Dans sa période danoise, Winding Refn ne cultive pas encore le formalisme qui caractérisera ses productions actuelles. Pour autant, si Bleeder, ancré dans les quartiers déshérités, les rues oubliées et les petites gens marginalisées, a un indéniable aspect réaliste, inspiré des polars scandinaves, la mise en scène transcende le caractère documentaire du film pour s’intéresser à la perception individuelle de l’espace urbain. À la différence de Only God Forgives (2013) ou The Neon Demon (2016), beaucoup plus fixes, beaucoup plus picturaux dans leur choix de cadrage, Bleeder multiplie les mouvements de caméra. Sitôt passée la présentation des personnages, la caméra se lance dans un travelling fou le long des innombrables rangées du vidéo-club où travaille Lenny (Mads Mikkelsen). Sensation de chaos et d’ivresse, à l’instar de ce que pourrait ressentir Lenny, cinéphile passionné, lorsqu’il parle de cinéma.
Comme pour Lenny, la caméra essaye d’exprimer le point de vue de chaque personnage sur l’espace urbain. Le réalisme de Bleeder serait plutôt d’ordre psychologique. Les plans très courts, saturés de rouge, lors d’une attaque contre une boîte de nuit où se retranche Leo (Kim Bodnia), créent une curieuse sensation d’horreur et de fascination pour la violence dans laquelle le personnage, incapable de prendre ses responsabilités, basculera lorsque Louise (Rikke Louise Andersson) lui annoncera sa grossesse. À l’inverse, la première rencontre entre Lea (Liv Corfixen) et Lenny se clôt sur d’étranges changements d’axe radicaux, qui viennent ruiner les maigres et maladroites tentatives de séduction de Lenny.
Quoique plus discret que dans The Neon Demon, le discours méta-cinématographique se tisse déjà dans Bleeder. La même problématique y apparaît en filigrane : quel dispositif mettre en place pour exprimer une expérience vécue de l’intérieur ? Dans Bleeder, Leo n’assume pas son futur rôle de père et sombre dans une spirale de violence, de perte de contrôle de soi et de folie. Ses pulsions se manifestent particulièrement lors des séances de cinéma avec son ami Lenny, le patron du vidéo-club et son beau-frère Louis (Levino Jensen). Lors de la première séance, Leo semble perturbé par les armes à feu, omniprésentes dans le film, et demande à Louis, un brin mafieux, de lui en procurer une ; durant la seconde séance, Leo sort un revolver, se place devant l’écran, le canon pointé sur Louis.
Le cinéma altère les perceptions, transforme les comportements. Ou plutôt, les désirs secrets de Leo (refouler la paternité, se débarrasser de son beau-frère dominateur, s’affirmer en tant que mâle dominant) trouvent un écho dans des images violentes, qui stimulent en retour ses passions refoulées. Nourri de références aux films d’action, Bleeder se termine, comme ces derniers, dans le sang. Mais la déflagration finale n’est ni jouissance, ni rédemption : elle représente l’aboutissement d’un transfert d’identité entre la pulsion et l’image, entre l’inconscient et l’écran. L’être s’abreuve d’images, et les images vampirisent les êtres.