Plutôt que de tourner une fiction, certains réalisateurs filment directement les concerts ou les festivals de rock. D’autres choisissent de traiter des artistes ou des groupes mythiques sur base de la réalité, en montant images d’archives, morceaux originaux et interviews des protagonistes, de leur entourage, de leur public. Plus que de travailler sur le rendu d’une musique et d’une ambiance, plus que de vouloir bousculer les oreilles ou rendre justice à une légende, la question est de comprendre petit à petit comment cette manière de conter l’épopée rock se singularise par son intention.
Lorsque Martin Scorsese filme en 2006 le concert des Rolling Stones au Beacon Theatre, réalisant Shine a light (2008), il s’inscrit dans une longue lignée de cinéastes à l’envie double : d’un côté, livrer aussi brute que possible la scène d’une époque, de l’autre, témoigner de sa propre émotion musicale. Car, participant déjà au montage de Woodstock et réalisant No Direction Home (2005) sur Bob Dylan, Scorsese est aussi « simplement » un fan des Stones. Indépendamment de l’accueil critique (dont le spectre est aussi large que possible pour les films dont nous parlons), ce qui dénote est la volonté d’un homme de cinéma de mettre en scène le rock. Le mouvement musical est-il taillé pour le cinéma ?
En 1967, Pennebaker s’immisce déjà avec talent sur scène pour filmer Bob Dylan pendant sa tournée (Dont Look Back en 1967), et crée la forme du documentaire rock classique, s’intéressant aux concerts et aux acteurs de ces concerts, qu’il s’agisse ensuite de David Bowie dans Ziggy Stardust and the Spiders from Mars (1973), ou de Jimi Hendrick dans Jimi Hendrix Live (1989). Or, cet intérêt pour des concerts historiques n’est pas une lubie personnelle ; loin d’une intime captation du live, des backstages au micro en passant par la foule, le réalisateur scénarise et monte la matière brute. La formule est florissante depuis, et les films nombreux ; citons en exemple A Right of Passage (1981) de Lech Kowalski, film culte sur l’unique tournée des Sex Pistols aux États-Unis en 1978 ; Stop Making Sense (1984) de Jonathan Demme, où le réalisateur saisit de manière unique le concert des Talking Heads ; et enfin Year of the Horse (1997) de Jim Jarmush, qui suit Neil Young pendant sa tournée. L’interdisciplinarité qui existe entre le 2ème et le 7ème art se crée ainsi un chemin propre, capable de révéler ce que les deux petits frères ont en commun. Enfants contemporains des studios, le rock et le cinéma s’emmêlent les pinceaux. Et le film rock devient bien une toile.
Cependant, contrairement à la fiction (comme celle des biographies, les « biopics »), le propre du documentaire est d’être une toile de fond. D’une part, on y trouve dessinés les lieux et les époques, les générations et les héritages. Quand Michael Winterbottom (24 hour party people – 2002), ou Grant Gee dans Joy Division (2009), choisissent la scène de Manchester à partir des late seventies, l’impact musical compte aussi par ce qu’il raconte : une ville, un pays, son Histoire, sa société, des réponses d’hommes, en quelques cris, quelques sons, quelques mélodies. Ouvrant des perspectives inédites en faisant place au contexte politique, la musique domine alors parce qu’elle transcende sa condition de création et sa condition d’écoute.
D’autre part, en suivant les musiciens, dans leur studio, leur concert, en suivant leur public, groupie or not groupie, le documentaire donne vie à ce qu’il y a d’incompressible : l’art, peut-être même avant l’œuvre, est un parcours. Le rocker ou le groupe, fruit d’un contexte comme fruit du temps, choisit, évolue, change, s’adapte ou se perd, se fige, s’éloigne. Et c’est ce parcours qui gagne à être partagé, grâce à l’œil témoin du réalisateur.
Reprenons l’exemple du groupe Joy Division. Le biopic, la fiction centrée sur le leader du groupe, Ian Curtis, réalisée par Anton Corbijn (Control en 2007), est une interprétation importante du parcours. Romancée, elle apporte une universalité indéniable : amateur ou non de la musique, l’épopée de son mentor est suffisamment dramatique pour toucher. Et la fiction rock est peut-être alors un bon medium de diffusion de l’œuvre. Néanmoins, en règle générale, cette sacralisation de l’icône est en même temps ce qui éloigne du rocker (chose qu’il vit d’ailleurs lui-même souvent mal). La fiction peut tendre à confirmer, voire amplifier, la caricature même du rock : subversion, excès, succes story, drame. Et dénaturer parfois son élan.
Plus spécialisé, moins grandiloquent, le documentaire a néanmoins une patte intemporelle, des couleurs d’histoire qui font l’Histoire au-delà du film. Sans scénario linéaire, sans acteurs, il dépeint les artistes dans leur singularité, celle d’une vie ; éminemment, le film Joe Strummer : The Future is Unwritten (2007) de Julien Temple, trace le parcours du chanteur des Clash de son enfance à sa mort.
Ainsi, le « docu rock » emmène au-delà de l’anecdote ou de la romance : s’intéressant aussi au contexte, il dégage la figure du musicien de ses fantasmes personnels et de l’imaginaire collectif.
L’émotion est étymologiquement ce qui met en mouvement (é-mouvoir). Voilà la spécificité qu’il semble y avoir dans le documentaire rock ; non content de frôler les cordes tendues d’une guitare (et déclencher la sensibilité), il situe le spectateur.
« Un pour l’argent, deux pour le spectacle, trois pour être prêt »*? Et plus encore. Quand, dans un amour partagé, le cinéma et le rock rendent hommage aux hommes qui font et écoutent l’Histoire, le documentaire est une communion de genre : le genre humain.
* Paroles de Blue suede shoes d’Elvis Presley