Cette incongruité du scénario – un porteur photophobe (Ciro Guerra exploite d’ailleurs cinématographiquement cette phobie, en surexposant parfois l’image ou en jouant des contrastes obscurité/clarté), est majeure. C’est par l’absurdité de sa tâche et par le mystère qui l’entoure que le film prend toute sa portée métaphorique. Il est, jusque dans les dernières minutes, insondable, ambigu, caché derrière deux grandes oeillères noires. Plus la caméra s’en approche (les gros plans sur son visage sont nombreux), moins elle semble le percer à jour. Bref, il subjugue.
C’est à sa rencontre avec Mañe, l’infirme pris dans l’étau de la pauvreté, de la violence des quartiers sensibles qu’il habite, et l’infirmité qui l’empêche de trouver du travail, que nous assistons. Ce Saint-Bernard du transport fait renaître en lui l’espoir et leur relation présente toutes les caractéristiques d’une amitié forte. Mais le porteur la rejette autant qu’elle lui est nécessaire. La rupture entre le monde et lui est flagrante, il est une ombre – L’Ombre de Bogota – sous un parapluie noir, tentant par là d’échapper à la lumière (de la vérité ?), au jugement (divin ?). Pourquoi s’est-il coupé du monde ? Quel est seulement son nom ? C’est lui l’embrayeur du récit. Et c’est aussi lui qui ouvre la boîte de Pandore.
Il est ici question du poids d’un passé, de sa résurgence, de l’expiation d’un fardeau moral par un fardeau physique : les gens que le porteur trimballe sur son dos. En contrepoint de cette lourdeur, la légèreté des petits papiers que fabrique Mañe, adepte de l’origami, qui s’envolent à la moindre brise, apportent une volupté apaisante et poétique, une bouffée d’air, dans un contexte émotionnellement chargé. Car, l’Histoire de la Colombie, empreinte de violences et d’assassinats, transpire dans les dialogues et habite physiquement les deux personnages. Ils en portent encore les stigmates, elle se matérialise littéralement dans leur chair. Et quand le voile finit par se lever sur le passé, il revient comme une claque en pleine figure.
Pour son premier film, Ciro Guerra porte un regard subtil sur son pays et sur ce peuple « qui n’abandonne pas », à l’image de Mañe, Sisyphe des temps modernes, qui réaffronte la rue pentue et ses agresseurs quotidiens, vaille que vaille. L’image, un peu "cheap" participe de la vitalité même de La Sombra del caminante. Car il parvient, avec peu de moyen (il a tourné en HD noir et blanc), la plupart du temps caméra sur l’épaule, à produire un film haletant, poétique, drôle et incroyablement "vrai". De Sica ou Rossellini trouveraient en lui, un digne successeur.