Alexandre, grand écrivain frappé par la maladie, décide de quitter la maison au bord de mer dans laquelle il a toujours vécu. Peu avant son départ, il retrouve une lettre écrite par sa femme qui relate une journée d’été passée en famille, trente ans plus tôt. C’est avec les mots, les sons, et les couleurs de cet instant d’autrefois, qu’il déambule dans sa ville où le passé et le présent s’entrechoquent. Selon Angelopoulos, son film est le portrait « d’un homme avec ses souvenirs et ses fantasmes ». Contrairement au Regard d’Ulysse, L’Eternité et un jour se construit en dehors de l’Histoire, pour s’attarder sur l’histoire d’un homme malade et seul. Explorateur de la psyché humaine, Angelopoulos façonne un imaginaire qui s’entremêle avec la réalité d’un jour. Ce long métrage poétique est une invitation au voyage intérieur qui flirte continuellement avec les frontières (imaginaire / réalité ; passé / présent ; frontière tangible nimbée d’irréalité ; vie / mort).
Comme dans la plupart des films du réalisateur, nous retrouvons les concepts de frontière et d’itinéraire. En déambulant dans la ville de Salonique, Alexandre parcours le fil de sa vie et franchit au gré de sa pensée un présent devenu illusoire pour retrouver les joies d’un passé lointain. Ces instants se répondent continuellement dans un foisonnement de sensations qui bousculent fortement l’être qu’est Alexandre. Angelopoulos crée une sorte d’écho régulier entre un passé rempli de nostalgie et de joie éphémère et un présent débordant d’amertume et de spleen. Le temps, dans son déroulement et ses fractures, structure ainsi une narration complexe car polyphonique. Alexandre n’est jamais ici, ni là-bas. Il navigue entre deux rives, juxtapose les deux journées par un vécu « d’arpenteur » et un fantasme de « rêveur ». L’imbrication temporelle, qui est aussi celui des sens et de la réflexion, permet au cinéaste de philosopher sur le temps qui passe, sur l’importance des joies simples (la scène du mariage montre son incapacité à profiter de l’instant) et des regrets qui s’amoncèlent, inexorablement.
L’incursion d’Alexandre dans ces parties rêvées, tel qu’il est maintenant, apporte une continuité narrative en instaurant une passerelle entre hier et aujourd’hui. L’imaginaire prend forme et ne se dissocie pas formellement de la réalité du jour. Cette prouesse cinématographique est renforcée par des plans-séquences utilisant de longs travellings coulés et progressifs. Ceux-ci imposent une continuité dans le regard et nient l’idée de rupture. Nous partageons ainsi l’expérience d’un homme qui se souvient et assistons à la matérialisation en temps réel de cet itinéraire de la pensée et du cœur. C’est sans doute là que réside la grande réussite de L’Eternité et un jour.
Cette particularité stylistique doit être mise en parallèle avec l’intrusion d’un jeune garçon. Sorti de nul part, l’enfant sonne comme un écho mystérieux mais tangible d’une journée fantasmée. Accompagnant Alexandre dans son chemin intérieur, l’enfant ressemble à un fantôme bienveillant ayant des paroles d’adulte. En instaurant une relation d’affection réciproque, Angelopoulos tisse des liens bien plus forts qu’avec la fille de l’écrivain. Pour la première fois, il trouve un vrai bonheur et se laisse envahir par l’émotion. En présence de l’enfant, Alexandre ne projette aucune image du passé et l’imaginaire ressenti devient alors symbolique. La scène du poste de frontière se construit dans une discontinuité narrative qui énonce la peur. Sorte de passage fantasmagorique encerclé de neige et de brouillard, cette zone est un ailleurs, un au-delà vers lequel Alexandre ne veut pas s’engouffrer. En tirant l’enfant par le col, il fait demi-tour et s’enfuit. A la fin, il désire rester avec l’enfant et lui dit : « reste avec moi ». Cri d’un cœur qui n’a peut-être jamais su aimer quand il le fallait.
L’importance des mots revient évidemment dans ce long métrage. Le fait de dire enfin les choses, c’est revendiquer une âme et des sentiments. Réflexion sur la vie, L’Eternité et un jour s’abandonne sur ce qui reste important, et libère l’enclave du temps qui passe à la seule fin de remplir la vacuité de l’existence. Le poète, personnage de littérature du 19e siècle lui aussi fantomatique, s’invite au voyage et symbolise l’apprenant à la recherche de mots. Il veut comprendre, saisir, sentir et avancer. Par cet échange d’un autre temps, Alexandre dépasse ses propres frontières et s’autorise à espérer et à regarder le monde tel qu’il est pour ne plus devoir le regretter.
Personnage de l’exil entre « douleur et désir », Alexandre est un étranger du monde. Accaparé par l’idée de création, il ne peut vivre ce qu’il décrit avec des mots. Prisonnier d’un passé révolu, il reste comme tétanisé par un monde qui lui échappe, mais qui, au côté de l’enfant, lui ouvrira enfin les portes de ses rêves.