Les Dames du Bois de Boulogne

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Deuxième long métrage de Bresson, Les Dames du bois de Boulogne intervient trop tôt (1945) pour représenter sa maturité artistique.

Les acteurs y sont professionnels, Maria Casarès notamment dont la voix a des accents par trop expressifs (roule-t-elle bien les rrr dans la conviction !), le dialogue de Jean Cocteau comporte certains morceaux de bravoure.

Par exemple : « Elle voulait vivre pour la danse et non danser pour nous faire vivre ». lui donnant la vedette au détriment de l’unité du tout, la musique d’accompagnement a un rôle tout à fait classique n’excluant pas l’effusion lyrique, l’éclairage même se ressent quelque peu de l’influence expressionniste. On est encore loin de la rigueur minimaliste d’un Pickpocket (1959). Mais l’essentiel est déjà là, en ceci que l’image donne plus que ce qu’elle présente (Rappelons que la modalité sémiotique ne livre que le sens rationnel et explicite de l’image. Mais celle-ci peut déployer, en sous-main, toutes ses virtualités émotionnelles grâce à la modalité symbolique, procédant essentiellement de la métaphore et de la métonymie), car tout est dans les interstices.

« Ce qui se passe dans les jointures. Les grandes batailles, disait le général de M…, se livrent presque toujours aux points d’intersection des cartes d’état-major. » Cinématographe, art militaire. Préparer un film comme une bataille. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, p. 25..

Surtout l’ébranlement affectif provenant de cette richesse sous-jacente a une portée éthique forte : il enseigne que la pureté peut avoir les apparences de la dépravation, et que l’amour est la valeur suprême.

Agnès est victime d’une double malédiction. Une société régie par l’argent et une mère ruinée qui au lieu de la protéger s’acharne vainement à maintenir leur niveau de vie en vendant les charmes de sa fille à la société fortunée. Pire, appartenant à ce même milieu, Hélène va tirer profit de cette situation pour se venger de Jean qui l’a plaquée. Mais ce ne sont là que les données de surface du film qui se démultiplie en profondeur en un dispositif émotionnel et imaginaire inouï. Car le choix des images, du bruitage et des mots du dialogue s’y orientent toujours par la modalité symbolique de manière à exprimer un conflit implacable entre les forces aveugles de la cruauté du monde et celles de l’amour incarnées par Agnès, qui cherchent à se frayer un chemin dans un milieu antagoniste. Le montage, et le mode d’enregistrement sont entièrement au service de cette intentionnalité.

Partie 1: Mythologies

Hélène représente le pôle négatif, bien qu’elle-même souffre par l’amour et qu’il ne faille pas tenir cette polarisation commode pour l’expression d’un manichéisme, à exclure absolument chez Bresson parce que faux. Elle incarne une puissance redoutable aux pouvoirs illimités. C’est Hélène, la princesse grecque qui provoqua une guerre légendaire et sanglante entre deux nations.Les personnages de l’épisode de Jacques le fataliste, qui inspire le film, n’ont pas de prénom. Hélène est Mme de la Pommeray, Jean le marquis des Arcis, la mère et la fille portant le pseudo-nyme d’Aisnon.

On peut donc admettre que le choix par Cocteau et Bresson des prénoms n’est pas fait au hasard. « Hélène, vous avez tout lâché, tout sacrifié pour un amant qui ne vous aime plus ! » s’exclame Jacques, résumant l’épisode troyen. L’espace semble se déployer devant elle lorsque le majordome ouvre en grand la porte à deux battants. L’étendue de son empire est comparable à celui de l’impératrice Catherine la Grande à laquelle elle s’apparente par sa toque de fourrure et par ce gigantesque secrétaire ancien dans son salon, quadrillé de tiroirs, couronné d’une rambarde à jours, et surmonté d’une ombre tubulaire de tuyauterie comme un grand poêle de faïence russe. Le même cependant, rappelant les meubles à secret de la Renaissance, introduit la figure maléfique de Catherine de Médicis, autre mythe composant en sous-main le personnage, toujours vêtu de longues robes surannées à manches ballon.

