Sortie inédite : « Je veux seulement que vous m’aimiez » de Rainer Werner Fassbinder

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Sort aujourd’hui en salle l’un des films les plus puissants de l’indémodable franc-tireur allemand… qui est en fait un téléfilm !

Sortant tout juste d’une semaine de couverture du stimulant Festival Séries mania, ne voilà-t-il pas qu’une autre production télévisuelle fait à son tour, en ce même mois d’avril, l’actualité du cinéma : Je veux seulement que vous m’aimiez (1976) du grand Rainer Werner Fassbinder. Quelques mois après la sortie DVD et Blu-Ray – ainsi que l’exploitation en salle une semaine durant – de sa grande œuvre d’anticipation, Le Monde sur le fil (1973), Carlotta fait l’honneur à ce téléfilm beau et cruel d’une première diffusion française sur grand écran. Commençons déjà, pour le situer tout de suite dans l’œuvre, par préciser d’emblée que ce (télé)film est avant tout l’une des productions les plus sèches, les plus nues, les plus franchement désenchantées de son auteur.

Dès le départ, tout laisse en effet deviner que le sort du brave Peter, bon fils construisant de ses seules mains la nouvelle maison de parents aux signes d’affection encore attendus, en est jeté, que décidément non, il ne sera pas donné à ce jeune homme de vivre un jour quelque prospérité. Cela est déprimant, c’est un fait – bien que la crise économique, le choc des subprimes semble, aux yeux de l’actu, déjà derrière nous, une œuvre comme Je veux seulement que vous m’aimiez aide à se faire une idée concrète, matérielle de ce que veut dire vivre « au-dessus de ses moyens », littéralement. Mais d’un point de vue strictement scénographique, au niveau de la pure composition des plans, de la structure de chaque scène, peu de propositions, aujourd’hui encore, se révèlent aussi saisissantes, confirmant, à la suite d’un Welles ou d’un Hitchcock – pourquoi pas d’un Douglas Sirk, qui fut son seul modèle avéré – que formalisme n’est pas forcément adversaire de réalisme.

Ce film fait mal partout, au cœur, aux yeux, aux idéaux, tout plan étant chargé d’une inquiétude sourde (à laquelle le jeu tout en tension obtuse de Vitus Zeplichal, beau nounours plein de chagrin contenu, n’est pas étranger), laissant le champ ouvert à l’intuition d’une chute, d’un désastre tout proche. Lorsque Peter annonce à ses parents, suite à son mariage subit avec Erika, son amie d’enfance, qu’il a décidé d’aller s’installer à Munich – soit une grande ville susceptible d’accueillir plus régulièrement ses talents de maçon, le marché du bâtiment y étant en pleine expansion –, bien que ces derniers accueillent la nouvelle avec la bonhommie, la « fierté » requises, quelque chose dans l’image, peut-être le scepticisme évident de la jeune mariée (Elke Aberle, d’une louable sobriété), sinon la gêne du garçon lui-même désamorce en même temps son élan.

 

Dans ce monde là – celui de Fassbinder, mais plus particulièrement celui dessiné par ce film –, nul projet, aucune ambition ne se dépare de son empêchement annoncé. Et c’est précisément ce qui est aussi beau ici, ce qui rend ce film aussi fort : ce refus obstiné du cinéaste d’accompagner son personnage dans ses projections, de lui donner un élan qui de toute manière contredirait sa propre conscience de sa destinée. Ce cloisonnement des êtres dans une vie sans rêves, ce sens du déterminisme rejoindrait celui d’un autre grand cinéaste n’ayant fait œuvre que de pesanteur, d’amour vache, de désaffection : Maurice Pialat, dont nous avons déjà beaucoup parlé ici il n’y a pas si longtemps. Mêmes fictions privilégiant la chambre, le salon, les lieux clos aux grands espaces, le siège au déplacement. Chez l’un comme chez l’autre, circule au moins dans un titre l’éventualité d’une vie en rose, le mot magique (« A nos amours » , « Je veux seulement que vous m’ aimiez »), mais moins comme une quête qu’un renoncement sans complainte, une acceptation sans larme de ce qui d’évidence n’adviendra jamais, ne peut définitivement pas être envisagé ici, en ce bas-monde.

Ainsi suit-on la descente aux enfers du jeune couple installé à Munich, très vite chargé d’une bouche supplémentaire à nourrir, avec un mélange de compassion (chaque mensonge de Peter, à dessein de faire un peu rêver sa femme, teinte le film d’une douceur, d’un « romantisme » soumis au diktat de la lucidité – magnifique mise en scène des regards, témoignant, au même titre que la posture d’un personnage, du degré d’assimilation du statu quo, des répercussions physiologiques de la psyché) et de résignation, bien conscient que les motivations du cinéaste excèdent la validation mélodramatique. Je veux seulement que vous m’aimiez, fiction inspirée d’une étude psychiatrique autour de l’acte meurtrier d’un jeune allemand, comme toute proposition de Fassbinder, s’il donne le dernier mot au désespoir, à la désillusion (de larmes amères en droit du plus fort), se veut avant tout œuvre de réajustement : plutôt que de plaindre ce cas particulier, voyez juste, vous qui n’avez pas – encore ? – franchi la ligne rouge, à quel prix se paie l’accès à une image supposée du bonheur, la lubie des lendemains qui chantent. Terrifiant. Inoubliable.


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