D’emblée, une comparaison s’impose à l’esprit entre ce film sur la rumba congolaise et le Buena Vista Social Club de Wim Wenders. Pourtant, ces œuvres de réalisateurs européens partis en des terres lointaines pour capter un peu de l’âme d’un pays à travers sa musique, n’ont de parenté que cette dernière, et de manière étonnante : la rumba fut exportée à Cuba par la traite négrière.
Ceci dit, On the Rumba River relève d’une démarche dans laquelle la musique n’est qu’un prétexte. Son auteur, Jacques Sarasin, est originaire de Suisse. Il est venu à la réalisation de documentaires assez récemment : en 2003, Je chanterai pour toi portait déjà sur une figure musicale africaine (le guitariste malien Boubacar Traoré). On the Rumba River est son deuxième film qui, lui, s’intéresse à Wendo Kolosoy, fondateur de la rumba congolaise, véritable légende vivante dans son pays, qui continue à chanter du haut de ses 80 ans. Toutefois, le documentariste veut montrer plus que des mélodies chaloupées, toutes magnifiques et du reste peu nombreuses : il cherche à parler de la société congolaise, brossant le portrait de quelques musiciens qui vivent dans la capitale, de nos jours.
Ces intentions peinent cependant à trouver une expression claire. Les premières images, où Wendo et ses acolytes interprètent un de leurs grands classiques, série de plans resserrés de ces hommes qui suent et respirent leur rumba, sont trompeuses : très vite le film délaisse ce point de vue et opte, dans une rupture de rythme plutôt maladroite, pour l’enregistrement de moments intimes vécus par les musiciens, et même d’interviews. Dès le départ donc, le film perd sa ligne directrice, et son contenu s’effiloche sous nos yeux, à tel point que l’intérêt finit par disparaître.
Outre sa forme décousue, le film perd en puissance d’évocation par sa manière de représenter la vie en République Démocratique du Congo : l’éclairage sur le pays est plus que mince, réduit à deux fresques peintes par des Congolais, représentant les exactions commises par le pouvoir politique, et filmées sans grande inventivité par Sarasin. Or, cette ancienne colonie belge est littéralement au centre du continent africain, place stratégique qui lui a sans cesse été disputée, et qui a donné lieu à une histoire tristement mouvementée, entre dictature et guerre civile. D’ailleurs, la vie même de « Papa » Wendo est un condensé des convulsions du pays : emprisonné et excommunié par les religieux belges, il a connu une traversée du désert jusqu’au début des annés 90, et est revenu sur le devant de la scène à la faveur de l’éviction de Mobutu.
Pourtant le film ne fait rien de ce sujet en or. Certainement pris sous le poids du contexte dans lequel il a été réalisé (la guerre civile n’est pas terminée), il est cadenassé par ses réticences à montrer des destins si chargés. Le réalisateur s’en remet aux personnes qu’il interviewe pour faire passer des informations, trop succintes, sur le pays ; quant aux interventions de Wendo, elles restent le plus souvent énigmatiques. Wendo montre ce qu’il veut bien montrer de lui-même, et prend, quelque part, le contrôle du film – il a refusé d’aborder certaines questions, spécialement son amitié avec Patrice Lumumba, grand opposant au régime, qui fut assassiné.
Tout cela déséquilibre aisni irrémédiablement le film, son sujet échappant à toute forme de captation, et restant privé d’un point de vue vraiment fouillé. A la place, Sarasin se laisse emporter par le mouvement, tel celui du fleuve Congo, à la dérive. Parallèlement, le côté subversif de la rumba congolaise est gommé par le film, et on ne peut que deviner la souffrance que cette musique a servi à exorciser – les Congolais trouvaient d’ailleurs à ces chansons d’amour des vertus magiques.
Contrairement à Cuba, l’insouciance ne règne pas ici. C’est que les ténèbres ne sont pas loin, et ont gardé beaucoup de leur force depuis Joseph Conrad. L’écrivain était parti en son temps à la découverte du fleuve Congo, alors inexploré, pour le compte d’une compagnie belge. Perturbé par les méandres pleins de mystères de la jungle qu’il mettait au jour, et horrifié par les débuts de la colonisation, et par l’esclavage qu’elle imposait aux habitants de la région, il en revint traumatisé et écoeuré. Il sut cependant en faire la matière de son oeuvre la plus puissante, Au coeur des ténèbres, évocation impressionnante de la tyrannie et de la cruauté humaines. Comme quoi, le fleuve Congo peut encore perdre les voyageurs…