Cocteau dessine la fine frontière entre réel et invisible pour filmer la tragique histoire d’un homme qui ne peut aimer.
Fidèle au mythe Grec, Cocteau après une heure de film, sépare par la mort Orphée (Jean Marais) de sa femme Eurydice (Marie Déa). La jeune femme tuée, le poète doit aller jusqu’aux Enfers pour la ramener dans le monde des vivants et l’aimer à nouveau. Une seule condition alors, variant des textes mythologiques : ne plus la regarder au risque de la perdre à jamais. Cet épisode finit de décaler le récit de Cocteau par rapport au mythe original mais donne surtout à Orphée ses plus belles scènes, son plus beau souffle. Cocteau y filme alors un couple ne pouvant plus se regarder. Un mari contraint de fermer les yeux quand sa femme rentre dans la pièce qu’il occupe, forcé de lui tourner le dos quand il lui parle. Un couple ne pouvant plus vivre ensemble. La tragédie n’est pourtant pas à chercher dans cet amour muselé, dans la frustration de ces deux corps. Orphée n’aime plus sa femme, et s’il est parti la chercher jusqu’aux Enfers, c’est pour entrevoir encore une fois le visage de sa Mort (Maria Casarès), princesse qui ne cesse de le hanter. La tragédie d’Orphée c’est de savoir sa femme souffrir pour lui, à ses côtés, tout en donnant chacune de ses pensées à une autre. A cette femme énigmatique qui semble si bien le connaître et qui l’aimera, quitte à tout perdre pour lui. Sa propre mort au visage de femme. Chacun de nous possède sa mort qui le surveille depuis sa naissance. (Jean Cocteau – Entretiens sur le cinématographe ).
Cocteau avec Orphée adapte à l’écran sa pièce de théâtre écrite en 1926, et près de 25 années plus tard, nous redonne à voir sa vision du mythe. Le décors est le Paris de la fin des années 1940, Orphée un poète de Saint-Germain-des-Prés célèbre mais sur le déclin. Invitées dans un univers contemporain, ces figures mythologiques passeront sans cesse du monde réel reconnaissable entre mille (ses terrasses parisiennes, ses résidences de banlieues…) au monde sous-terrain. Monde onirique qui n’est autre qu’une figure des Enfers où les morts sont appelés à errer . La très grande réussite de Cocteau se trouve dans l’application avec laquelle il a construit la frontière entre ces deux dimensions. Fine, invisible presque, celle-ci est diffuse et se laisse très souvent franchir. Pour ce faire, le cinéaste usera de tous les effets spéciaux, de toutes les astuces disponibles à l’époque. Scène que les acteurs jouent à l’envers pour créer le malaise une fois remise à l’endroit ; paysages en négatif renforçant encore l’atmosphère diaphane du monde sous-terrain ; et surtout, les miroirs liquides qu’Orphée franchit pour passer d’un monde à l’autre. Plus encore que d’imager ce qui se passe à l’écran, plus que d’identifier chaque lieu, chaque personnage, ce travail sur l’image permet d’exploser l’assise réaliste créée au départ. Si les lieux et les personnages sont bien ancrés dans cette France d’après guerre, le monde d’Orphée les englobe tous. Prisonniers du destin, de leur propre écriture, ils subissent chacune des invitations du monde souterrain comme un rappel de qui ils sont réellement. Des marionnettes à qui, comme dans La machine infernale, du fait qu’elles ne sentent pas leurs ficelles, on fait croire à la liberté.
L’une de ces marionnettes, à priori la plus puissante, la plus impressionnante de toutes, en fera les frais. Tombée amoureuse de l’homme qu’elle devait tuer, la Mort d’Orphée, princesse brune qui hantera presque jusqu’à ses derniers instants le poète, dépassera ses fonctions. C’est elle qui par amour et jalousie emportera une première fois Eurydice. C’est également elle qui se fera punir par une hiérarchie kafkaïenne lors d’une scène de jugement surréaliste où Cocteau s’amuse à désacraliser la Faucheuse. Même la Mort d’Orphée ne peut s’échapper de ce qui a été écrit pour elle. Même elle se doit d’obéir aux lignes qui sont les siennes. Si Maria Casarès par sa beauté et la place que lui donne Cocteau vampirise quasiment le film, c’est également parce que seul son personnage semble relié à Orphée. Si le cinéaste filme des miroirs, ce n’est pas un hasard mais l’introduction dans son récit d’un autre mythe, celui de Narcisse. Les miroirs sont les portes par lesquelles entre la mort. Regardez-vous toute votre vie dans un miroir et vous verrez la mort travailler sur vous. A travers les mots d’Heurtebise (émouvant François Périer), fidèle bras droit de la mort d’Orphée, l’amour de ce poète narcissique pour cette princesse qui semble si proche de lui se fait plus clair. Orphée franchit des miroirs pour en étreindre un autre. Ténébreuse, aimante, la belle n’a d’autre choix que de rendre Orphée à Eurydice et les spectateurs à leur tristesse.
Si dans les derniers instant d’Orphée, le poète aime à nouveau Eurydice, c’est nous désormais qui ne pouvons nous ôter de l’esprit la froide beauté de sa Mort. Voir enfin leurs regards se croiser dans les derniers plans du film ne provoquera pas l’émotion promise, le vide qu’il y a désormais entre le mari et l’épouse étant plus fort que cet amour bricolé de toute pièce. Triste de voir qu’Orphée a oublié son véritable amour, triste de ne plus partager cela avec lui, une image reste gravée. Celle de la princesse qui, nous tournant le dos dans un dernier plan, est emmenée hors champ, là même où le mythe n’est pas invité. Restent Orphée et Eurydice. Si ont y croit un peu, peut-être qu’eux, survivront.
Après Ozu et Bergman, c’est au tour de Fellini de rejoindre la collection Format Bible de Carlotta. Voici donc un pavé tout rose shocking fluo, même les photos du cahier central en noir et blanc sont imprimés sur du papier rose carmin, ce qui leur confère un aspect...