Tension de l’inconnue
Sur une mappemonde, on observe le parcours d’un navire parti de France pour naviguer autour du monde, traverser la Méditerranée et faire escale à Djibouti. C’est là que Jean, sa compagne Isabelle et le fils de cette dernière, vont croiser la route puis embarquer Mike, un homme cherchant à partir de son pays pour on ne sait quelle raison. La première intelligence du scénario de Tout le monde m’appelle Mike, consiste à laisser le passé et les motivations de ses personnages dans le hors-champ pour mieux les faire transpirer au travers de multiples petits détails de comportement, d’attitudes et des remarques que les personnages peuvent se faire durant leur traversée. Autant d’indices et de pistes qui amènent le spectateur à douter de l’état d’esprit de tout à chacun à mesure que l’intrigue progresse. Ce qui génère avec aisance un mystère, un suspense et une paranoïa croissant à mesure que le voilier s’enfonce dans le golfe d’Aden. La tension générale est encore accentuée par la surprenante apparition, sans crier gare, au gré d’un changement de plans, de divers éléments perturbateurs qui surgissent au milieu d’une mer que l’on pensait déserte. Des éléments d’autant plus imprévisibles et pesant qu’ils apparaissent au milieu de nulle part et représentent, symboliquement, les réalités que les personnages tentent respectivement de fuir.
Émotion en eau trouble
La lenteur assumée du film est ainsi utile à la montée en tension de son intrigue. Une montée en tension servie par la qualité de jeu des trois interprètes principaux. La caractéristique de ces derniers consistant à jouer leur personnage sur une ligne trouble, où l’on ne peut jamais véritablement identifier clairement le type d’émotion ou le regard observé, et tout cela correspond bien à ce que l’on croit : de la compassion ou du mépris, de la tendresse ou de l’inquiétude, du courage ou de la lâcheté…Un état rendu justement possible par la dissimulation du passé de chacun des personnages. Daphné Patakia demeure la plus magnétique de tous les interprètes, notamment du fait de son regard aussi électrique que fantomatique, rappelant parfois celui de Charlotte Rampling, et qui peut simultanément évoquer aussi bien la tendresse que la violence, la vulnérabilité que la force de conviction. Et il faut saluer la belle découverte du film en la personne d’Abdirisak Mohamed, qui incarne Mike avec force et compétence. Cette force provenant autant du véritable talent d’acteur de l’interprète, que du vécu auquel il a sans doute eu recours pour nourrir son personnage, lui qui est un véritable migrant (comme une part de la distribution).
Ligne claire
La qualité de jeu des interprètes est aussi rendue possible grâce à la qualité d’écriture de leurs personnages, chacun se trouvant à la limite du cliché des Occidentaux naïfs et de l’autochtone sournois, sans jamais y céder. Chacun d’eux est porteur d’un mal être sincère, que l’on comprend émaner de leur culture ou de leur situation d’origine. Des situations qu’ils cherchent à fuir pour des raisons radicalement éloignées, comme provenant de dimensions parallèles. Ces raisons : écologie, solitude et déclassement pour les Français, misère, violence et absence de perspective pour l’Africain, matérialisent efficacement le gouffre culturel qui les sépare. L’auteur prenant garde à ne jamais prendre parti ni à juger les uns comme les autres, mais à les observer dans une forme d’objectivité issue de la situation dans laquelle il les a placés. Ce gouffre culturel qui se fait jour accentue la tension et la paranoïa des personnages à mesure que le dénouement approche et que le croisement de leur route révèle la nature irréconciliable de leur destin. Ainsi, la véritable tragédie qui se joue à l’écran réside avant tout dans le fait que, bien que les personnages soient en capacité de se rapprocher du fait de leur mélancolie commune, leurs origines culturelles comme l’héritage d’un passé colonial impensé (présent en sous-texte, notamment au travers du fait que Mike parle français là où les Français ne parlent pas sa langue et baragouinent l’anglais) finissent par les éloigner et les confronter.
Entre deux eaux
L’ambiguïté des personnages comme des situations est intelligemment répercutée au sein de la mise en scène, par le type de plans employés : des plans quasi exclusivement fixes. Une fixité qui ne l’est jamais tout à fait du fait du mouvement permanent du bateau sur l’océan, perceptible en intérieur comme en extérieur. Ce faisant, cette sorte de contradiction ontologique du cadre, qui associe une fixité et un mouvement permanent, n’a de cesse de générer et d’accroître le malaise chez le spectateur. Cette contradiction se retrouvant jusque dans le traitement des couleurs de l’œuvre : chaudes et rassurantes, elles jouent comme le rôle d’un trompe-l’œil en charge de dissimuler le véritable caractère des personnages principaux : angoissé, désabusé, voire violent. Le malaise général est enfin parachevé, d’une part, par le recours récurent de la courte focale, qui renforce l’aspect de claustrophobie à l’intérieur du bateau et d’isolement des individus durant les extérieurs, et, d’autre part, du fait de la rareté de la musique. Une rareté qui laisse la place à un silence qui, d’apaisant à l’origine de l’histoire, finit par devenir angoissant.
Allez le voir !
Tout le monde m’appelle Mike parvient ainsi à être aussi étouffant qu’il est rayonnant. Il rappelle autant Un couteau dans l’eau que Plein soleil, sans que jamais pour autant, il n’ai l’air d’être un film hommage et encore moins une copie de ces œuvres mythiques. Film d’entre-deux, où le thriller psychologique le dispute au road movie et au western, l’œuvre ressemble à ses personnages : elle est ambiguë et indiscernable, trouble comme les bornes du monde post-mondialisé déséquilibré et rejeté qu’il dépeint. Il se paie même le luxe d’avoir des qualités documentaires durant son ouverture, lorsqu’il filme le véritable Djibouti, sa pauvreté et sa violence aux aguets au fond de ses cadres. Et parce que cet excellent premier long métrage est présent dans peu de salles, souhaitons-lui bonne chance et encourageons toute personne en ayant la possibilité, d’aller le voir en salle. Un succès, même modéré, permettrait à Guillaume Bonnier d’enchaîner avec son second long métrage ; un film que nous attendrons dès lors avec impatience.