Le film noir rétro et retors de Roman Polanski n’a rien perdu de son attrait infectieux.
Le mal, son attrait, son pouvoir insidieux et maléfique est un des thèmes de prédilection de Roman Polanski. Il ne l’aura jamais plus subtilement exploité que durant sa trop courte (pour les raisons que l’on sait) carrière américaine avec les chefs-d’œuvre que sont Rosemary’s Baby (1968) et Chinatown (1974). Dans Rosemary’s Baby, Polanski intégrait ce mal dans la quiétude d’un foyer ordinaire et en frappait la plus innocente des créatures avec une Mia Farrow oppressée par une menace démoniaque ou sa propre folie, symbolisée par l’enfant qu’elle portait. Cette dimension maternelle annonce en tout point Chinatown, cauchemardesque parabole sur les origines du Mal avec cette évocation trouble des fondations de la ville de Los Angeles.
Le script de Robert Towne s’inspire du drame qui frappa Los Angeles le 12 mars 1928 lorsque le barrage construit par l’ingénieur William Mulholland (et reliant l’aqueduc de L.A. à Owens Valley pour alimenter la ville en eau) céda, tuant plus de 400 habitants de la ville voisine de Santa Paula. Mulholland vit sa carrière brisée du jour au lendemain et surtout son nom sali par des rumeurs de corruption, et la L.A. moderne dont il fut l’inventeur toujours associée à ses fondations sanglantes. Dans Chinatown, le scénario divise Mulholland en deux personnages signifiant sa dualité : les bienfaits du bâtisseur indomptable avec Hollis Mulwray (dont le nom est un anagramme de William Mulholland) et le riche entrepreneur corrompu avec Noah Cross (John Huston) dont le prénom détourne sous un jour néfaste la métaphore biblique. C’est ici un Noé malfaisant qu’incarne Huston, reconstruisant le monde pour sa propre richesse après le déluge et comme le révèlera le terrible final, sera le père non plus d’un peuple aimant mais celui d’une progéniture qu’il a souillée. Tout débute dans un ton de film noir classique revisité par le Nouvel Hollywood avec une enquête policière sur une histoire d’adultère qui va mener bien plus loin le détective privé Jack Gittes (Jack Nicholson). Le scénario tortueux de Robert Towne nous promène dans une intrigue prolongeant par la fiction les conséquences du drame de 1928 où des nantis détournent l’eau de la ville pour irriguer les terrains de la Northwest Valley. Ces terrains acquis à un prix dérisoire enrichiront leurs propriétaires corrompus lorsque ceux-ci seront incorporés à Los Angeles, mégapole aux racines viciées.
Ces grands enjeux s’illustrent cependant sous un angle étouffant et malsain par Polanski qui selon sa règle habituelle amène tous ses développements narratifs par le seul regard de son héros Jake Gittes. Le ton trivial et la désinvolture de Gittes cède au mystère puis à la menace lorsque l’ampleur du complot se dévoile. Jack Nicholson en cynique soudain guidé par la quête de la vérité trouve le rôle qui fera de lui une star et Faye Dunaway victime et manipulatrice incarne une troublante femme fatale. La photographie ocre de John A. Alonzo, plutôt lumineuse pour un film noir, s’éloigne pourtant de l’imagerie ensoleillée associée à Los Angeles. Les couleurs semblent toujours légèrement desaturées comme dans un mauvais rêve et sans céder à l’étouffement urbain du genre, Polanski délivre un malaise équivalent dans son usage des grands décors naturels environnants. Des coups de feu surgissent d’une paisible orangeraie, un cadavre est repêché d’un cours d’eau et le bientôt lucratif désert offre une désolation déprimante.
Le quartier de Chinatown est le berceau, le guide et l’aboutissement de tous ces maux qui rongent la ville. Cette facette est subtilement amenée par divers dialogues ramenant Jake Gittes à son passé de flic dans cette zone de non droit. C’est là que culminent les péchés de la Cité des Anges où les autorités ont fini par tolérer le crime pour plus de confort (et où il est sous-entendu que Jake a perdu un être cher dans la belle scène d’amour avec Faye Dunaway) et que le drame final se jouera dans l’indifférence. Le drame familial sordide au parfum d’inceste initie donc la tout aussi trouble grandeur naissante d’une ville mythique.
Grand succès publique et critique, Chinatown sera nominé pour onze Oscars (dont ceux des meilleurs acteurs pour Jack Nicholson et Faye Dunaway), Robert Towne remportant celui du meilleur scénario original (souvent qualifié d’un des meilleurs jamais écrits) quand bien même celui-ci fut largement réécrit par Polanski et le producteur Robert Evans, notamment sa fin tragique. Towne voyait Chinatown comme le volet d’une trilogie où la corruption tournerait autour des ressources sur l’eau, le pétrole puis la terre. De grandes ambitions qui tourneront court avec l’échec du deuxième volet tardif The Two Jakes (1990) réalisé par Jack Nicholson.
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