Miroir, mon beau miroir
L’origine de ce grand malaise ressenti au cours du film, est la question du narcissisme ; c’est un reproche que Maïwenn connaît bien et dont elle tente de se justifier depuis son premier film, Pardonnez-moi qui reprenait l’idée défendue notamment par Ernaux selon laquelle chaque histoire personnelle mérite d’être racontée car elle loge en elle celle de chacun. En effet, la comédienne-réalisatrice a tendance à mettre en scène ses problématiques intimes, familiales, sentimentales : cela ne constitue pas un problème en soi, beaucoup de cinéastes ont travaillé à partir d’un matériau intime – Valeria Bruni Tedeschi a bâti son cinéma sur la vraisemblance biographique et ses illusions. Mais le cinéma de Maïwenn est un cinéma antidramatique : il renie tout conflit ou enjeu qui pourrait naître de ce matériau, au profit d’un épanchement stérile. A la manière d’un autoportrait familial, le film choisit de n’être qu’une succession de séquences états d’âme, un pot-pourri des « meilleurs moments » de tournage (montés en cut dans un rythme nerveux) sans jamais tenir compte d’une continuité des faits ou des affects. Chaque personnage expérimente la haine, le déni, le mépris, la tristesse, dans une ronde bien usée des émotions. Le film, c’est l’histoire d’une jeune femme à la recherche de son identité ; le déclencheur, la mort de son grand-père, qui avait entrepris un travail de mémoire avant sa mort, travail dont ne nous sera lu aucune ligne, laissant le spectateur dans un flou abstrait sur « les origines » de ces personnages. Démarre alors pour Neige un combat semi-héroïque semi-pathétique contre sa famille et ses mystères, et une recherche de son passé par de multiples biais. Enquête auprès des siens, recherche dans des archives, demande de papiers administratifs, et enfin, test ADN. Si cette ultime démarche donne son nom au film, Maïwenn décide de ne jamais faire aboutir cette recherche, de même que tous ses précédents efforts. Dans une tentative d’ouvrir le récit à une réflexion plus ouverte, sur les origines, l’identité, le récit semble toujours se retourner vers Neige et ses larmes, l’unique mode de ce personnage opaque qui en devient désagréable, comme des clôtures brutales d’un débat jamais formulé. Ainsi, les multiples références lancées à la volée, Nedjma de Kateb Yacine, grand roman anticolonialiste dont on n’entendra pas un mot, ou L’art de perdre d’Alice Zéniter, que l’on aperçoit dans un balayage grossier de plusieurs ouvrages sur l’Algérie, sont exploités horizontalement, jamais dans leur singularité, de sorte que lorsque le film se termine, on a la sensation d’avoir nous aussi balayé superficiellement un semblant d’histoire. Et cette artificialité du contenu répond à une platitude de la mise en scène ; le film se répand en flares télévisuels, en gros plans intrusifs et systématiques, que le montage tente de rattraper avec des fausses bonnes idées telles que la séquence de rêve absurde et vaguement buñuelienne, où chaque personnage se retrouve affublé d’un serpent sur la tête, pour finir dans un lynchage du père, à la manière de Pardonnez-moi. Depuis ce premier opus familial, la cinéaste semble obsédée par les mêmes questions, qu’elle formule à l’identique, voire au mot près (« à mon âge j’ai encore peur de toi »), sans que jamais n’émerge une esquisse de progression ou un début de réponse, enlisant son récit et dépersonnalisant ses personnages, devenus des mascottes de ses colères imprononçables.
