En marge du fantastique…
Eminent spécialiste du polar fantastique et du film d’horreur, Kiyoshi Kurosawa crée la surprise en livrant une œuvre enracinée dans le réel et le quotidien. Un tel changement de cap dans la filmographie du cinéaste n’est pas vraiment étonnant, si l’on se remémore des films comme Jellyfish (2003) ou License to Live (2000) qui, déjà, ne présupposaient aucun élément surnaturel. Aussi, loin de se réduire à une seule étiquette, le cinéma de Kurosawa semble multiplier les occasions de se dépasser et de s’enrichir de nouvelles formes. Un autre Kurosawa, assez curieusement, avait plus ou moins emprunté le même chemin, il y a bien des années de cela…
Si Tokyo Sonata se montre différent de tout ce que Kurosawa a pu réaliser jusque-là, c’est que le cinéaste y aborde des questions d’ordre social, totalement inédites dans son cinéma. Directement en prise avec des thèmes comme le chômage, la précarité et la détresse psychologique à laquelle de telles situations peuvent déboucher, le long-métrage se situe aux antipodes des préoccupations habituelles de Kurosawa, et semble se rattacher à toute une tradition du cinéma japonais bâtie sur la représentation de la famille.
Sortant sur les écrans en pleine période de crise financière et sociale, le film trouve une certaine résonnance dans le contexte actuel, qu’il semble avoir pressenti avec une étonnante part de lucidité.
Une observation attentionnée
Représentatif du profond malaise vécu par la société japonaise depuis un bon nombre d’années (rappelons que le Japon a connu une crise importante en 1997), Tokyo Sonata s’en prend à la base même de la conception de cette société : la cellule familiale et, à travers elle, l’autorité paternelle. Licencié à la suite d’une restructuration abusive du personnel de son entreprise, le père de famille du film cache à ses proches le changement de sa situation professionnelle. Comblant sa frustration par un excès d’autorité envers ses propres enfants, le personnage conduit sa famille au démantèlement et à la dissolution progressive de ses repères affectifs. Impliqués à tour de rôle dans des situations insolites et saugrenues (le père va trouver une pochette pleine d’argent, la mère est prise en otage par un cambrioleur raté, le plus jeune fils est retenu en garde-à-vue au commissariat), les membres de la famille vont s’isoler les uns des autres, le temps d’une nuit, et remettre en question le sens de leur identité commune et respective. A la vie bien ordonnée, voire protocolaire, que laisse présager le début du film s’oppose là une kyrielle de fuites en avant particulièrement chaotiques.
Subtile et ingénieusement conçue, la construction narrative du film a ceci de remarquable qu’elle ne se contente pas d’encadrer la psychologie des personnages, mais influe directement sur son évolution et en détermine les principaux critères. Si les premières séquences se focalisent avant tout sur la figure monolithique du père, autour de laquelle ses proches gravitent comme autant de satellites, le dernier tiers du film, quant à lui, renverse totalement le champ en libérant les protagonistes du modèle familial auquel ils ont d’ores et déjà cessé de croire.
La sympathie et le désarroi
D’une démarche tout à la fois souple et précise, Tokyo Sonata n’aborde aucune question de front et ne se veut à aucun moment démonstratif, ni même critique. Mené de bout en bout en ces termes, le processus adopté par le film consiste tout simplement à observer la dégradation des rapports familiaux au sein de la société japonaise, dès lors que celle-ci se trouve confrontée à des événements qui non seulement la dépassent, mais pour lesquelles il n’existe toujours pas de solutions.
Bien plus encore que les précédents films du cinéaste, Tokyo Sonata se définit par sa propension à ne pas dire ou à ne pas montrer certaines choses, à faire flotter le sens de l’intrigue ou de la fable mise en scène. Elliptique, et souvent même énigmatique, le montage vient rompre la continuité d’un certain nombre de scènes de manière à juguler l’attention non sur l’action proprement dite, mais sur les situations telles qu’elles se déploient les unes par rapport aux autres. Allié à la rigueur de la construction narrative, ce détachement du point de vue à l’égard du récit permet au cinéaste de dégager dans le cours de son film une puissante trajectoire émotionnelle, suscitant tour à tour la sympathie et le désarroi, et dont le principe consiste à souligner l’absurdité à travers laquelle les rapports familiaux se voient conduits.
Qu’il aboutisse à un film fantastique ou à un film réaliste, le travail de Kurosawa semble toujours prendre en compte les mêmes objectifs. Là où le surnaturel se voit appréhendé comme un moyen légitime pour ouvrir à son maximum le champ des interprétations, le registre soulevé par Tokyo Sonata vise sur un même principe à s’appuyer sur son ancrage dans le réel pour proposer différents niveaux de lecture. Par-delà le régime de représentation proposé par le film, se profilent en effet les contradictions de tout un modèle social retranscrit sous les traits symboliques des protagonistes principaux.
Kiyoshi Kurosawa fait preuve, avec Tokyo Sonata, d’une surprenante maturité. Parvenir à détourner les codes du film «social» après avoir effectué un long détour par le fantastique, mais aussi à concilier avec autant d’aisance son attachement et ses doutes quant à son pays natal, garantit incontestablement un amour profond pour le cinéma et une très grande maitrise du même art.
Sortie le 25 mars 2009