Pietro Germi à l’honneur chez Carlotta

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Côtoyant sans problème Scola, Risi, Monicelli ou Comencini parmi les ténors de la comédie italienne, Pietro Germi se voit enfin accorder la place qu´il mérite en France grâce à ces superbes éditions de Carlotta.

La vague fut lancée l’été dernier avec les ressorties en salle des deux féroces chefs-d’œuvre que sont Divorce à l’Italienne (à venir en dvd le 10 mars prochain) et Signore & Signori. Ce dernier sort donc en dvd dans une belle édition, accompagné des moins connus Meurtres à l’Italienne et Il Ferroviere.

Signore & Signori est une chronique sociale cherchant à fustiger les mœurs douteuses et l’hypocrisie de la bourgeoisie du nord de l’Italie (et plus précisément Trévise). Sans être un film à sketches, le long métrage se divise en trois récits distincts regroupant un même ensemble de personnages et traitant précisément à chaque fois d’un travers particulier. Le scénario fut écrit par Germi épaulé par le duo phare de la comédie italienne Age-Scarpelli ainsi que Luciano Vincenzoni (collaborateur attitré de Sergio Leone entre autres) qui apporta l’idée de départ. Ce dernier, originaire de Trévise, s’inspire en grande partie de scandales et de rumeurs locales bien réels pour nourrir son script et persuade Germi de situer l’histoire dans cette ville. Le film remporte un énorme succès dans toute l’Italie sauf à Trévise où les habitants voueront une haine tenace envers Vincenzoni et Germi (au point de recevoir un accueil hostile pendant des années lorsqu’ils s’y rendront) tant ils se sont reconnus dans les personnages infâmes du film. Un des grands atouts nés des contraintes budgétaires, est de ne pas avoir (hormis Virna Lisi) de stars dans le film. Un Vittorio Gassman ou un Alberto Sordi auraient été excellents mais trop visibles. Là, des acteurs plus discrets mais talentueux renforcent l’unité et la force du propos.

La première histoire sert à introduire tous les personnages dans le cadre d’une fête se déroulant chez un notable de la ville. Germi gère avec brio la foule de personnages qu’il définit en un clin d’œil à travers les dialogues et les situations. Couple adultère, médisance, mâles tous plus pervers les uns que les autres, autant d’êtres parfaitement détestables mais hilarants (mention spéciale à Scarabello en pot de colle rasoir).

La seconde histoire est dans la lignée des thèmes de son Divorce à l’italienne. Osvaldo Bisigato est marié à une affreuse mégère qui ne cesse de le rabaisser et l’insulter à longueur de journée. Les boules quiès ne sont pas superflues pour apaiser son enfer quotidien. Tombé amoureux d’une jolie caissière de bar (jouée par Virna Lisi), il voit une foule d’obstacles se dresser en travers de sa romance. Gastone Moschin est excellent, avec sa mine de chien battu qui subit les outrages d’une femme insupportable et qui, dans une séquence absolument jubilatoire manifestera sa rébellion par une gifle retentissante.

Le couple adultère de Moschin et Virna Lisi représente ironiquement les seuls personnages purs du film, mais qui vont subir la pression sociale et morale de leur entourage surtout soucieux de maintenir les apparences. On retrouve le thème de Divorce à l’Italienne avec l’impossibilité de divorcer, l’influence de l’Eglise qui parvient à ébranler la situation sociale du couple adultère (perte d’emploi, arrestation pour adultère, lettres anonymes calomnieuses) dans le but de les séparer et les marginaliser. On comprend que l’adultère est parfaitement accepté à condition de rentrer sagement chez sa femme ensuite mais que toute séparation est exclue dans l’ordre social établi. La conclusion bien qu’assez drôle est plutôt amère : le retour du héros dans sa prison dorée.

La troisième histoire voit un groupe de notables s’échanger dans la même journée une jeune fille peu farouche, acceptant leurs petits cadeaux en échange d’une coucherie. Débarque alors le père, paysan furieux à la mine patibulaire qui révèle que la fille n’a pas seize ans. Sûrement la plus féroce des trois histoires, les personnages masculins sont de vrais porcs tandis que les femmes ferment les yeux et emploient des moyens douteux pour sauver leurs maris. La presse en prend également pour son grade, les notables mettant la pression pour tourner le fait divers à leur avantage. La conclusion ignoble à souhait achève le tout dans un cynisme grinçant et sans espoir. On comprend aisément ce qui a pu froisser les habitants de Trévise qui ont droit à un portrait peu reluisant.