Figure funèbre, le domestique en jaquette noir dépose un bouquet de fleurs sur la table, et un léger panoramique à gauche cadre une partie du secrétaire, l’associant à l’idée de la mort.

Les balustres du balcon entr’aperçu à travers la fenêtre évoquent le palais italien et le linteau de la cheminée supporte une pendule Renaissance. Une table basse cadrée à l’avant plan est couverte sans raison apparente de multiples flacons. Jean sirote son thé avec un bruit marqué de déglutition soulignant la simulation à boire d’Hélène. Dès qu’elle porte la tasse à ses lèvres un contrechamp cadre les flacons. Pas un instant on ne l’a vue avaler de liquide. Au moment du départ de Jean, un travelling arrière découvre à nouveau les flacons. Puis la bonne paraît, une paire de gants à la main : « Monsieur a oublié ses gants. Faut-il les lui remettre demain ? ». « Il ne viendra pas demain », répond Hélène d’un ton lugubre. Allusions à l’empoisonnement, y compris les gants dont on sait qu’il furent, à l’époque de Catherine de Médicis, utilisés comme moyen d’empoisonnement. Le jeu de mots sur remettre (=renfiler) suggère que le poison n’a pas encore agi.

Lorsque Agnès, dont la robe ukrainienne indique une sujétion relative au faste impérial d’Hélène, s’effondre en pleine euphorie de la danse, la caméra cadre au mur l’ombre portée d’un pot à remèdes rappelant celui qui décore l’entrée chez Hélène, laquelle assure elle-même à un moment pouvoir « aider le hasard » (Sens ironique = aider le malheur).

La faiseuse de sortilèges est nommément désignée par Jean vantant « ses charmes de magicienne ». Elle incarne Circé avec ses voyageurs captifs ou changés en pourceaux. D’où, imploration suggestive de son amant : « laissez-moi partir, Hélène ! ». Après le thé, la caméra cadre le chien venant de la porte à peine franchie par Jean, comme s’il en était la funeste métamorphose. « Il n’y a plus de remède » (Remède : euphémisme pour poison) déplore-t-elle par une belle ironie filmique lorsque son ex-amant fou d’amour pour Agnès est tout à fait dans ses rets. Un vieux balai de ceux que chevauchent les sorcières se dresse dans l’appartement qu’elle a réservé à ses « protégées ».

Partie 2: Piège

Elles sont bel et bien prisonnières. « J’appelle ça une prison » dit Agnès lucide. Elle tentera de se libérer par un numéro de danse aérienne, mais ses mouvements sont circonscrits dans les limites que lui assignent la caméra interposant au premier plan le surcadrage d’une porte intérieure, puis de la fenêtre que ferme sa mère pour empêcher l’oiseau de quitter le nid.

Que cet appartement soit un piège, c’est clair dès la visite où l’on voit devant le piano une table ronde dont le plateau est rabattu des deux côtés comme un tutu surmontant des pieds haussés sur la pointe des roulettes. Le balai appuyé sur la table complète le rébus fatal par le calembour suggéré : ballet. La mère en manœuvrant l’interrupteur de la salle de bain provoque le même claquement sec amplifié en détonation que le raccord son d’anticipation des claquettes ponctuant la déclaration d’Hélène : « Je me vengerai ! ». La terrible mère est véritablement son auxiliaire. Ce tablier de toile grossière dont elle s’affuble est l’attribut-même du bourreau. Agnès en se débattant ne fait que resserrer les liens du piège. Lorsque bondissant de joie d’avoir trouvé du travail, elle annonce à sa mère « Ma chérie ! Nous sommes sauvées ! », sous-entendant par là qu’elle n’aura plus à danser donc à coucher, c’est le bruit des planches qui fait écho. Son dégoût de l’amour vénal associé à la danse donne la mesure de cette tragique fatalité. Il s’exprime dans le bruit obscène d’un bouchon de champagne très exactement coordonné avec le baiser que lui inflige son cavalier après le spectacle.

