Onibaba/Kuroneko

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Contes cruels.

Kaneto Shindo, né à Hiroshima en 1912, avait déjà accumulé une liste formidable et incroyablement variée de scenarii et de réalisation au moment où il réalisa Onibaba et Kuroneko. Il est difficile d’imaginer désormais comment le fils d’une famille très modeste a pu réaliser son rêve de devenir scénariste puis entamer une brillante carrière de réalisateur. Quoi qu’il en soit, au début de la vingtaine, il réussit à se faire embaucher dans le département artistique de la petite mais prolifique Shinko Kinema ; ses deux premiers scénarios produits furent les deux dernières productions du studio. Après deux ans dans l’armée, il fut embauché par Shochiku Eiga et écrivit des scénarios pour Ichikawa, Seijun Suzuki, et Mizoguchi qu’il considérait comme un mentor et à qui il rendit hommage dans le documentaire datant de 1975 Aru eiga kantoku no shôgai. Devenu réalisateur au début des années 50, Shindo échange alors la sécurité financière de l’écriture de films (pour une firme réputée) pour la liberté artistique lorsqu’il cofonde Kindai Eiga Kyokai. Le deuxième long métrage de la jeune société de production, écrit et réalisé par Shindo, fut Les Enfants d’Hiroshima (1952), dans lequel une jeune institutrice (interprétée par l’épouse et muse de Shindo, Nobuko Otowa) parcourt les ruines humaines et matérielles de sa ville natale à la recherche d’un de ses anciens élèves ; son traitement opportun et touchant d’un sujet douloureux a garanti une attention internationale pour le réalisateur débutant. Shindo a ensuite écrit et réalisé un nombre important de drames contemporains ou historiques, de films de guerre, de thrillers, de films sur la délinquance juvénile, de films de yakuza et de comédies, mais surtout L’Île nue (1960), un film sans paroles et profondément poétique, acclamé par la critique, une œuvre hybride, un envoutant documentaire-fiction dans lequel les membres d’une famille d’agriculteurs luttent sans fin pour gagner leur vie sur une île inhospitalière, puis Onibaba (1964), et  Kuroneko (1968), films que Potemkine rediffuse actuellement dans les salles.

 

Onibaba nous apparaît comme une allégorie visuellement saisissante sous la forme d’un film d’horreur, de conte cruel en costumes. L’action se déroule dans le Japon féodal du XIVe siècle , au milieu d’une guerre civile apparemment sans fin, où les armées rivales Asikaga et Kushnoki ont détruit Kyoto. Une légende raconte d’ailleurs que les pertes sont si nombreuses qu’un soleil noir se lève dans cette cité. Ce conte cinématographique fait référence à une ancienne légende impliquant une femme âgée (Nobuko Otowa) et sa belle-fille beaucoup plus jeune, robuste et attrayante (Jitsuko Yoshimura), deux paysannes vivant dans un village isolé entouré d’immenses roseaux, et gagnant leur vie en attirant puis en tuant des samouraïs fuyant la guerre, en vendant ensuite leurs effets pour se nourrir. Nos deux protagonistes se débarrassent alors de leurs victimes dans une fosse profonde cachée dans les roseaux. Ces femmes pauvres attendent le retour de leur fils/mari Kichi, mais reçoivent une nouvelle troublante un jour où leur nouveau voisin, Hachi, samouraï ayant déserté l’armée après une bataille perdue, leur confie qu’il a vu Kichi se faire tuer. La mère ne peut pas accepter cela et en veut au rustre Hachi d’être revenu seul ; les choses se compliquent encore davantage lorsque Hachi, devenu leur complice, convoite la jeune femme et réussit finalement à l’attirer chez lui tous les soirs pour des relations intimes. La vieille femme se plaint qu’elle ne survivra pas s’il lui enlève sa belle-fille, comme il le prévoit. Lorsqu’elle ne peut pas faire changer d’avis Hachi même après s’être offerte, elle culpabilise la jeune femme avec la menace d’aller au purgatoire pour avoir péché. Cela ne semble pas fonctionner non plus, lorsqu’un noble samouraï (Uno) portant un masque de démon effrayant arrive dans sa hutte pour lui demander son chemin. Elle l’attire dans la fosse et le tue, puis utilise le masque pour effrayer la fille et l’éloigner de son amant. Mais cet attribut lui portera préjudice.

