Une place au soleil (A Place in the Sun – George Stevens, 1951)

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Le rêve américain, à n’importe quel prix.

George Stevens réalise avec Une place au soleil l’un des films les plus lucides et cinglants sur l’illusion du rêve américain. Le film est une adaptation du roman Une tragédie américaine de Theodore Dreiser, paru en 1925 et déjà adapté au cinéma par Josef von Sternberg en 1931. La version de Stevens, grand succès des années 1950 et récompensée par six Oscars, est bien sûr la plus connue et n’était pas une adaptation littérale, s’inspirant également de la pièce qu’en tira Patrick Kearney. Les thématiques s’inscrivaient dans les questionnements parcourant l’œuvre de Theodore Dreiser sur les inégalités sociales et qu’on admirera au cinéma dans Un amour désespéré (1952), autre grande adaptation de William Wyler. George Stevens, en modifiant le titre du roman, annonce déjà le parfum de cruelle désillusion parcourant le film et exprimée dès la scène d’ouverture. George Eastman (Montgomery Clift), neveu pauvre d’un magnat de l’industrie, quitte tout pour venir travailler dans l’entreprise de son oncle où il espère gravir les échelons. Nous le découvrons sur la route qui le mène à son destin, sac en bandoulière, en train de faire du stop. Les rêves de grandeur du personnage nous apparaissent dans toute leur vacuité. Il s’extasie tour à tour pour un affiche publicitaire présentant une bimbo en bikini (accessoirement le produit vendu par son oncle) puis pour celle qu’il n’a pas encore rencontrée, Elizabeth Taylor fonçant au volant de sa rutilante décapotable. Dès qu’il se tournera vers la route, ce sera pourtant bien une semi-remorque poussiéreuse qui s’arrêtéra pour le prendre en stop, brutal retour sur terre qui préfigurera tout le parcours du personnage.

 

George Stevens traduit également cela visuellement dans sa manière d’illustrer les premiers pas du héros dans son nouveau monde. Patientant assis dans le bureau de son oncle, un plan large fait apparaître Eastman minuscule dans le luxe de l’immense pièce, plus tard la profondeur de champ le perdra dans l’immensité du salon des Eastman, lui debout dans une posture d’attente subalterne tandis qu’ils l’observent nonchalamment assis. Il semble aussi perdu et gauche face à ces êtres admirés et supérieurs que dans sa veste mal coupée. Tout au long du film, le réalisateur porte un regard à la fois bienveillant et très critique sur son héros. La maladresse du personnage est attachante mais son ambition superficielle nous apparaît d’emblée avec ces nombreux gros plans sur les regards admiratifs et envieux de George sur tout ce qui l’entoure, les fêtes luxueuses auxquelles il n’est pas invité, les jolies filles essayant des maillots de bain au sein de l’entreprise et bien sûr la divine Angela Vickers (Elizabeth Taylor), objet de tous ses désirs. George veut tout et tout de suite et sa frustration passagère se manifestera dans la séduction pressante qu’il fera à sa collègue d’usine Alice Tripp (Shelley Winters), commettant avec elle l’irréparable qui scellera tout son avenir. Montgomery Clift est parfait, ses traits doux exprimant une parfaite ambiguïté, entre ambition carnassière et vraie âme rêveuse. Cette dualité se ressentira constamment : le sentiment de fierté d’un trophée remporté autant que l’amour sincère dans sa relation avec Angela. De même, Alice Tripp constitue un obstacle à la réussite dont il rêve. Mais sans en être amoureux, il éprouve une réelle compassion pour elle et souhaite l’aider. Les rencontres en tous points opposées entre George et les deux figures féminines montrent bien cette différence. George ne croise la route d’Angela que dans des cadres lumineux, luxueux et où la photo de William C. Mellor lorgne vers le conte (Elizabeth Taylor irradiant l’écran de sa présence angélique et de ses regards tendres), tandis que l’on effectue un violent retour lorsqu’il se trouve en présence d’Alice.

 

Le physique plus « ingrat » de Shelley Winters s’inscrit donc dans des environnements urbains sombres et réalistes, des chambres de location plongées dans la pénombre, des cabinets de médecins cafardeux ou la salle d’usine. Aussi, Alice incarne pour George la honte d’un milieu d’origine qu’il faut cacher tandis que le secret qui les lie l’empêche de s’élever. Le destin va cruellement se charger de mettre George dans une situation intenable (le bureau des mariages fermé) et Stevens amène avec une grande intelligence le moment fatal où George va se débarrasser presque inconsciemment d’Alice. Un dialogue où elle vante l’heureuse existence modeste et humble qui les attend réveille chez lui les noirs desseins qu’il n’ose s’avouer et un malheureux concours de circonstances va les mettre à exécution. Le déroulement de la scène montre clairement l’innocence de George dans l’acte meurtrier mais la tension qui l’a précédé teinte ce moment d’une même ambiguïté. Il faudra attendre l’ultime séquence pour qu’il avoue n’avoir rien provoqué volontairement mais s’être accommodé d’une situation qui l’arrangeait. La froide satisfaction et la culpabilité se disputent dans tous les moments qui suivent et les rêves de gloire se font de plus en plus insaisissables alors même qu’il commence à être accepté chez les nantis. On regrettera sans doute les scènes de procès longuettes – c’est l’occasion de voir Raymond Burr jouer l’avocat avant Perry Mason (Erle Stanley Gardner, 1957-1966) – mais l’on est happé par ce crescendo dramatique puissant qui sera l’une des grandes inspirations du formidable Match Point (2005) de Woody Allen.

Titre original : A Place in the Sun

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Durée : 120 mn


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