Partie 3: Mort

Hélène également pactise avec les forces de l’enfer dont on peut voir les puissantes flammes, sous la forme double des cornes du diable, émerger dans sa cheminée. Le reflet dans la glace ne laisse voir que Jean quand elle est présente à ses côtés. Tout semble l’attirer vers le bas, le style dégoulinant de sa table noire à téléphone comme les lignes tombantes de la Panhard Dynamic tous feux éteints dans la nuit parisienne et dont la roue de secours postérieure évoque une couronne mortuaire, tout cela corroboré par le decrescendo musical en mineur et l’angle plongeant de la caméra sur le visage encadré de cheveux noirs de la « sorcière ».

Elle évolue dans un monde irréel. Tout y est trop facile. La caméra précède les mouvements. Les domestiques silencieux et effacés épargnent tout effort. Lorsque sous son surplis noir combiné avec la rampe arquée elle gravit les marches conduisant à l’appartement de ses proies, l’allégorie de la mort munie de sa faux s’impose. Son collier de perles épouse la double rangée de dents du rictus de la mort que l’on retrouvera dans le clavier ouvert du piano de la « prison ». Dans le grand appartement vide de la déchéance, elle croise le signe magique inquiétant de deux cadres vides entrelacés en sceau de Salomon.

Tout indique le monstre malfaisant. « Je suis un monstre » confessera-t-elle. Par l’arrangement des plis de sa pelisse de fourrure, on croirait qu’elle avance sur son canapé devant elle une énorme patte velue de fauve ou de sphinx. Au cabaret elle projette par les narines deux jets de fumée comme un dragon. Agnès lui ouvrant la porte a un mouvement de recul horrifié, d’autant plus impressionnant que, faute de contrechamp, on n’en voit pas la cause.

Le thème de la mort et de l’enfer est une importante donnée imaginaire du film. Qu’il suffise d’invoquer l’apparence funèbre du mariage. « Des revenantes » dit Hélène en présentant à Jean « l’appât » de sa vengeance. Lui même, dans son désespoir, se plaint d’être « comme un mort qui marche ». Square de Port-Royal, l’eau de la fontaine crépite comme le feu aux enfers. Agnès-Eurydice y attend la délivrance. Une pendulette en forme de lyre gardant le passage du monde des morts devant la glace marque le passage de Jean-Orphée, hyperbole mythologique de l’épreuve de l’amour qui cette fois vaincra. Le bras souple d’Agnès en syncope rappelle dans la main de Jean le serpent qui tua Euridyce (Mais aussi la Tentation qui correspond à sa vie antérieure).

« Nous sommes tous des anges » annonce perfidement Hélène : blanc ou noir. Ange noir : la mère. Des ombres portées au mur dans son dos figurent des ailes sombres. Elle a tout du vampire : canines éclatantes et affûtées, coiffure d’où émergent comme deux oreilles rondes par derrière, et tailleur à empiècements en accolades (reprenant le parapluie) rappelant les membranes de chauve-souris. Souvent affublée des oripeaux de la Mort, une sorte de grand châle en filet, elle contemple dans la glace le reflet d’une face floue d’où émerge l’ivoire dur de ses dents. Agnès a le visage du mort-vivant l’instant où prononçant d’un souffle : « je reste », ses lèvres découvrent des canines aiguës. Sa poitrine même, par les plissements du corsage, semble décharnée comme celle d’un squelette.

