Affliction

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Si « Affliction » reste à juste titre l’un des films les plus estimés de Paul Schrader, persiste à sa redécouverte comme un scepticisme quant au réel sens de la « mise en scène » du cinéaste.

Important dans la filmographie très inégale de son auteur, Affliction s’affirme encore douze ans après comme le beau film qu’il est, tout en pesant d’un poids décidément bien constitutif de l’œuvre d’ensemble de Paul Schrader. Puissante, cette histoire d’un paumé d’une petite ville du New Hampshire (incarné avec un certain génie par Nick Nolte) confronté, alors qu’il aspire tant bien que mal à donner un semblant de sens à une vie déjà fortement cabossée, aux fantômes du passé (le retour du père indigne), pèche à la revoyure par un étrange décalage entre le hiératisme du cadre et la brutalité de ses avancées scénaristiques. Unique adaptation cinématographique, après De beaux lendemains d’Atom Egoyan (1997), d’un roman de Russel Banks, Affliction brille par le relief de ses caractères, l’encadrement spatio-temporel de son récit (voix off du personnage secondaire de Rolfe Whitehouse, joué par Willem Dafoe, à l’appui). Surtout, la qualité d’ensemble du casting (Nolte et Dafoe, donc, mais également James Coburn et Sissy Spacek, grande actrice sous employée) apparaît avec le recul comme le véritable point d’équilibre d’un film un peu dévoré par la pluralité de ses promesses. Tentative de démêlage.

Double jeu

Le point de départ d’Affliction, l’élément déclencheur de la fiction, après une longue et assez belle introduction résumant en quelques séquences de conversations (avec sa fille, quelques amis…) la situation de Wade – outre donc l’évocation off, dès les premières images, de sa disparition prochaine par son frère Rolfe –, est l’annonce de la mort « accidentelle », lors d’une partie de chasse, d’Evan Twombley, un grand patron syndical de la région. Devant le flou des explications de Jake, son jeune collègue qui accompagnait la victime, Wade, qui jusqu’ici n’était qu’affaissement devant les innombrables obstacles de son quotidien, s’anime soudain d’un appétit pour le décryptage, l’interprétation du moindre signe susceptible de dévoiler l’éventualité d’un crime – sinon d’une manigance politique de plus grande envergure. Au jeu de cette suspicion rustaude, Nolte est unique, terrible. La promesse d’un envol inattendu du récit et du personnage s’insinue alors, au moins pour un temps, avant de comprendre que non, l’essentiel d’Affliction ne sera bien sûr pas là. Si tous les éléments du film noir se relèvent aisément (petite bourgade neigeuse où tout le monde se connaît, personnage principal d’emblée identifiable par l’incertitude de sa destinée, circulation curieusement tranquille d’une arme – un fusil – annonciatrice d’une violence prochaine…), le coup de force de Schrader, sur ce point très fidèle à l’esprit du roman et à ses propres thématiques, sera de différer autant que possible toute résolution.

Car aux projections héroïques de Wade, dont l’emploi de flic du coin se résumait jusqu’ici à la circulation, fera assez vite entrave un événement de taille et son corollaire immédiat : le décès de sa mère et ainsi la prise en charge de son vieux père alcoolique et violent. À partir de là, tout est dit d’Affliction, sa force et sa faiblesse, sa pertinence et son handicap (esthétique et narratif). Le problème se situe moins dans le constat d’une certaine indifférence de Schrader vis à vis du genre en lui-même (le bon vieux polar, en l’occurrence) que dans celui, directement lié à la connaissance – même partielle – de son œuvre de cinéaste et de scénariste, d’une obsession pour l’empêchement, la restriction du champ d’action des « élus » de la fiction. Que l’on s’entende : il n’est pas question ici de reprocher à Schrader la cohérence d’une œuvre de pur désenchantement (de Blue Collar à Mishima, de Hardcore à Autofocus, les films de Schrader, adaptations ou scenarii originaux, n’ont pour point de départ et d’arrivée que le « déjà joué »… chose en elle-même peu répréhensible).

Mais peut poser problème, à la longue, l’évidence que pour lui tout ne tiendrait que sur la certitude que les personnages font fausse route, que le champ d’action est restreint par la mise en place initiale d’une forme de barrage géographique (fascination pour les territoires circonscrits, l’absence de ligne de fuite, jusque dans les grands espaces enneigés tenant lieu de décor à ce film) et mental. La spécificité du film noir a certes toujours résidé, de La Soif du mal à L’Impasse, dans l’immédiate garantie d’un faux mouvement, un éternel retour à la case départ (sinon la fuite aveugle vers un point final)… Mais à cette certitude s’allie généralement, pour rendre les films vivables, l’adhésion totale de la mise en scène aux aspirations des personnages, le dessin même provisoire d’une échappée (que celle-ci s’incarne dans l’image d’une femme, d’un enfant, d’une destination rêvée, qu’importe). Là où Schrader, ici pas moins qu’ailleurs, opte a contrario pour une surenchère dans la suffocation, une insistance dans les flashbacks sur l’enfance maltraitée de Wade, laissant très vite augurer pour le final l’archi attendu retour de bâton œdipien.

