Putty Hill

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« Putty Hill » n´est pas un << événement >> de cette rentrée cinématographique. Il n´en est pas moins l´une des plus belles et plus captivantes sorties. Un film rare.

Trop peu souvent le cinéma, alors qu’il en a la possibilité immédiate, nous étonne, nous secoue, nous dérange. Trop souvent le cinéma ressemble à une bonne vieille paire de charentaises : confortable et rassurant. Trop souvent le cinéma est fainéant et ne nous donne que ce que l’on attend, exactement ce qu’on attend. Bien sûr tous les films ne sont pas là pour nous violenter et faire basculer nos certitudes. Mais il est bon de temps en temps de tomber sur l’un d’entre eux. Putty Hill est de ceux-là. Etrange, inattendu, questionnant et donc forcément fragile. Toujours en deçà ou au-delà de ce que l’on pourrait attendre de lui, déjouant nos attentes, pour suivre une voie qu’il s’est lui-même tracé plutôt que la route imposée de la fiction cinématographique.

Dans la lignée d’Hamilton, le second film de l’américain Matt Porterfield est un joli et important coup de pied dans les conventions et catégories du septième art. Putty Hill est un film qui sollicite énormément le spectateur quant à l’identification de ses enjeux. Plane sur tout le film cette question simple, mais qu’on a largement oublié de se poser au cinéma : qu’est-ce que c’est ? Quel est l’objet qui est devant mes yeux ? Une large part de l’intérêt du film tient, non pas dans la résolution de cette question mais dans son appréhension, de l’état de tension qu’il produit chez le spectateur. Putty Hill est un quartier de Baltimore, pas le plus beau, pas le plus difficile. Le film s’ouvre par des plans fixes sur une maison, puis son intérieur. Pas vide, mais presque. Le film respire l’absence. Celle de Cory, un jeune du coin mort récemment. Cette absence va remplir le film.

De Cory, on ne verra rien. Ni les obsèques, ni le corps, pas même une photo. Mais son souvenir envahit le film, constitué par l’adjonction de témoignages de ses proches. Entre des lieux aimés et la mémoire des siens, une silhouette du jeune homme prend forme dans notre esprit. Ceux qui l’ont connu sont interviewés, le plus souvent hors-champ. En plans fixes le plus souvent, ils dévoilent à la caméra des choses parfois assez intimes. L’identité de l’interviewer restera un secret. Un membre de la famille, un ami, le réalisateur lui-même, le spectateur… ? Petit à petit, le cercle des interviewés s’élargissant, du seul jeune homme, c’est le portrait d’un quartier et d’une jeunesse qui se dessine.
 

Malmener la fiction

Putty Hill a tout du reportage télévisuel : l’inclusion dans un espace particulier, les interviews, l’interlocuteur hors-champ… Sauf qu’il s’agit pourtant pleinement d’une fiction. Si le récit ne se développe pas par une histoire au sens strict du terme, la narration se construit par la parole, par la succession des témoignages qui révèlent peu à peu la biographie du personnage et ce qui lui est arrivé. Cette fiction est alors anti-spectaculaire, pas sexy pour un sou, elle s’éloigne autant que possible de l’efficacité narrative illusoirement recherchée par le cinéma de studio. Mais elle laisse de la place à ses personnages, qui peuvent alors exister sous nos yeux autrement que brossés avec trois caractéristiques primaires destinées à amorcer l’intrigue et sa résolution. Par-delà la seule évocation du disparu, les personnages de Porterfield vont se mettre à exister par et pour eux-mêmes. Aux séquences « interviews » s’adjoignent des scènes quotidiennes, presque indépendamment de la caméra qui, si elle saisit un moment particulier, semble presque le voler aux personnages tant ceux-ci lui paraissent indifférents : des retrouvailles entre amies, une scène de baignade dans la forêt, une dispute entre un père et sa fille, la naissance d’un tag à la mémoire de Cory… Autant de scènes de quasi sensation dont nous sommes exclus (à l’inverse des interviews qui se donnent presque entièrement à nous) mais qui forment la vitalité même du film : des moments d’une intensité incroyable, justement permise par ce jeu trouble entre la fiction et le documentaire.

Avec Putty Hill, Matt Porterfield cherche d’autres moyens de raconter une histoire et substitue au récit le portrait d’un absent dont le film devient un monument illusoire et éphémère à la manière du tag réalisé par l’un des amis de Cory près d’un terrain de skate-board : « rest in peace Cory ». Le portrait-récit, s’il a pu faire la gloire du cinéma classique américain, se rejoue d’une toute autre manière aujourd’hui. Il n’y a plus d’énigme derrière lui, le portrait n’est pas une clef et il n’y aura pas de résolution tant attendue. Portrait générationnel (le très bel Adieu Falkenberg de Jesper Ganslandt en 2010, touchant déjà cette frontière fiction/documentaire), écrin politique (les vidéastes Valérie Mréjen, Anri Sala…), portraiturer c’est déjà raconter : raconter une toute autre histoire que celle de son modèle. Cory, éternel absent, permet paradoxalement à Porterfield de laisser ses autres personnages envahir l’écran : un frère perdu dans ses sensations, une adolescente à la dérive, une mère de famille, Joni Mitchell en herbe, qui nous émeut aux larmes le temps d’une chanson sur un coin de table… Matt Porterfield questionne, trouble, dérange parfois. Putty Hill ne se donne pas comme un objet confortable, mais laisse un espace rare au spectateur, proposant une douceur que l’on a trop peu l’habitude de ressentir aujourd’hui.
 

A lire aussi l’interview du réalisateur Matt Porterfield.
 

Titre original : Putty Hill

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Durée : 97 mn


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