 

 

Onibaba est une étude poignante sur la nature corrompue et perverse de l’humanité, et les guerres inutiles qu’elle mène toujours et qui l’empêche d’être civilisée. Présenté de manière érotique et visuellement attrayant, Shindo développe une ambiance effrayante, dans laquelle les femmes vivent comme des animaux au jour le jour et les hommes sont soit des guerriers, soit pris dans l’obscurité de leur désir, de leur cupidité et de leur violence : chaque personnage s’avère finalement négatif. L’allégorie de Shindo démontre comment la condition humaine se délite par la corruption de son âme et qu’en temps de guerre, la civilisation s’effondre : même la nature réagit par un gel en été, gel qui détruit les récoltes. Le film se prolonge dans la monstration terrifiante de la vieille dame perdue dans l’obscurité de ses peurs. Shindo persiste dans l’angoissant, voire l’inquiétante étrangeté, grâce à la photographie surprenante en noir et blanc de Kiyomi Kuroda qui vous laisse pénétrer et explorer l’obscurité environnante des cabanes des protagonistes et les gigantesques roseaux flottants, lieu où ces personnages mortifères cachent leurs vérités fatales et pulsionnelles. Détail d’importance : le masque dorénavant porté par la mère du guerrier est celui d’Hannya, au visage surmonté de deux cornes et arborant une bouche immense montrant les crocs de cette démone. Hannya, une figure yokai du théâtre nô, issue d’une légende narrant sa jalousie détruisant sa beauté. Un masque qui dévoilera progressivement ici la monstruosité de celle qui la porte.

Shindo convie ainsi le spectateur à méditer sur le sens de l’existence. Porté par des émotions primaires, un érotisme sombre, une partition frénétique de Hikaru Hayashi et des images époustouflantes combinant le lyrique et le macabre, ce conte effrayant devient à nos yeux une expérience cinématographique singulière. La représentation de la violence et de la sexualité de ce film était sans précédent au moment de sa sortie. Shindo a réussi – par l’intermédiaire de sa propre société de production Kindai Eiga Kyokai – à contourner l’industrie cinématographique japonaise stricte et autorégulée et à ouvrir la voie à des films tels que Mojuu (1969) de Yasuzo Masumura et L’Empire des sens (1976) de Nagisa Oshima. Chargé d’érotisme et imprégné du symbolisme et de la superstition de ses racines bouddhistes et shinto, Onibaba peut également se comprendre comme une parabole moderne sur le consumérisme, une étude sur le caractère destructeur du désir sexuel filmée dans un paysage claustrophobe, avec ce champ de roseaux séparant les deux maisons du trio infernal. Onibaba demeure l’un des plus des films saisissants de Shindo, sublimé, nous le répétons, par la bande originale mémorable et frénétique composée par Hikaru Hayashi, collaborateur de longue date de Shindo. En utilisant des paysages épurés et panthéistes, des contrastes élevés, des images en clair-obscur, des sons environnementaux troublants et des rythmes tribaux qui évoquent un sentiment de primitivisme, Shindo illustre la manifestation de la corruption de l’âme humaine comme une perversion de la nature. Parmi les scènes marquantes du film, nous pouvons relever : la présence inquiétante du trou, tel une porte d’entrée de l’Enfer ; l’histoire racontée par la vieille femme sur le gel des récoltes en été, qui est en outre validée par l’anecdote de Hachi sur le lever d’un soleil noir à Kyoto ; les échos des oiseaux en vol alors que la belle-fille se précipite à travers les roseaux omniprésents afin de rencontrer le voisin complice des femmes-ogresses. Sans oublier les appels incessants de la vieille femme vers les ténèbres vides et interdites qui deviennent un cri désespéré d’appel à l’aide et de retour à l’humanité.

