68/08 : champs d’action du cinéma

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Là où, en 68, le groupe Dziga Vertov voyait dans le refus de la représentation un mouvement contestataire significatif, le rapport Ferrand se bat pour la survie d’un audacieux cinéma d’auteur. Reste un lien : la place esthétique et politique du cinéma dans les affaires du monde.

Quelle impulsion, aujourd’hui, dans le cinéma français ? Quel élan ou débordement significatifs ? Quelle ambition de quelque cinéaste à proposer davantage que des « films », un peu plus que des « fictions » : un geste, un regard sans appel sur le contemporain, un positionnement ? La commémoration de Mai 68 implique directement le cinéma en ce sens que ce dernier s’est vu parfois violemment interrogé par un souffle, un évènement a priori essentiellement politique. Qu’avec le mouvement de contestation d’un système social se sont manifestés une recherche d’inconfort dans le domaine de l’expression artistique, un singulier souci de déséquilibre.

Dziga Vertov ou l’autre de la représentation

Reprenant le nom d’un cinéaste russe ayant à sa manière fait de la question du cinéma une affaire prioritairement théorique et politique, directement expérimentale (L’Homme à la caméra, 1929, reste une référence en matière d’avant-garde), le groupe Dziga Vertov, dont Jean-Luc Godard fut co-fondateur (avec entre autres Jean-Henri Roger), sera le lieu d’une volonté de « défaire » le cinéma. A une idéologie marxiste s’associait l’idée de faire du médium cinéma un objet de parole, de communication d’une certaine contestation. La fiction n’était plus l’essentiel, seul le montage importait par ses capacités à troubler toute définition immédiate, son potentiel subversif. Le langage cinématographique classique, qui pourtant insuffla à Godard sa passion originelle pour le septième art (cf. toutes les références incrustées dans ses propres films, d’ A bout de souffle à Pierrot le fou), apparaissait comme un confort, un « embourgeoisement ». Afin de mieux situer le réel, de donner à percevoir au peuple toute l’électricité du présent, au sujet devait être associée une crise, une mise à mal.

Cette ambition s’étendit au-delà de cette seule année 68, accompagna Godard  dans la réalisation, en 1972, d’un film en 35 mm (co-réalisé avec Jean-Pierre Gorin, indépendament du cadre de Dziga Vertov, le groupe s’étant jusqu’ici fait un point d’honneur de ne réaliser leurs « coups de poing » qu’en 16mm) : Tout va bien, suivant la rencontre d’un couple en proie aux doutes (les stars « de gauche » Yves Montand et Jane Fonda) avec le mouvement ouvrier, une approche directe de la lutte des classes (CGT vs Patronat). Financé par la Société Paramount, ce film se voulait appel plus direct, peut-être plus accessible au spectateur, recherche d’un retour massif (c’est le peuple qui fut toujours visé) sur une vision active du statu quo social. Avant (La Chinoise, 1967, par la question du petit livre rouge, préfigurait 68) comme après Mai (Tout va bien, sans doute tous ses autres films, marqués par ce profond refus de la linéarité), Godard fut comme le symbole (bien sûr pas le seul, mais le plus illustre) d’une volonté d’alliage de la pensée à la création. Moins que de l’art, plus qu’un langage, le cinéma trouvait, trouve pour lui sa pertinence dans son impact presque physique sur le réel. Filmer pour mieux se (dé)situer.

Faut-il pour autant conclure à une vanité de ces ambitions, l’incapacité qui fut finalement un peu la leur de trouver pérennité sur le long terme ? Le cinéma ne s’est-il pas, au fond, plutôt rapidement remis de cette critique de ses fondements narratifs, le « langage » ne s’est-il pas davantage affirmé suite aux diverses désillusions politiques, au vieillissement, sinon l’embourgeoisement, tout du moins l’accalmie relative des figures même de cette contestation ? Le cinéma français, par exemple, est-il aujourd’hui, de manière peut-être plus diffuse, moins affirmée et frontale, concerné par le monde, animé par quelque doute quant à ses propres potentialités subversives ? Les « formes » de 68 (au-delà du seul cinéma, la prolifération d’un art généralisé du symbolisme, entre aphorismes et happenings) sont-elles à présent les vestiges d’un feu désormais bien éteint ?

Installation romanesque, confort bourgeois ?

