Alors qu’il réalise une livraison, Jongsu rencontre Haemi, une promoteuse d’un jeu de loterie qui l’interpelle. Ce coursier à l’air constamment ahuri, se laisse aborder par la jeune femme sans la reconnaître. Au bout de quelques instants, celle-ci lui révèle avoir grandi dans le même village que lui, et s’être fait modifier les traits à coups de scalpel. Le temps d’une cigarette, ils échangent sur leur vie ; lui rêve de devenir écrivain, elle, de voyager. Cet instant d’échange tient dans un plan de ruelle, un tableau condensé d’une jeune génération sud coréenne, passée sous le bistouri (après les Etats-Unis et le Brésil, la Corée du Sud est le troisième pays où les prestations de chirurgie esthétique sont les plus nombreuses), victime du chômage et des emplois précaires. Cet espace qu’ils occupent ensemble sert de toile de fond au film qui ne cesse de glisser dans les passages d’un milieu social à un autre (de la ville à la campagne, du village aux buildings) et qui, lorsqu’il tente de se frotter à la part sociale privilégiée sonne creux. De cette fausse altercation, la génération laissée pour compte se dissimule en données clandestines éparpillées dans un Tout. Le plan coulant à travers la vitre du bus, lorsque Jongsu retrouve Haemi, l’amène doucement vers cette anonyme au visage fardé et refait. À mesure que cette donnée occulte se rapproche de lui, elle fait aussi glisser le film vers l’inconnu. Mais au lieu de l’emmener vers un endroit néant, complètement trouble, il insère dans le film des inconnues.
Combinaisons
Qu’importe où l’on se situe, le lieu autant que les objets qui s’y trouvent fait partie d’une combinaison abritant une ou plusieurs énigmes qu’il convient de résoudre. Peu de temps après leur rencontre, Haemi, qui a prévu depuis longtemps son voyage en Afrique, demande à Jongsu de s’occuper de son chat excessivement farouche. Jongsu ne le verra jamais; seul sa gamelle et sa litière assurent l’existence de l’animal, soit une combinaison de données tangibles abritant une inconnue. Qu’est-ce qui permet, véritablement, à Jongsu de croire à son existence ? Quel est l’élément qui permet de remplir le vide, de résoudre l’inconnue?
La scène où Haemi se met à jouer au pantomime en faisant semblant d’éplucher une mandarine devant Jongsu est le point d’orgue du film. Fasciné par ce qu’il est en train de voir (ou ne pas voir), Haemi lui confesse que le secret de l’envoûtement réside dans l’état d’esprit du spectateur à qui on fait le tour : pour se laisser convaincre qu’il y aurait du visible dans l’invisible, il faudrait alors « oublier que cela n’existe pas, sans pour autant croire que cela existe ». Haemi se vante de pouvoir manger une mandarine n’importe où, n’importe quand. Pour arriver à résoudre ces inconnues, la clé justement, réside là où tout est à portée de mains : l’imaginaire.
Au fur et à mesure de ses passages dans l’appartement vide d’Haemi – au cours desquels et à chacun d’entre eux, Jongsu se livre en souvenir de ses ébats avec elle à une masturbation devant la fenêtre – il est confronté à une autre combinaison, celle dont l’addition des éléments manifestes permet de se figurer Haemi. Par ce biais Lee Chang Dong nous fait redécouvrir que le cinéma est aussi le rendu visible d’un ailleurs, formé par l’assemblage de ce qui apparait à l’écran, une représentation par association (de plans, d’images, d’idées), qui nous fait imaginer la configuration d’une pièce ou d’un corps. Lorsque Jongsu se masturbe, il a devant lui la même vue qu’offrait la fenêtre d’Haemi lors de leur rapport, les mêmes objets dans la pièce. Cette scène dont il se souvient, où Haemi et Jongsu faisaient l’amour, contient tous les éléments visibles, est, en somme, une combinaison complète où tout est apparent, même l’inconnue. En guise de métaphore, Jongsu avait pu voir les rayons projetés du soleil, « ceux qu’on ne peut voir que si l’on est chanceux ».
Microcosme
Les combinaisons incomplètes métaphorisent les bouts manquants dans nos vies, les questions sans réponses. Sans flotter autour des grands mystères de la vie, des vides généraux qu’amènent l’ensemble des questions existentielles, le film s’enclave dans un système resserré, un triangle amoureux auquel Ben, jeune homme riche énigmatique rencontré au cours du voyage d’Haemi vient se joindre. De leur voyage, ils ont appris la danse de la faim d’Afrique, à laquelle se livre une tribu en quête du sens de la vie. Celle-ci élargit le triangle pour faire écho dans un système plus grand. Le micro-système devient donc une matrice, une parcelle de l’univers dans laquelle se cache aussi des énigmes, plus petites, et dont les êtres qui la composent cherchent des réponses plus ou moins concrètes.
Lorsqu’Heimi disparait soudainement, elle redevient la pièce manquante d’une nouvelle combinaison laquelle s’ajoute à une autre transversale (celle du chat; Ben vient mystérieusement d’en adopter un lorsqu’il manque toujours celui d’Haemi chez elle). Le même mécanisme d’association d’éléments qui avait servi pour imaginer Heimi pendant son voyage, opère dans l’esprit de Jonsgu et lui insuffle l’idée que Ben se serait débarrassé d’elle. Mais si Jongsu a déjà usé plusieurs fois de son imagination, il reste obsédé par la recherche du concret. (Jongsu obstiné à sauver coûte que coûte une serre en plastique que Ben, au service d’un passe-temps saugrenu, menace de brûler). Transversalement, il pose l’énigme de sa propre condition, calque la sauvegarde des serres sur celle de sa génération croupissante, superflue, qui ne fait pas le poids face à des hommes comme Ben. Et plus il essaie de toucher l’inconnu, plus il s’enfonce dans le néant, en ajoutant d’autres énigmes à la toile (malgré sa vigilance butée, la serre lui échappe).
Ce que la transparence de l’objet lui révèle, lorsqu’en pleine vérification de chacune d’entre elles, il regarde au travers d’une serre vide, c’est l’expression du jeu constant du visible et de l’invisible opérant dans le système filmique. La serre a bien plus de fonction que sa seule cinématographicité, sa présence même à l’écran qui tient d’avantage lieu de métaphore que d’existence en tant qu’objet. Elle n’est qu’une figure de l’absence et métaphorise la pièce manquante du puzzle, symbolisant elle-même les vides à combler de l’existence.
Lee chang dong ne livre pas toutes les inconnues mais fait flotter les énigmes laissant l’imaginaire se charger de trouver tout ce qui pourrait convenir aux vides, soit une avalanche de possibilités.
C’est lorsqu’il réalise qu’il fait lui même partie d’une équation dont il est l’inconnue, la pièce manquante que seule son imagination peut résoudre, que Jongsu se met enfin à écrire.