Grattez la surface d’un classique contemporain de la J-Horror comme Le Cercle ou l’un des films du cycle Ju-on (2000-03), et vous apercevrez Kuroneko (1968). Tourné en noir et blanc sur grand écran et imprégné d’un érotisme troublant, l’élégant cauchemar de Kaneto Shindo, fait de violence terrestre et de vengeance surnaturelle, n’était pas le premier film à s’enraciner dans des histoires folkloriques japonaises sur l’onryo, les esprits vengeurs de ceux qui ont été maltraités au cours de leur existence, généralement des femmes, dont la rage est si grande qu’elle ne peut être contenue. Histoire de fantômes japonais (Nobuo Nakagawa, 1959) et d’autres classiques de l’âge d’or du cinéma japonais, notamment Les Contes de la lune vague après la pluie (1953) de Kenji Mizoguchi, mettaient en vedette des esprits féminins semblables à ces créatures. Des chats surnaturels, autres yokai sources de Kuroneko, étaient aussi apparus dans Le Manoir du chat fantôme (Nakagawa, 1958) et Kaibyô Otama-ga-ike (Yoshihiro Ishikawa, 1960). Shindo a rassemblé ce personnel horrifique dans les femmes troublantes de Kuroneko, film dont les descendants sont maintenant nombreux, et dans une histoire terriblement effrayante dont la résonance s’étend au-delà du conte exotique, et dont l’angoisse psychologique prégnante transcende ici les traditions culturelles spécifiques du Japon.

Se déroulant au cours de la période japonaise Sengoku (ou États en guerre) – du milieu du XVe siècle au début du XVIIe siècle environ – ère de conflits sanglants entre oligarques régionaux, Kuroneko s’ouvre sur une scène d’horreur sinistrement banale. Une bande de samouraïs – qui ressemblent aux épéistes nobles et liés par l’honneur de films comme La Forteresse cachée de Kurosawa- surgissent d’un bosquet, descendent dans la petite ferme occupée par Yone (Otowa), une veuve, et sa belle-fille, Shige (Kiwako Taichi). L’homme de la maison, Hachi (Kichiemon Nakamura) fut brusquement enrôlé dans l’armée du chef de guerre local Raiko Minamoto (Kei Sato), chef de clan arrogant mais politiquement habile. Les guerriers affamés et lubriques se servent d’abord de la nourriture et de l’eau servis par les paysannes, puis les violent.  Au moment où leurs appétits sont rassasiés, Shige et Yone sont laissées pour mortes. Les samouraïs pilleurs laissent leurs cadavres, mettent le feu à la maison et disparaissent dans les bambous qui les abritent. Lorsque le soleil se lève le lendemain matin, la maison est réduite à des pointes de bois noircies et à un tapis de frêne. Mais les corps des femmes sont étrangement intacts, et un chat noir se fraye délicatement un chemin à travers les ruines pour lécher leurs blessures encore saignantes. C’est là que le sombre réalisme va céder la place à la magie noire.

Quelques temps après la mort de Yone et Shige, l’un des samouraïs franchit la porte Rashomon, la ligne de démarcation entre les rues de Kyoto et la campagne sombre et calme. Une femme, dont le kimono blanc vaporeux semble émettre sa propre faible lueur vitale, lui demande son aide : elle est effrayée par les ombres et le brouillard, dit-elle, mais se sentirait en sécurité si l’un des courageux guerriers du Seigneur Minamoto l’escortait chez elle. En chemin, il ne peut s’empêcher de remarquer qu’elle marche terriblement vite. Une fois arrivés à sa porte, elle invite le samouraï à se reposer un moment, tandis que sa belle-mère sort de l’obscurité avec du saké ; son entrée troublante n’est guère plus que la fusion d’un éclairage et d’une mise en scène méticuleux, mais elle est profondément étrange dans le sens le plus troublant du terme. La maison joliment aménagée, se rend progressivement compte le samouraï, se trouve exactement là où Shige et Yone vivaient autrefois. Lorsqu’il remarque qu’elles lui semblent familières, le spectateur voit la natte de cheveux épais et brillants de la femme plus âgée se contracter comme une queue de chat, et le samouraï, après quelques gorgées de saké, voit la main droite de la jeune femme se transformer en patte féline.  Bizarre, mais qu’est-ce qu’un petit jeu d’ombre et de lumière quand la jeune beauté semble pouvoir répondre favorablement à une proposition indécente, même si ses caresses palpitantes masquent une intention mortelle ?  Les femmes répètent leur rituel jusqu’à ce que les rumeurs des paysans selon lesquelles un « fantôme du bosquet » tue des samouraïs incitent Minamoto à mener une enquête. Les samouraïs restants de Minamoto sont honteusement réticents à se porter volontaires pour cette mission Mais Hachi, étonnamment, a survécu à une bataille éprouvante, et revient dans sa région. Minamoto, profitant de cette opportunité, fait cyniquement du paysan méconnaissable du fait des blessures et du poids des ans un nouveau samouraï nommé Gintoki qui va partir à la rencontre des deux fantômes.

