C’est énorme
Un film gros comme une maison. Voilà ce que Hartley a voulu faire. Les personnages, certaines situations, le style ou le montage du film sont autant de signes envoyés par Hartley pour souligner la facticité de son cinéma. Commençons par le commencement : le synopsis d’Amateur. Isabelle, une nonne défroquée qui se croit nymphomane tout en n’ayant jamais goûté aux plaisirs de la chair, rencontre Thomas, devenu amnésique après une violente chute. Tous deux tentent de retrouver son identité et ils ne seront pas déçus : sorte d’ancien mac, Thomas a en réalité été défenestré par sa compagne Sophia, après l’avoir menacée de lui lacérer le visage. On apprend qu’il avait rendu celle-ci toxicomane et l’avait forcée à devenir star du X (passé qui tranche évidemment avec sa tête de gendre idéal). Parce qu’il a tenté de faire chanter un certain Mr. Jacques grâce à des disquettes compromettantes, Thomas, Isabelle et Sophia, sont poursuivis par d’anciens agents comptables, reconvertis en hommes de main aux méthodes dignes de la Gestapo, envoyés par Mr. Jacques pour les faire taire. Dans tout ce mic mac, Edward, timide comptable embarqué malgré lui dans ce tourbillon scénaristique, finit par se transformer en un dangereux psychopathe, non sans rappeler Denis Lavant dans Merde de Leos Carax. Avec cet enchaînement d’incongruités, Amateur détient sans doute la palme du plus invraisemblable des synopsis. Et l’absurdité des personnages ou des dialogues (2) souvent cocasses entre Huppert et Donovan, le dispute à la grossièreté de certains plans, non pas dans le langage, rien de tout cela dans Amateur, mais plutôt dans le manque absolu de finesse de certaines scènes. Un exemple parmi tant d’autres : Martin Donovan, amnésique et hébergé par Isabelle Huppert regarde un porno à la télé dont la protagoniste n’est autre que sa femme – jouée par Elina Löwensohn –, qu’il ne reconnaît pas. Hartley filme en champ/contrechamp la télévision d’un côté et Thomas en train de la regarder placidement de l’autre. Détail non négligeable : sur fond sonore à base de « oh ! » et de « ah ! » émanant du film X, Hartley filme son personnage principal assis dans un canapé juste au-dessus duquel trône une icône de la vierge Marie. L’antithèse vierge/star du X est à ce point appuyée qu’elle en devient outrancière. De même que le demi-tour d’Isabelle Huppert en direction de la caméra, donc du spectateur, toute de cuir vêtue et une perceuse sur la joue, est une parodie évidente de certains films où la sage protagoniste se transforme soudainement en femme fatale (Hartley reprendra cette mue soudaine avec Sarah Polley dans No Such Thing). La subtilité, c’est faire discret, or, Hartley veut grossir, pour mieux souligner le geste filmique.
Filmer à la loupe
Depuis The Unbelievable Truth et plus encore dans Simple Men, Hal Hartley filme un monde quasiment dépourvu du bas. Rares sont les plans qui descendent en dessous de la ceinture (un sacré paradoxe pour une histoire sur fond de pornographie), occultant jambes et/ou sol. En dehors de Godard ou des nuques de Tarkovski, jamais cinéaste n’aura autant privé ses spectateurs de ce qui entoure les personnages et semer ainsi le trouble quant à l’espace dans lequel ils évoluent. Il en résulte un film flottant, presque irréel car soustrait à un espace tangible. Filmer le sol ou filmer une rue revient déjà à amorcer un paysage, à ancrer dans un lieu, une ville (Amateur a été tourné à New York sans qu’à aucun moment la ville ne soit clairement identifiée visuellement), ce qui n’intéresse absolument pas Hartley (3). Cet art de la miniature – le terme est à prendre en référence au cadrage en vigueur dans ce genre pictural : un portrait très serré, soit en close-up sur les visages, soit en plan rapproché à hauteur de torse – participe du discours métafilmique d’Amateur. Grossir est pour Hartley le moyen d’occulter, de ne laisser qu’une vision myope de l’espace.
De même que le montage brut, essentiellement fait de jump cuts, est à envisager dans ce sens. Hartley travaille une syntaxe filmique comme laissée à l’infinitif, ne se préoccupant pas d’accord ou de concordance des temps. On passe d’un endroit à un autre sans transition, d’un espace à l’autre sans crier gare. Les faux raccords, les instants suspendus (le baiser de Sophia sur la joue d’Edward), l’arrêt soudain de la musique extradiégétique ou au contraire le montage entre un son post-synchronisé et un son direct (à l’image de tous les appels téléphoniques du film), génèrent du trouble, une forte mise à distance face à ce qui nous est montré, et finalement la conscience même de la construction, image après image, d’un film. À aucun moment, Hartley ne nous permet une quelconque forme d’identification par rapport à ses personnages ou l’environnement qui les entoure. Ce parti pris, faire passer intrigue et dialogues sous les images, passe ou casse. On pourrait être agacé par ces histoires qui n’ont ni queue ni tête ou au contraire – comme c’est notre cas ici – voir le film à la lumière d’un postulat godardien. Mais une chose est sûre : depuis ses premiers films jusqu’à Amateur qui en demeure le meilleur exemple, Hartley ne cultivera jamais l’art de l’illusion et aura finalement tenté comme Godard, l’impensable au cinéma : supprimer l’écran.
(1) Une lettre d’admiration d’Isabelle Huppert adressée à Hal Hartley alors qu’il terminait Simple Men fut le sésame d’entrée de l’actrice dans l’univers du réalisateur new-yorkais.
(2) A la question « Est-ce que tu voudras bien me faire l’amour ? » posée par Isabelle à Thomas qu’elle connaît depuis quelques heures à peine, celui-ci répond « Quand ? ».
(3) Lire l’interview de Hal Hartley publiée dans ce Coin du cinéphile et réalisée lors des Rencontres cinématographiques de Seine-Saint-Denis en novembre 2011