Il y a quelque chose de rassurant, et d’un peu irréel, dans ce Sel des Larmes, dernier film de Philippe Garrel présenté à la Berlinale et qui arrive enfin sur les écrans français en ce mois de juillet, après les péripéties que l’on connaît. Rassurant de voir se déployer à nouveau sous nos yeux une méthode désormais bien connue, programme initié avec La Jalousie, poursuivi avec l’Ombre des Femmes et l’Amant d’un jour, et répondant autant à des aspirations esthétiques – noir et blanc argentique et ascèse scénaristique – qu’à des contingences économiques – tourner peu, tourner bien. Irréel, parce le cinéma de Garrel creuse un langage sans ancrage, aux inflexions parfois désuètes, en décalage avec le temps et le ton d’une jeunesse qu’il filme pourtant toujours aussi superbement.
Chanson à trois temps et à trois femmes, incarnées par Oulaya Amara, Louise Chevillotte et Souheila Yacoub, Le Sel des Larmes propose un argument simple et faussement léger autour des variations sentimentales de Luc (Logann Antuofermo), jeune apprenti ébéniste couvé d’un amour fusionnel et quelque peu écrasant par son vieux père (André Wilms), lui-même menuisier. Quand Luc monte à Paris pour y passer le concours de l’école Boulle, il lance le jeu de l’amour et du hasard en abordant puis séduisant Djemilla, à laquelle succèdera Geneviève, idylle adolescente ressurgie de nulle part et réactivée avec avidité dans la moiteur d’une salle de bains. Les deux femmes subiront chacune à leur façon la lâcheté et l’indifférence de Luc, qui ne sait ni choisir ni renoncer. Traité des sensations et étude des variations du cœur, le Sel des Larmes parvient avec bonheur à saisir l’instant précis du foudroiement absolu, ce moment où la respiration et la raison se suspendent conjointement.
C’est aussi et surtout le récit d’un empêchement : Luc ne parviendra pas à s’abandonner, à renoncer au masque qu’il semble porter comme pour se prémunir de l’autre et des possibles souffrances. Luc ne sait pas (encore) aimer, nous dit Philippe Garrel, parce qu’il ne sait pas (encore) pleurer. C’est finalement aux côtés de Betsy que Luc fera l’apprentissage de la douleur, de la jalousie, de la terreur : blessé et écorché à son tour, il passe de monstrueux à pitoyable. En même temps qu’il doit faire le deuil du regard protecteur paternel, il accepte pour la première fois sa fragilité. Le film peut alors achever son parcours, où les relations de Luc, disséminées dans le temps et l’espace, s’apparentent aux fragments d’un discours du sentiment ; discours dont les larmes sont le langage enchanté et secret : les larmes de joie chez le père pudique répondent à celles amères et silencieuses de Djemila, et c’est ce dialogue sans parole, accompagné de la douce musique de Jean-Louis Aubert, qui fait la saveur de ce Sel des larmes.