Le folklore occidental associe régulièrement les chats en général, et les chats noirs en particulier, aux sorcières et autres forces obscures, mais les contes populaires japonais sont plus ambigus, à commencer par le fait que, même si tous les félins sont soupçonnés d’être plus que de simples chasseurs de souris, il existe deux sortes de chats surnaturels, le manekineko et le bakeneko. Quiconque a mangé dans un restaurant japonais sait à quoi ressemble un manekineko : perché quelque part près de la caisse enregistreuse, il est assis avec une patte levée en guise de salutation et l’autre posée sur une pièce de monnaie, faisant signe avec bienveillance à la bonne fortune d’entrer et de rester un moment. Le bakeneko, en revanche, est le cousin du renard métamorphe (kitsune) et du tanuki rusé et espiègle (un petit canidé originaire d’Asie de l’Est) : tous sont capables d’utiliser leur pouvoir surnaturel pour imiter d’autres créatures, y compris les êtres humains, pour semer le trouble. Cela dit, le fait que les bakeneko mangent souvent la personne dont ils ont pris la forme suggère l’ombre de la malveillance féline qui se cache dans l’obscurité tourbillonnante de brouillard de Kuroneko. Nous pouvons penser aussi au kaibyo, femme-chat légendaire, féline lapant le sang des victimes des folies des hommes dans les légendes populaires, et s’imprégnant de leur colère, pour les venger par la suite. Le jeu du chat et de la souris psychologiquement chargé de Hachi/Gintoki avec les femmes spectrales devient d’ailleurs la matrice sombre et séduisante de Kuroneko. Hachi reconnaît Shige et Yone et sait qu’ils ne sont pas les Shige et Yone qu’il a laissées derrière lui ; il soupçonne qu’il s’agit de démons qui se sont cruellement appropriés l’apparence des femmes les plus importantes de sa vie. Cela dit, le nouveau samouraï comprend à quel point quelques années peuvent changer une personne. Les femmes fantômes, quant à elles, sont aux prises avec leur propre dilemme : elles savent parfaitement que sous ses atours de guerrier, leur invité est Hachi, et elles souhaiteraient ne pas le tuer. Pas de véritable victoire ici, juste des degrés infinis de perte : perdre son âme, sa vie, son honneur ou son humanité. Kuroneko nous fascine par sa photographie donnant une valeur ajoutée aux différents lieux où les personnages évoluent : la forêt nocturne aux bambous gigantesques, menant et emprisonnant les voyageurs dans une prison qui leur sera fatale ; la maison des femmes-fantômes qui, comme ses propriétaires et ses rideaux, semble flotter parmi cette étendue labyrinthique ; les contrastes entre des scènes nocturnes où le noir se fait très imposant et des extérieurs où le blanc du soleil, de la campagne, et des brumes. Un pur moment de beauté où le cinéma rejoint la littérature et la peinture : celui où la neige devient linceul.

Ces deux films, par la similitude des trios des protagonistes, des thèmes, d’une nature esthétique et inquiétante, forment somme toute un diptyque sur la pulsion, le lyrisme, et la tragédie. Shindo crée une poésie terrifiante, brutale, mais aussi merveilleuse, avec des créatures infernales quoiqu’en définitive touchantes dignes d’illustrer nos peurs. Ces deux contes cruels de Shindo vous transporteront aux frontières de vos émotions.

 

 

Onibaba et Kuroneko, sortie le 25 octobre, Potemkine Films distribution.

 

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Durée : 103 + 99 mn


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