Charognes

Autre élément rendant l’adhésion complète à ce film difficile : une forme de résignation généralisée, la caractérisation de chaque personnage principal à partir de l’acceptation presque naturelle de son triste sort. Wade est ainsi du départ à l’arrivée non seulement rejeté par à peu près tout le monde (sa fille, qu’il garde pour quelques jours, refuse de prendre part à une fête parce qu’elle préfère retourner chez sa mère ; mère qui elle-même ne manque pas une occasion de ressasser à Wade sa vieille rancune ; son patron, Gordon LaRivière, ne semble pas faire grand cas de son respect de la loi – cf l’affaire de la contravention avortée du gendre influent de Twombley…). Fidélité encore une fois à la trame globale et sombre du roman d’origine ? Certes. Reste qu’encore une fois, le problème se situe moins du côté de cette fidélité au négatif que dans le refus de Schrader, en tant que cinéaste, de conférer au cadre, au plan, à la mise en scène de cette mise au rebut une quelconque sous-couche, une moindre ambiguïté susceptible de croire en la possibilité d’un ailleurs, en une échappée. Car oui, s’il est une force que le cinéma préserve sans doute jusque dans son plus grand souci de fidélité à une œuvre d’origine, c’est bien celle du possible débordement de cette origine par le biais de la pure et simple exposition du geste, le tracé d’un mouvement se suffisant à lui-même. Or ici, saisit comme rarement une espèce d’engouffrement d’ensemble, un enfoncement consenti de chaque figure dans l’épaisseur des gros manteaux, une complaisance à ne pas avancer, ne pas se relever immédiatement de ses chutes.

 

À peu près au même moment, sortait en France Un Plan simple (A Simple Plan, 1998), autre thriller sur fond blanc (après l’inégalé Fargo des frères Coen, en 1996) prenant appui sur l’ancestrale férocité de l’Homme envers son prochain. S’y affirmait également (comme chez les Coen) une certaine fatalité quant à la possibilité pour les personnages de sortir d’une mélasse dans laquelle ils s’embourbaient au fur et à mesure (quoi qu’il faille noter que s’y posait la question de l’appât du gain, moteur comme on sait de tout film noir qui se respecte, à peine insinué puis très vite avorté dans l’intrigue d’Affliction). La force de ce film, ce qui rend encore aujourd’hui sa vision stimulante, repose à vrai dire moins sur l’originalité du traitement de son sujet par Sam Raimi que la clarté sans faille de ses engagements : tout de suite, nous est donné la possibilité d’adhérer à la linéarité d’une action où à chaque cause (la découverte puis l’hypothétique partage d’un butin par une poignée de personnages) s’adjoint une conséquence externe au seul diagnostic d’un dysfonctionnement psychologique (on tue avant tout pour se garantir une plus grande place au soleil). Violence, brutalité, désenchantement prennent également corps, mais par le biais d’une toujours effective mise en scène de cette réaction en chaîne. Là où Affliction saisit avant tout par la grande subtilité du chef opérateur, Paul Sarossy, dont le jeu sur les contrastes entre la blancheur de la neige et les grandes ombres noires de ces fantômes en sursis confère à certaines scènes une réelle intensité visuelle, et du compositeur, Michael Brook, suggérant par moments un arrière-monde, un espace mental ne s’imposant hélas jamais durablement.

Pour ces quelques motifs – et beaucoup d’autres, moins avouables peut-être –, la question du statut de Paul Schrader, de sa place parmi les cinéastes majeurs du Nouvel Hollywood (Coppola, Scorsese, Pollack, De Palma, Spielberg, Friedkin…) reste ouverte. N’ayant jamais sacrifié le suivi d’une certaine ligne thématique et morale (la famille, la culpabilité, le poids du despotisme et d’une éducation rigoureuse sur l’épanouissement de l’individu…) au profit d’une pleine intégration dans le grand système hollywoodien, faisant corps jusqu’au malaise avec le poids de ses sujets (et tirant parfois de réels bénéfices qualitatifs de ce poids, notamment dans son beau premier film, Blue Collar), Schrader reste ainsi sans nul doute – c’est aussi une chance, quelque part – l’un des auteurs les plus fragiles et insaisissables de sa génération.

Titre original : Affliction

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Durée : 114 mn


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