plus avisé que celui d’un homme ? […] Mais à ce qu’on dit, leurs émotions prennent toujours le dessus et leur intelligence s’en trouve gâtée. »), ravalée au rang d’être faible car victime de ses pulsions. En cela, Camille Claudel 1915 entretient des liens troublants avec Hadewijch.

Le problème est alors que cette attitude est donnée comme un fait, mais jamais questionnée par les films : Camille est internée, Hadewijch devient terroriste, leur faiblesse dans leur rapport aux hommes, voire comme étant constitutive de leur genre, est apparente. On doute – ou du moins on espère fortement – que ce ne soit la position réelle de Dumont, mais force est de constater que, tant dans le choix du sujet que dans la manière de le montrer, refusant un positionnement plus clair, les films finissent par n’être que l’observation d’une faiblesse qu’ils rendent toute féminine, ce qui n’est en rien rendre hommage à leurs personnages. Dumont laisse planer le doute, mais sans que cela n’aille dans le sens d’une responsabilisation du spectateur (un espace laissé pour son positionnement personnel). Jamais autant que dans Camille Claudel 1915, le réalisateur n’aura paru aussi frileux, ne livrant à force de recul et de non engagement qu’un objet plutôt informe. Qu’importe alors les percées parfois magnifiques de quelques plans (la très « malickienne » séquence de la glaise, le sublime dernier plan, un des plus beaux sans doute de la carrière de Binoche), contrairement à ce qu’il semble dire, il n’offre qu’un personnage fantoche, simplifié et pas loin d’être caricatural qui – involontairement – reconduit les poncifs sur les prétendues faiblesses de l’esprit féminin et donc la légitimité d’une supériorité masculine et d’une relégation des femmes à une position subalterne, ce dont on n’a certainement pas besoin. 

Titre original : Camille Claudel 1915

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Durée : 95 mn


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