Au pied du Barrage des 3 Gorges en Chine fourmille la population locale, éveillée et évoluant dans le brouillard : le barrage va être ouvert, la vallée doit être quittée.
A l’image du fleuve dont les affluents semblent investir chaque coin des plans de paysages, Jia Zhang Ken ne manque pas d’entremêler certains personnages et de montrer les interactions qui naissent de leurs décisions. Comme une gigantesque toile, incapable d’un équilibre susceptible de connecter ses habitants, mais cherchant pourtant à les réunir quelle qu’en soit la manière.
Un étrange plan-séquence ouvre le film, synthétisant par un bref passage sur ces visages anonymes les restes de vies sommées à l’exil. Mais entre résignation et derniers instants, la vie quotidienne suit son cours et rien ne semble pouvoir arrêter son fil inéluctable.
Malgré le terrible contexte appelant au désespoir (un gouvernement sourd, une administration incompétente, un danger imminent), les personnages longtemps habitués à pareil traitement laissent filer la machine en pleine expansion, espérant secrètement être pris en compte la prochaine fois. A l’image de ces nouveaux prospecteurs investissant dans les secteurs à développer et obtenant tout d’un claquement de doigts, les oubliés recréent ces codes dans les bas-fonds et tout système de valeurs semble oublié.
S’ajoutent au tableau les images récurrentes de paysages brisés par la vacillante architecture des hommes, qui déjà se doit de disparaître du relief. Sur les flancs des montagnes, toute trace disparaît progressivement, par les mains mêmes de leurs artisans : c’est à coups de masse et en groupe que l’on vient détruire les habitations.
Lui est un chinois des campagnes, s’aventurant dans un territoire inconnu, côtoyant des individus aux soucis bien réels, s’accrochant à quelques modèles dont celui de la fierté nationale, Chow Yun-Fat, parti faire fortune de l’autre côté de l’écran. Elle, bien plus désillusionnée, prend le parti de partir à la rencontre d’un mari absent depuis 2 ans, quitte à confirmer des soupçons alimentés par des mois de solitude. Ils sont deux, mais sont aussi des milliers, marginalisés, luttant au quotidien pour survivre. Malgré l’état de décrépitude les entourant, les personnages errant ainsi l’âme en peine sont bels et bien vivants, guidés par un but immuable entretenu en leur for intérieur. Un bouillonnement perpétuel et une démarche sûre sont les constantes d’un film à la limite du documentaire, qui se veut témoin d’un instant précis.
Parfois contemplatif à l’extrême malgré son orientation, le film de Jia Zhang Ke est formellement austère mais dresse un portrait formidablement optimiste d’une humanité mise à rude épreuve, au cœur d’un paysage désagrégé.
Dans ce désert de vie, un homme cherche sa fille. Une femme cherche son mari. Envoyés d’un bout à l’autre de la vallée par des indications imprécises sur des lieux géographiques précaires car en sursis, suivant un bon vouloir versatile. Au cœur de leur traversée, c’est un pays en pleine mutation qu’ils découvrent, tourmenté par le respect de ses traditions et l’ouverture au monde à présent prônée. Une chanson d’enfant hurlée d’un bout à l’autre d’une pièce nous rappelle à l’ordre. L’opportunité de gagner quelques pièces salutaires fait converger les regards intéressés. Les interrogations justifiées de quelques habitants forcés de quitter leurs maisons complètent l’étrange et fascinant tableau. Cohabitant le temps de quelques séquences avec la relève du pays, ces témoins croisent les nouveaux architectes de cette utopie, et traversent le film avec leur seule humanité pour compagnons.
Le récit s’appuie sur une série d’oppositions : le communisme bienveillant auquel adhérait les populations disparaît au profit du capitalisme forcené, les pauvres s’exilent en masse devant l’imminence du danger provoqués par les « responsables » des villes, les valeurs traditionnelles s’inclinent face à la nature de l’homme… Une balade désabusée dans la Chine d’aujourd’hui, qui dispose de ses citoyens, impose des mesures aberrantes et cherche à évoluer vers un modèle occidentalisé, au détriment de son passé.
Découpé en différents chapitres (cigarettes, thé, bonbons), le film déroule lentement son fil, s’arrêtant parfois sur le bas-côté pour contempler les vies que chacun s’apprête à abandonner, que ce soit par choix ou dépit. Le plus beau de tout ? Ces personnes, qui acceptent et prennent sur eux pour progresser, croire en un plus bel avenir. Avec son fleuve éternel et ce barrage menaçant de tout balayer, Still life est avant tout un constat désarmant sur un pays magnifique et troublant, incapable de veiller sur ses citoyens tout en s’extirpant d’un temps à présent révolu, prêt à conquérir le monde sans s’assurer d’y être préparé.