Long métrage passionnel débordant d’une énergie incroyable qui capte jusqu’à l’agonie une nature humaine insaisissable et paradoxale, Black Book se découvre avec la simplicité des œuvres les plus foisonnantes. L’ardeur sincère et courageuse avec laquelle un cinéaste s’éprend d’une histoire, la fait sienne, l’accompagne pendant des années, l’anticipe au travers d’une filmographie fantasmagorique qui décortique les mécaniques du comportement d’une société rongée par la dualité de l’être, nous donne un film somme « réaliste » sur cette humanité absurde parfois dépassée par ce qui lui arrive.
Black Book est un projet ambitieux qui titille habilement nos rétines inondées d’images chocs des conflits mondiaux dont les origines s’effacent un peu plus chaque jour. Filmer des corps qui se meuvent dans l’angoisse frémissante d’un salut proche pour les uns, et d’une rédemption impossible pour les autres, confère au film cette inclination picturale tendue et à bout de souffle qui sied au thriller psychologique. Beaucoup moins héroïque que Soldier Of Orange, le réalisme de sa dernière fiction permet à Paul Verhoeven d’asséner avec force et courage sa conception de l’Homme.
Dans le film de Verhoeven tout est une question d’actions, mais au sens philosophique du terme. Mettre en scène le destin d’une jeune juive hollandaise rejoignant malgré elle la résistance, entraîne chez l’auteur une construction dramatique qui oscille entre les concepts de causalité et d’intentionnalité. En effet, si Rachel agit uniquement en fonction des évènements qui lui arrivent (elle subit la guerre et ses conséquences), Ellis construit sa propre histoire en se mettant en danger pour une cause qui la dépasse (elle y trouvera paradoxalement une raison de vivre bien plus forte). Le personnage de Rachel / Ellis, magistralement interprété par Carine Van Houten, entraîne dans son sillage des individus qui sont, dans une moindre mesure, assujettis par leurs choix et les impératifs d’une situation historique donnée. Nœud central de l’action, Rachel / Ellis détermine la conception éthique d’un réalisateur qui réfute justement la posture morale dans un temps aussi complexe que la guerre. Si le déclenchement causal des aventures de Rachel (son entrée en résistance suite à un évènement tragique) est le moteur de rencontres, de temporalités et de lieux (fabuleuse composition d’une narration qui épouse sans a priori un univers sous occupation), Verhoeven traite les Hommes sur un pied d’égalité dans leur lâcheté / courage ; héroïsme / barbarie ; sincérité / mensonge ; honneur / trahison.
C’est avec une maestria sans égale que le cinéaste nous plonge dans un jeu de rôle où la tromperie, le mensonge, la séduction, l’attachement, le patriotisme, l’hypocrisie, la barbarie… se confondent irrémédiablement dans ce que l’occupation Nazi évoque : la corruption des relations humaines (voir l’attitude du général Kaïten) et la fin des valeurs fondatrices des sociétés modernes. Si Verhoeven ne minimise aucunement l’abomination d’un tel régime, il tient avant tout à développer une problématique aux multiples ramifications autour du mal, de la faute, de la souffrance et du besoin d’amour. L’Homme est un être ambigu qui se trouve ontologiquement en dehors de tout manichéisme primaire, bien que celui-ci puisse se doter de la barbarie la plus abjecte.
Film classieux à plus d’un titre, Black Book se pare d’une réalisation extrêmement soignée et particulièrement brillante pour capter l’attention du spectateur captivé par des destins croisés sur fond de seconde guerre mondiale. Sans jamais renier son passé hollywoodien (la parfaite maîtrise des scènes d’action et des différents climax sont là pour le prouver), Verhoeven retrouve sa liberté de ton, sa façon de coller au plus près d’un réalisme photographique qui préfère la force émotive d’une scène dans ce qu’elle doit montrer. En ce sens, les personnages, qu’ils soient de la Gestapo ou de la résistance, sont embrigadés dans une relation de proximité qui favorise la mise en place d’un tempo hallucinant qui soulève la question de la nature de l’action de l’homme. Celle-ci, même théâtralisée, se comprend par la difficulté des individus à se détacher du poids d’une histoire qui emprisonne les âmes assoiffées de liberté.
Par cette mise en abîme d’une période sombre de l’humanité, Verhoeven construit un film terriblement humain.