Trois souvenirs de ma jeunesse

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« Je vais t´aimer comme on ne t´a jamais aimé. » Tu parles !

Soyons honnêtes : on n’avait déjà pas compris l’intérêt trouvé à Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) (1996) dans lequel, sans recul ni ironie, Arnaud Desplechin érigeait Paul Dédalus (Mathieu Amalric), un connard narcissique et égocentrique devenu depuis un modèle pour deux générations de cinéphiles, en héros. Pourtant, on avait aimé les autres films du réalisateur, leurs écheveaux narratifs et la danse fluide et enfiévrée de la mise en scène jusqu’au surprenant sursaut du récent Jimmy P. (2013), déroutante mais nécessaire remise à plat du travail du réalisateur qui l’empêchait de s’enfermer dans sa propre caricature. Enfin, c’est ce qu’on pensait. Parce que s’il est un film caricatural, c’est bien ces Trois souvenirs de ma jeunesse jusque dans son sous-titre lénifiant (Les arcadies, on en essuierait presque une larme) dans lequel on aimerait tant lire un second degré. Paul ânonnant un "Je suis triste. Je regarde la fin de mon enfance" achèvera de nous convaincre que notre attente est vaine.

On retrouve donc malheureusement Paul Dédalus, double et déguisement affiché de Desplechin (1),  jeune, avant sa fin de vingtaine mal portée de Comment je me suis disputé… Trois souvenirs, trois moments : enfance, adolescence, début de l’âge adulte. Ce dernier pan occupe l’essentiel du film. C’est bien dommage car la partie sur l’adolescence (le voyage en URSS et la "perte" du passeport) et ses conséquences trente années plus tard est de loin la plus intéressante, justifiant à elle seule le nom du personnage et attisant notre curiosité.

Sous la double égide ronflante et cucul de James Joyce (Dédalus est le nom du personnage de Portrait de l’artiste en jeune homme,1916) et de la mythologie grecque (Dédale est un sculpteur et architecte qui fit construire le labyrinthe pour enfermer le minotaure), Paul y déroule les grandes lignes de son existence. Lyriquement décrit comme "trop fiévreux, obscur", Paul parle déjà beaucoup, comme un livre, à tort et à travers, pour ne rien dire, même si personne ne semble s’en rendre compte et que le réalisateur tente de faire passer une diarrhée verbale énoncée sur le ton de la condescendance pour de l’intelligence. Le verbe est creux chez Dédalus, comme chez les autres personnages, désinvesti. Il y a du temps de parole, mais peu de contenu dans la parole. Ce qui frappe chez Paul (et qui, véritablement exploité, pourrait donner un film tragique et touchant) est son incapacité la plus totale à être naturel. Même dans l’intimité, le personnage ne se départit pas de sa façade érigée en mots. En mots creux, mais en mots quand même.

 

Le nœud de ces Trois souvenirs, c’est la rencontre avec Esther, dont la relation avec Paul était centrale dans le film de 1996. Mêmes personnages, mêmes effets, début de l’ineptie. Comme dans Comment je me suis disputé…, Esther n’est pas sortable, elle met la honte à Paul, n’arrête pas de sauter tout le monde. Vous comprenez, c’est gênant quand même. De quoi on a l’air ? Paul, lui, fait exactement la même chose, mais il a la décence d’être plus discret. Il est donc moins gênant. A nouveau, le problème n’est pas dans ce que les personnages font à l’écran, mais dans la manière dont ils sont décrits par Desplechin. Paul est constamment salué, encouragé par le film. Il faut voir le lyrisme effréné avec lequel la relation entre Paul et Esther est brossée. La caméra les flatte, les love, encourage leurs échanges. Tous deux s’enorgueillissent de la noblesse de sentiments qu’ils n’ont pas et qui ne parvient pas à dissimuler l’aspect sordide de leur relation.

« Souvent, je croyais que sans moi, tu serais moins bien, moins belle. »

Pire, et de manière encore plus visible que dans Comment je me suis disputé…, c’est la description des femmes qui est affligeante. Les personnages féminins, plus précisément les personnages d’amoureuses ou d’amantes, ne sont jamais bien traités chez Desplechin, dont le cinéma s’affiche ici sans complexe comme un cinéma de mec. C’est moins gênant quand la relation sentimentale n’est pas le cœur du film (Rois et Reine (2004), Un conte de Noël (2008), Jimmy P.). Mais ça a quelque chose de nauséabond dans Comment je me suis disputé… et Trois souvenirs. La femme – à l’exception de la mère, abusive ou de substitution – n’y existe que comme un objet disponible pour l’homme. On se la passe, on se l’emprunte, on se l’échange. En soi, pas de problème, chacun est libre de faire ce qu’il veut. On n’est pas là pour porter un jugement moral sur la sexualité des personnages. Le problème, c’est que ces femmes, et Esther en particulier, sont décrites comme sans volonté propre, sans pouvoir de décision. Cela donne lieu à des scènes surréalistes entre Paul et l’amant d’Esther (JP est par ailleurs le personnage le mieux dessiné; il pourrait être étrangement touchant dans sa détresse réelle) où la jeune femme n’apparaît que comme petite chose inerte qui passe de main en main, sans avis, ni autorité : forcément manipulée, jamais maître de son destin, sans même parler de son désir.
 

 

C’est en filigrane quelque chose de bien plus grave qui se trame dans le discours des deux films. De Comment je me suis disputé… à Trois souvenirs, les femmes aimables, les femmes désirables sont alors uniquement celles qui restent plutôt passives, dont l’intelligence ne vient surtout pas impressionner ou déranger les hommes. Valérie (Jeanne Balibar), le seul personnage féminin un poil retors du film de 1996, attirait, mais surtout faisait peur. Mais enfin, c’est évident, elle était "folle". Aucune ironie là-dedans, bien sûr. Paul pourra ainsi expliquer à Esther : "Toi, ta forme d’intelligence ne me rebute pas." Ce à quoi il se voit répondre : "C’est parce que tu sais que je ne me servirais pas de ma force pour t’écraser." Bonjour la vision des relations entre les sexes. On peut ainsi tranquillement traiter sa copine de "pute", sans qu’elle en prenne ombrage. A l’éventuelle beauté de ces personnages victimes ne répond que la vision de films qui s’ils ne sont pas volontairement machistes et rétrogrades (laissons planer le doute sur les sentiments réels du réalisateur) n’ont plus que la possibilité d’être franchement cons.

Mais au vu de l’enthousiasme critique effroyable en cette Quinzaine des Réalisateurs à Cannes, gageons que nous n’avons pas bien compris le film. Sinon cela voudrait dire que cette vision rétrograde est largement partagée et encouragée…

(1) Comme il l’expliquait à Télérama le 15 mai 2015.

Titre original : Trois souvenirs de ma jeunesse

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Durée : 120 mn


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