De fait le rendez-vous au bois est suivi d’une descente dans la grotte où l’on peut reconnaître les grondements du Styx. « Vous n’allez pas redescendre » s’inquiète Jean, Agnès ayant manifesté l’intention de le raccompagner jusqu’à l’entrée de l’immeuble. L’amour de Jean s’identifie donc à un commerce avec la mort. L’intérieur de la capote de sa voiture est aussi nervurée comme l’aile du vampire. En un mouvement saisissant, au moment où le cabriolet s’élance après l’aveu final d’Hélène, la caméra recule de façon vertigineuse en sens inverse pour se fixer un court instant sur cet avatar membraneux du monde noir d’où doit émerger finalement l’amour victorieux (Je tiens ce plan saisissant pour représentatif du style acrobatique de Bresson au même titre que le jeu des mains voleuses de Pickpocket ou l’accident de voiture de « L’Argent »).

Partie 4: Conte de fées

Le personnage d’Agnès est d’autant plus convaincant qu’il est complexe et que conflictuelle, sa quête n’aboutira pas sans un combat acharné. Les faits sont là : elle se prostitue sous la conduite de sa mère la maquerelle qui aguiche Jean, lui glissant : « C’est Agnès. Je vois qu’il faut vous montrer tout… ». En revanche tout son être tend vers la pureté, comme l’affirment outre le prénom (allusion à L’École des femmes) ses airs sage d’écolière. Elle incarne Blanche-neige face à la sorcière Hélène consultant son miroir, ou la Belle-au-bois-dormant piquée par l’aiguille que manie sa mère pendant qu’elle danse.

Avant de se donner à l’amour, il lui faut traverser une mort rédemptrice. Car Jean représente par lui-même un danger de mort. A plus d’un titre, il ressemble au loup des contes. Sa huit-cylindres mugissante pointe un long museau, dardant à travers le pare-brise l’œil concupiscent de la lunette arrière. Le « vous », parfois redoublé par le grondement du moteur est prononcé : « Vouhhh ! ». Hélène paraît le reconnaître pour tel, lui avouant à un moment : « Vous m’avez fait peur ! », et le petit chien blanc frisé comme un agneau en complète la figure. « Oh ! vous avez de bien belles boucles d’oreilles » persifle-t-elle parodiant le Petit Chaperon rouge. Aussi bien est-ce au bois qu’a lieu la rencontre. Agnès est « une fille de la campagne ». Au dîner où Jean survient (à jeun, évidemment), elle porte une espèce de sarrau d’enfant. Son couvre-chef n’est pas très éloigné du chaperon, bien qu’il évoque aussi la cornette religieuse ou le chapeau à plume de Robin des bois, cet emblème de liberté.

Si Agnès ne parvient pas à s’évader par la fenêtre, elle possède en effet les moyens de se déterminer envers et contre tous et « préfère lutter seule ». C’est la vraie condition de son caractère de sainteté suggéré par le simulacre de cornette religieuse. Dans ce monde cruel où l’amour est falsifié, il appartient aux êtres purs de se battre pour qu’il s’épanouisse au grand jour. Mais les armes de cette lutte prométhéenne n’existent ni ne s’inventent. Le seul remède (préfigurant Pickpocket) est de tomber au plus bas pour déclencher un puissant sursaut de survie qui réveille en soi les ressources appropriées.

Partie 5: Typologie

Une telle étude pour être complète devrait déboucher sur une question de typologie. Car un film comme Les Dames du bois de Boulogne, qui ne peut à l’évidence se qualifier de commercial, ne convient pas plus à la catégorie des films d’auteur, si l’on veut retenir le double critère atypique : symbolique, au sens de puissance latente émotionnelle, et éthique, propre à remodeler notre système de valeurs. Il y a dans la notion de film d’auteur quelque chose d’un peu élitiste qui ne saurait convenir à ce qui va à l’essentiel. Proposons donc cette tripartition : cinéma : commercial, dont l’esthétique est marchandise ; d’auteur, qui tente d’échapper à cette logique mais avec des moyens trop rationnels pour y parvenir vraiment ; artistique, le seul vraiment libre et créateur de valeurs, mais si rare…

Titre original : Les Dames du Bois de Boulogne

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Durée : 88 mn


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