Tout le monde parle, personne ne dit rien
Si sa cinéaste-actrice tient à inscrire son nom en fin de générique, se reléguant presque en coulisses de ce film pourtant très autocentré, ADN témoigne d’un grand désintérêt pour tout ce qui ne la concerne pas : les autres personnages sont comme des pantins qui s’animent dans l’unique but de créer un obstacle, idéologique ou réel, à son personnage, dans des confrontations improvisées où tout le monde crie et pleure alternativement. De ces séquences familiales cacophoniques ressortent des sentiments mal dégrossis et des lieux communs thématiques, sur l’amour familial, fraternel, la haine comme amour, l’amour comme déchirement… Une sorte de grand romantisme à la Lelouch dont aucune clarté ne surgit ; rien que des pleurs et des silences, deux modes dont on est vite rassasiés. Ce cinéma, dont la chair se veut faite de vérité et de violence, est en réalité un cinéma du tabou : rien ne se dit, chacun est sourd à son entourage, de sorte que rien n’avance jamais, et aucun personnage n’évolue. Même dans une confrontation mère-fille en pleine rue, entre Fanny Ardant en mère kabyle affublée d’un keffieh (pourquoi ?) et Maïwenn tenant les cendres de son grand-père le bienaimé, rien ne se dit. Lorsque Maïwenn lâche enfin le mot : « ton odeur me dégoûte », peut-être le pire aveu qu’un enfant puisse faire à son parent. Pourtant la cinéaste n’en fait rien, elle persiste dans son montage cut et laisse une musique mélodramatique prendre le pas sur le silence, accompagnant la chute excessive de la mère se retenant à un poteau. Dans le dossier de presse, Maïwenn confie qu’il s’agit d’un film sans budget, tourné en trois semaines, ce qui semble éclairant pour appréhender l’énergie (et la rapidité) dans laquelle le film a été tourné : arrivée au montage, la réalisatrice avait peur qu’aucun film ne surgisse de ces images. On comprend alors les tâtonnements de la mise en scène, les tentatives de rehaussement dramatique comme l’enterrement grotesque où chacun y va de sa crise, de son coup de coude (figuré ou propre) souvent accompagné d’un larsen ou d’un plan de réaction atterré, créant un conflit de toute pièce là où on ne verrait qu’un cabotinage d’acteurs sans aucune direction. Reconnue pour sa direction d’acteur, Maïwenn semble ici totalement dépassée par son film, son œil de cinéaste semble hésitant et ne propose aucune poésie, et l’on se retrouve devant chaque séquence comme devant un film de famille que seuls les concernés pourraient apprécier.
Le romantisme et la décence
L’affiche du film en disait pourtant long sur le projet de la cinéaste : Maïwenn, au centre du cadre, regarde la caméra. Elle se regarde donc, puisqu’elle est elle-même réalisatrice ; autour de cette allégorie narcissique, des anonymes, au regard dirigé vers la droite, que la réalisatrice a trouvé bon de flouter afin de les rendre encore moins singuliers, de les fondre dans une espèce de masse informe : étrange démarche pour une cinéaste célébrée pour le réalisme de ses films, que de montrer aussi peu de respect pour son environnement en effaçant ses traits, ses silhouettes, ses émotions. Maïwenn est une cinéaste romantique, qui pose une vision outrageusement égocentrée de sa réalité, qui regarde de haut les passants depuis son appartement bellevillois, emmitouflée dans le pyjama de son grand-père décédé, et songeant à ses origines lointaines, que lui rappellent les silhouettes voilées qu’elle aperçoit en baissant le regard. Un air de oud souligne ce moment de voyeurisme bienveillant, et en fait une image d’Épinal d’un cinéma qui utilise le réel pour l’accorder à son fantasme, au lieu de s’en immerger pour y trouver sa place. C’est pourtant ce vers quoi le film tend dans ses dernières minutes : Maïwenn se rend en Algérie, le pays natal tant rêvé, imaginé, raconté, et dont elle vient d’acquérir la nationalité par un ressort exceptionnel – la sœur fâchée lui rapportant son passeport in extremis à l’ambassade. Maïwenn, filmée par une caméra à l’esthétique amateure, se balade à nu et anonyme dans les rues d’Alger, inconnue, presque pas repérable dans les plans de foule. La caméra se laisse déborder par la multitude et la singularité des situations, les hommes au café, les marchands de rue, les vélos pressés, et cette jeune femme observant un rythme nouveau, comme on apprend une nouvelle langue, attentive et oublieuse. La mise en scène jusqu’alors surfaite, poussée à l’asphyxie, trouve donc une issue reposante dans cette douce respiration, ce joyeux débordement final.