Lolita (1962)

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Raillé par la critique à sa sortie, « Lolita » mérite une réhabilitation. Classique, certes, mais aussi poétique, sensuel et douloureux, le film annonce avec élégance les obsessions à venir de Kubrick.

Peu de critiques défendirent Lolita à sa sortie, en 1962. Les puritains y virent un affront à leur vertu tandis que les lecteurs de Nabokov hurlèrent à la trahison, le film ne restituant à leurs yeux qu’une version édulcorée de l’atmosphère troublante du roman – l’écrivain avait participé à l’écriture du scénario mais Kubrick, malgré toutes les précautions prises en amont, dû se plier à la censure et couper de nombreuses scènes. A l’image de Daniel Thomson (The New York Times, Film Comment), la presse estimaient que « s’imaginer qu’une adaptation au cinéma de Lolita était nécessaire ou possible, c’était faire preuve de stupidité et de vanité ». Enfin, tous ou presque déplorèrent la trop grande maturité de l’actrice principale, Sue Lyon, oubliant combien il était commun à l’époque de voir des adolescentes se vêtir, se maquiller et se coiffer comme des adultes. On préférera donc se ranger à l’avis du Français Michel Ciment, convaincu avec lui que «[Lolita] est un film incompris », un « tournant décisif pour Kubrick » et « une des clés de son univers intérieur »*.

On l’a compris, comparer le film de Kubrick au délicieux roman de Nabokov n’aurait que peu d’intérêt, tant la censure faussa les règles du jeu de l’adaptation cinématographique. En revanche, il est crucial de comprendre comment, malgré toutes les contraintes qui s’imposèrent à lui, le réalisateur parvint à instaurer une atmosphère troublante sans qu’aucun fait moralement répréhensible ne soit jamais montré à l’écran. « Lolita n’est pas une nymphette, mais le climat équivoque du livre demeure, créant une impression d’autant plus étrange qu’elle semble sans raison », résume Michel Ciment.


Un savant mélange des genres

Avant Lolita, Kubrick s’était déjà essayé au film noir (Le baiser du tueur, L’Ultime razzia), au film de guerre (Les Sentiers de la gloire) et au péplum (Spartacus). Lolita ne s’inscrit lui dans aucun genre prédéfini. Dès le générique en effet, le cinéaste entraîne le spectateur sur une fausse piste. Cadrée en gros plan, une main masculine recouvre de vernis les ongles d’un pied féminin délicat. On découvrira par la suite l’identité de l’homme – Humbert Humbert (James Mason) — et de la (très) jeune fille, Dolorès Haze, « Lolita » (Sue Lyon), sa « fille adoptive ». Intimes et sensuelles, les images suggèrent une relation physique teintée de fétichisme. Il n’en sera rien. La scène d’ouverture nous amène d’ailleurs sur une toute autre voie. Le temps est brumeux, le fond musical inquiétant et la caméra, qui suit une voiture à distance, évoque d’emblée les codes du film policier. Humbert débarque dans le manoir bordélique d’un certain Quilty (Peter Sellers), visiblement dans un état second. « Vous m’avez volé Lolita », accuse Humbert avant de pointer une arme sur le propriétaire des lieux, trop ivre pour comprendre la gravité de la situation. Mais Kubrick ne convoque le genre du film noir que pour s’en éloigner aussitôtt. Non seulement l’intrigue criminelle est tuée dans l’œuf, puisque le visage du meurtrier nous est connu, mais l’exécution de Quilty tient quasiment du burlesque.
 

A ce stade, le réalisateur a dévoilé tous les ingrédients de son film : la poésie, le mélodrame et l’humour. Car Lolita est aussi une satire de la société américaine des années 1960, dont le ton est donné dès l’arrivée de Humbert dans la demeure des Haze. Lui est Anglais et symbolise le discret raffinement des intellectuels du Vieux continent. Elle (Shelley Winters) est Américaine, banlieusarde, aguiche sa proie en robe léopard et étale ce qu’elle pense être des preuves de culture : des expressions françaises mal prononcées, des reproductions bon marché de Van Gogh sur les murs de sa chambre ou sa présidence du club de lecture local. La description des voisins, les Farlow, est plus éloquente encore : l’épouse invite ouvertement Humbert à des jeux sexuels échangistes, mais détourne pudiquement le regard lorsqu’elle le surprend par mégarde dans son bain. Le libertinage n’est pas franchement assumé et l’hypocrisie morale de ces petits bourgeois fait sourire.