Souvent, parfois à raison, mais de manière un peu injustement globalisante toutefois, est fait le reproche au cinéma français d’être « nombriliste ». Les années 90, avec la naissance ou l’avènement cinématographique de toute une vague de jeunes auteurs, pour la majorité issus de la Fémis (en vrac : Desplechin, Lvovsky, Pascale Ferran, Rochant, Claire Denis, Assayas…), furent celles de l’installation, au-delà des styles respectifs et signatures diverses, de l’insinuation d’une « manière » française. Le jeune cinéma d’auteur français , bien que peinant à faire se déplacer les foules (satisfaire directement le Peuple à la manière, par exemple, de comédies survitaminées comme Les visiteurs), se révéla stimulant par son art de traiter avec appétit de la question du quotidien, de l’ordinaire, avec un savant mélange de trivialité et de détachement tendant presque à l’existentialisme. Vous et moi devenions, sous l’œil exalté et confiant de ces enfants de la Nouvelle Vague, Garrel ou Eustache, sans doute fascinés par le mythe de 68, parfois ex-collaborateurs des Cahiers du cinéma (revue symbolique des théories de l’époque), la matière première de toute une idée du contemporain. Davantage héritiers de Truffaut dans leur volonté de suivre une certaine ligne de fiction bien dense et romanesque, nombre d’entre eux n’en demeuraient pas moins questionnés par cette idée godardienne du politique.

Claire Denis, cinéaste de l’errance, urbaine mais voyageuse, ne manqua jamais d’instiller dans ses fictions des éléments et figures de style qualifiables de subversifs (séquences de pure transe, de manifestation corporelle sans mot ; dilution de séquences sous les filtres de la chef op’ Agnès Godard…). De même, Olivier Assayas se laissa progressivement prendre au jeu de faire face à sa fascination pour un cinéma impur, traversé par les flux virtuels les plus divers, les plus familières stridences sonores (riffs de guitare, tempos techno englobant ses films récents). Sans abandonner réellement l’idée de « faire récit », suivre le cours d’une histoire de cinéma, ces auteurs semblent en quête d’une interférence (toujours consentie) entre leur art et leur temps. Nourrir les films de l’air (des airs) du temps, retrouver une certaine essence subversive et expérimentale par un jeu aussi dangereux que bénéfique sur la confusion (des genres, des identités, langues, époques…). Là où le souci politique – l’héritage d’une aspiration marxiste – du groupe Dziga Vertov le conduisait à traverser littéralement les frontières en recherche d’un regard excédant la seule situation française (filmer le travail en Angleterre, par exemple, avec British Sounds, en 68), un souci principalement esthétique, plus discrètement engagé, fait ainsi voyager le jeune cinéma français, faisant du métissage culturel, de la circulation des signes, une progressive constante.

Ce nombrilisme tant attaqué est probablement moins le signe d’une ignorance du monde, d’un autisme, que d’une mesure. Plutôt que de prétendre à faire bouger les choses par le biais de mes petits moyens de sculpteur des images et des sons, en des temps où la notion même d’engagement apparaît comme assez floue, au bord de l’indéfinissable, pourquoi ne pas donner corps à des états inédits ? Utiliser le cinéma, son intégration naturelle du romanesque, remontant presque à ses origines, dans une optique d’autant plus contemporaine que requérant toute une prédisposition du public à accepter les possibles dérapages, les excès de ce romanesque. Là se détache particulièrement Arnaud Desplechin, qui de film en film se lance le défi de dissoudre ses histoires d’amour, de famille et d’identité dans les gouffres de fictions en permanente ébullition, incessamment déséquilibrées par leur presque maladive fabrication. Tout sauf de l’installation.

68 n’est pas mort : le cinéma demeure

En cette période cannoise, ayant cette année pour particularité de faire resurgir plus que jamais le souvenir de l’interruption du festival de 68 par Godard, Truffaut, Polanski et les autres, la question n’est plus tellement celle de l’embourgeoisement du cinéma, de son excessif confort dans le déroulé fluide de ses fictions. Mais davantage celle de la possibilité, aujourd’hui, pour des cinéastes soucieux d’approcher le monde par le biais d’un regard précis mais minoritaire (celui que représentent Pascale Ferrand et quelques figures de La profession, celui du Club des 13 défendant la cause d’un cinéma « du milieu » pris entre deux feux – en gros : compromis artistiques pour aisance économique) de confirmer l’utilité du cinéma, la nécessité pour lui d’être soutenu jusqu’au bout par l’Etat. Le combat de 2008 quant aux urgences politiques et artistiques du cinéma diffère de celui d’il y a quarante ans en ce sens qu’est désormais recherchée une plus grande latitude pour le projet fou de raconter encore des histoires. Mais il possède la même légitimité, celle de vouloir garantir aux artistes comme au peuple la possibilité d’une action, sur les pavés comme dans la trouble obscurité des salles .

A lire également sur Il était une fois le cinéma : Une histoire du spectacle militant, d’Albert Montagne (Big Blog, notes cinéphiles, www.albertmontagne.blogspot.com)

Tout va bien, Jean-Luc Godard


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