Tout commence lorsqu’un forain débarque dans un petit village isolé de Castille en possession d’un appareil de projection et de la copie du film Frankenstein, de James Whale. Parmi les spectateurs se trouve Ana (la très talentueuse Ana Torrent), une fille de sept ans, accompagnée par sa grande sœur. Découvrant pour la première fois le cinéma, l’enfant est émerveillé devant les images qui s’offrent à elle. Ne sachant pas encore distinguer le réel de l’imaginaire, Ana apprend de sa sœur, qui se joue d’elle, que le monstre du film rôde aux alentours du village. La petite fille part à sa recherche et découvre progressivement que le monde qui l’entoure n’est pas ce qu’il parait.
Désirant se rapprocher au plus près du monde de l’enfance, Victor Erice choisit d’adopter le seul point de vue de la petite fille. La caméra cherche tout au long du film à épouser le regard d’Ana, à se laisser guider par elle, à se poser sur les choses que seul un esprit jeune et innocent est capable de voir : les jeux de lumières, d’ombres, le spectacle de la nature… Il s’agit de mettre en scène une expérience directe du monde qui privilégie essentiellement le visible au verbal. Loin des étranges préoccupations des adultes qui n’apparaissent qu’en filigrane, le quotidien de la petite fille brille tout à la fois par sa beauté et sa noirceur fondamentales.
Ana n’est pas seulement au centre du récit mais au centre de toute la création du film. En adoptant le point de vue de l’enfant, la caméra ne se contente pas de filmer la réalité telle qu’Ana la perçoit mais aussi telle qu’elle l’imagine. Les nombreux plans sur les ombres inquiétantes, qui se propagent dans la chambre de la jeune fille, embrassent idéalement la dichotomie entre les mondes et cristallisent la ferveur de l’imaginaire de la petite Ana.
Deux principes sont ainsi mis en œuvre dans le film : la capacité pour le personnage de percevoir et d’éprouver le visible d’une part ; son aptitude, d’autre part, à imaginer et à projeter ses fantasmes. Les choses se déroulent tout aussi bien devant les yeux de la petite fille que dans sa tête. En témoigne la très belle scène de rencontre entre l’enfant et la créature de Frankenstein : se penchant au-dessus d’une mare d’eau, Ana assiste à la transformation de son propre reflet en celui du monstre qu’elle désire approcher.
L’esprit de la ruche n’est pas à proprement parler un film sur l’enfance mais une œuvre profondément poétique qui s’efforce d’en capter l’essence. Ayant mis au point un style inventif et original qui repose sur la dilatation des repères spatio-temporels, Victor Erice parvient à entrelacer avec subtilité le réalisme et l’onirisme en un seul et même type de représentation. Le long-métrage espagnol – qui, par la suite, influencera des films comme Cria Cuervos ou Le Labyrinthe de Pan – est une étonnante démonstration de la magie du cinéma, une véritable expérience artistique.