A distance du mélodrame

Même lorsqu’il emprunte au genre du mélodrame, Kubrick prend toujours garde à en subvertir les codes. Chaque personnage est confronté à un destin tragique, mais le réalisateur distille dans chacune des scènes « à émotion potentielle » quelques éléments visant à nous mettre à distance. L’hystérie de Charlotte, découvrant les véritables motivations de son nouvel époux est tristement pathétique. Sa mort – écrasée par un bus – intervient hors champ et la seule personne qui pourrait la pleurer, Lolita, est absente. Kubrick agit comme s’il voulait économiser l’émotion du spectateur pour la toute dernière scène. « Abandonné » par Lolita, qui l’a quitté pour Quilty, Humbert reçoit finalement une lettre, trois ans plus tard. Le texte est bref et factuel : Dolorès est mariée, enceinte, fauchée et réclame un chèque à son beau-père adultère. Humbert se rend chez elle, découvre l’image décevante d’une femme au foyer, tente en vain de la reconquérir et lui cède une énorme somme d’argent entre deux crises de larmes bouleversantes. Pour la première fois, le film s’inscrit clairement dans la tradition du mélodrame, avec une originalité toutefois : c’est l’homme qui suscite notre compassion.

Omniprésence du double

Policier pathologiquement bavard et soupçonneux, psychiatre allemand malsain, écrivain snob et adulé… Le personnage de Peter Sellers multiplie les apparitions au nez et à la barbe de l’indigne beau-père. Rival presque anecdotique dans le roman de Nabokov, il devient chez Kubrick la clé de voûte en filigrane du film. Le double déculpabilisé de ce pauvre Humbert Humbert (au patronyme déjà dupliqué), dangereusement rattrapé par sa morale personnelle. « Quilty est la menace qui pèse, l’ombre suiveuse, l’espion d’une société qui chasse les sorcières mais dont la corruption dépasse celle de ses victimes », écrit Ciment. Les actions sont, elles aussi, doublées. Au début du film, Humbert manipule Charlotte, la mère de Dolorès, dans l’espoir de s’approcher de l’objet de son désir. Au final, c’est lui que l’adolescente mène par le bout du nez. La mort de Charlotte provoque la cavale du couple Humbert / Lolita, laquelle entraine une autre fuite, celle du couple Lolita / Quilty.
 

Kubrick avait déjà exprimé sa curiosité pour le thème de l’autre soi-même, positif ou négatif, dans son premier long métrage, Fear and desire (1953). Deux armées s’affrontaient au cours d’une guerre imaginaire et les soldats réalisaient à la fin du film qu’ils se trouvaient face à eux-mêmes. Les deux factions opposées étaient interprétées par les mêmes acteurs. Avec Lolita, il semble avoir trouvé le point d’équilibre qu’il conservera par la suite : dans 2001, l’Odyssée de l’espace (l’astronome Bowman se voit vieillir), dans Orange mécanique (M. Alexander est le reflet d’Alex, son bourreau) ou dans Barry Lyndon (le nom du jeune arriviste est un écho phonétique de Balibari, son protecteur, et Bullingdon, son beau-fils). Notons que le personnage de Sellers annonce la création du Dr Folamour, scientifique psychopathe, transfuge du régime nazi. Que Lolita ne soit pas la meilleure réalisation de Kubrick ne l’empêche pas d’être un très beau film, sensuel et douloureux. Un élégant prémisse à la carrière d’un maître.

* Kubrick de Michel Ciment, somme limpide et passionnante préfacée par Martin Scorcese (Calmann-Lévy).

 

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