Meurtre à l’italienne est une belle démonstration de l’étendue du registre de Pietro Germi, délivrant ici un polar des plus convaincants, distillant ses thèmes habituels avec la même acidité que dans ses comédies. Le film est une adaptation du roman L’affreux pastis de la rue des Merles de Carlo Emilio Gadda, grand succès littéraire de l’époque. Germi en a expurgé toute la dimension purement littéraire du livre, qui donnait une grande importance aux jeux de mots découlant de l’origine régionale des personnages. Le réalisateur y accorde effectivement moins de place que dans Divorce à l’italienne (sur l’archaïsme des mœurs siciliennes) ou Signore & Signori. On appréciera néanmoins les allusions se glissant à travers quelques truculents personnages secondaires comme l’adjoint du commissaire, archétype du sicilien grande gueule et sans gêne.

L’intrigue policière est très habilement menée par un Germi qui a là l’occasion de montrer son amour pour les films noirs américains. L’histoire mélange le récit à énigme avec le mystère du meurtre sordide d’une femme bien sous tous rapports, tandis que les révélations progressives sur son entourage louche permettent à Germi de délivrer un récit de mœurs grinçant. Détournement de mineure, chantage financier, prostitution masculine, calomnies : tout ce qui fera le sel de Signore & Signori se retrouve déjà là. Le polar a simplement remplacé la comédie comme révélateur des tares de la bourgeoisie italienne. Le film ne s’enfonce pourtant pas dans un sérieux si prononcé et malgré le contexte, des traits humour viennent alléger l’atmosphère. Les rencontres improbables, quelques dialogues et situations décalées ainsi que des personnages secondaires hilarants diluent par intermittence le ton très sombre du film.

Pietro Germi interprète avec brio le commissaire menant l’enquête. Fin psychologue et tenace, il est tout bonnement excellent et charismatique, dommage qu’il ait en partie abandonné sa carrière d’acteur lorsque celle de réalisateur décolla totalement. On retrouve également une toute jeune Claudia Cardinale en femme de ménage, encore un rôle de fille du peuple comme elle pouvait en jouer à ses débuts mais dont l’intrigue va donner un tour étonnant. La résolution est à la hauteur de ce qui a précédé, déroutante et sordide tout en étant imprégnée du contexte social exprimé depuis le début.

Il Ferroviere est une magnifique chronique sociale mâtinée de néoréalisme tardif (sorti en 1955, soit la fin du genre) dans la veine de certaines oeuvres de Vittorio De Sica. Cependant pas de grand message social ou humaniste chez Germi dont le cadre du récit ne sert qu’à révéler des travers bien humains. Ici, ils sont illustrés par un père de famille cheminot qui traîne les défauts de ces hommes bourrus : buveur, autoritaire, maladroit et emprunté pour exprimer ses sentiments… Ses tares finissent par faire imploser la cellule familiale lorsque plusieurs drames viendront perturber le quotidien. On pense aux séquences montrant le père en train de cuver le soir de Noël, tandis que sa fille vient de faire une fausse couche ou encore sa régression professionnelle suite à une maladresse. Poussé par ses amis et les producteurs, Pietro Germi interprète lui-même le patriarche alors qu’il envisageait d’engager Spencer Tracy. Une interprétation intense où Germi s’approprie totalement le personnage qui, en dépit d’actes discutables, s’avère vraiment attachant. Brutal, grossier mais aussi père aimant au tempérament auto-destructeur qui va s’aliéner famille et amis.

Magnifiquement filmé par Germi (le noir et blanc est de toute beauté), le scénario est une merveille de subtilité où l’aspect social ne surnage que pour mieux exprimer les dérives du héros (comme le passage où il ne soutient pas la grève de ses camarades cheminots) avec une réconciliation finale idéalement amenée à la conclusion poignante. La narration du point de vue du petit garçon participe de la naïveté et la tendresse du film, en portant un regard innocent sur ce père si torturé. Le gamin à la bonne bouille est assez épatant, tout comme les seconds rôles comme l’habitué Saro Urzi en meilleur ami (qui jouait l’adjoint au commissaire sans gêne de Meurtre à l’italienne). Le récit regorge de purs moments de grâce mélancolique, hormis la séquence finale qui serre la gorge, le passage où Andrea revient au bar parmi ses camarades qui l’acceptent sans demander de compte est un grand moment d’émotion dans le non-dit. Considéré par Germi comme un de ses meilleurs films, on aurait du mal à le contredire.

Bonus : Comme toujours avec Carlotta, une restauration splendide notamment les contrastes et jeux d’ombre subtils de la photo de film noir de Meurtre à l’Italienne. Chacun des trois films est accompagné d’une présentation érudite et concise à la fois de Jean Gili, spécialiste du cinéma italien (que l’amateur de comédie italienne a souvent l’occasion de croiser comme sur le dvd d’Affreux sales et méchants). Le gros morceau se trouve sur le disque de Signore & Signori avec un beau documentaire récent retraçant la carrière de Germi, avec foules d’intervenants prestigieux et d’anecdotes savoureuses. Germi y apparaît comme un professionnel brillant, à la personnalité complexe et attachante. Au détour des extraits de films, on trépigne de voir sortir bientôt Séduite et abandonnée, son autre grande comédie sicilienne traitant du mariage forcé. A suivre donc !


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