Le Combat dans l’île (Alain Cavalier, 1962)

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Subtil traitement << en temps réel >> du conflit algérien, ce film annonce déjà l’oeuvre future d’Alain Cavalier, sobre et contemplative.

On estime souvent que le cinéma américain a traité frontalement – avec quatre chefs-d’œuvre au moins – confer Voyage au bout de l’enfer (Michael Cimino, 1978), Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979), Platoon (Oliver Stone, 1986) et Full Metal Jacket (Stanley Kubrick, 1987) – de la guerre du Viêt Nam. À l’inverse, le cinéma français est réputé être passé à côté de la guerre d‘Algérie, de l’avoir traité mezza voce, de n’y avoir consacré que des œuvres mineures, de s’être laissé impressionner par la censure et estourbir par la sanglante tragédie de l’Histoire. Or il n’en est rien. Si les cinéastes américains ont livré, bien à leur manière, de grandes fresques sur « leur » guerre post-coloniale, les Français, eux, à l’image de Jean-Luc Godard avec Le Petit soldat en 1960 (interdit jusqu’en 1963), ont aussi entrepris de s’attaquer au sujet brûlant du conflit algérien, que l’on pourrait d’ailleurs aussi qualifier de guerre civile tant cette conflagration de huit ans a profondément divisé la nation, à l’époque comme maintenant. Pourtant, il y a bel et bien quelque chose qui cloche entre le cinéma français et cette période, comme si aucun film ne s’était imposé pour la graver dans la mémoire collective – comme l’a fait de manière magistrale Michael Cimino avec Voyage au bout de l’enfer pour le Viêt Nam -, laissant bien des zones d’ombres, mensonges et autres meurtrissures hors-champ. Il y a sûrement de multiples raisons à cela, des différences psychologiques, culturelles, stylistiques et mêmes financières entre un Cimino et un Godard, par exemple, mais toujours est-il que le cinéma tricolore, malgré les apparences, fut très prolixe au sujet du conflit algérien et engendra de très beaux films comme cet admirable Le Combat dans l’île.

De très belle facture, ce premier long métrage d’Alain Cavalier place d’emblée ce dernier comme un déjà grand. Cornaqué sur ce film par Louis Malle dont il fut l’assistant sur Ascenseur pour l’échafaud (1957) et Les Amants (1958), Cavalier réalise un film d’un grand classicisme, certes, mais au travers duquel on peut déjà entrevoir sa mue future en un cinéma contemplatif et débarrassé des contraintes du cinéma traditionnel. Nourri des influences du cinéma américain des années 1940 et 1950, le cinéaste réalise Le Combat dans l’île avec un noir et blanc splendide lui permettant de faire jouer l’ombre et la lumière sur les visages et notamment sur celui de son héroïne Romy Schneider, magnifiée ici par cette dévotion que porte Alain Cavalier aux faciès « qu’il caresse longuement, avec respect et délectation, l’un après l’autre dans [leur] singularité, dans ce [qu’ils ont] de plus éphémère et de plus irremplaçable » (1). Ainsi le couple Romy Schneider/Jean-Louis Trintignant bénéficie d’une attention toute particulière de la part du cinéaste. Le filmage d’Anne (Romy Schneider) témoigne de toutes les vibrations d’une femme amoureuse tour à tour joyeuse, épanouie, malade, renaissante, angoissée. Celui de Clément (Jean-Louis Trintignant), personnage central du film, profite lui aussi de toute l’application du réalisateur. Alors qu’il est indéniablement tourmenté, jaloux, instable et, en définitive, brutal, son visage ne reflète pas toujours ce romantisme noir mais aussi, par moments, une douce et inoffensive tristesse, crée par un éclairage subtil et délicat nimbant les traits du jeune comédien, et exprimant, à rebours de la violence patente du personnage, toute la complexité de l’homme et, partant, ne le voue pas à la damnation éternelle comme une lecture binaire et « antifasciste » du film pourrait – et a pu – donner lieu.

 

 

Les deux tourtereaux coulent une existence douce. Clément est le fils d’un riche industriel. Cependant, on ne tarde pas à savoir qu’il est un jeune activiste appartenant à un groupuscule d’extrême droite qui ressemble fort à ce que fut l’OAS (Organisation Armée Secrète), organisation qui fomenta des attentats en métropole et dans les grandes villes algériennes afin de protester contre la décision de la France de donner son indépendance à l’Algérie. D’ailleurs Clément se prépare à assassiner un député de gauche. L’homme est déterminé. À la joie de vivre et l’insouciance d’Anne répondent, dans les premières séquences du film, la noirceur et la nervosité de Clément. Ce qui est assez remarquable dans Le Combat dans l’île, c’est la simultanéité de l’action du film avec l’actualité. La même année que le tournage du film, 1961, il y a le putsch des généraux à Alger. Les tensions intra-communautaires en Algérie sont à leur comble. L’OAS, sachant la partie perdue, commet des attentats aveugles touchant des populations civiles. La confusion est totale, l’armée française a toujours l’ordre de combattre alors que les négociations pour l’indépendance ont été engagées en secret avec le FLN (Front de Libération Nationale). Chacun sent bien que la fin est proche. Bien évidemment, la violence pure s’exerce à ce moment-là sur le territoire algérien – même si c’est toute la nation française qui est alors touchée par le conflit. Il y a les « Algérie française » et ceux qui soutiennent le FLN. Un intense clivage droite/gauche se cristallise à cette occasion. N’oublions pas qu’en pleine Guerre froide, les lignes de partage idéologique, déjà fortes, se superposent à l’affaire algérienne, donnant lieu à une radicalisation dure de part et d’autre. Cavalier dessine en Clément l’archétype d’un jeune ultra-nationaliste qui s’est engagé afin de « sauver l’Occident de la décadence ». On remarque que par l’austérité de certains plans (ce qui va devenir sa marque), Alain Cavalier s’attache à filmer l’ascèse du jeune militant, sa préparation méthodique de l’attentat, son jusqu’au-boutisme.
 
D’un autre côté, Le Combat dans l’île est beaucoup plus léger. Clément s’étant envolé vers Buenos Aires afin de se venger de la trahison d’un « frère d’armes », Anne tombe bientôt dans les bras d’un ami d’enfance de ce dernier, Paul, installé dans un manoir normand. À la tragédie politique toute entière incarnée par Clément se substitue donc un drame bourgeois. Paul (Henri Serre) incarne cet ancien condisciple de l’activiste. La Seconde Guerre mondiale n’est pas loin : les deux amis se remémorent même avoir chanté à l’école Maréchal nous voilà ! (André Montagard, 1941). Paul, en même temps qu’être un amateur de Mozart et de balades en péniche sur la Seine, est donc (en sourdine car son portrait est beaucoup moins étudié que celui de Clément) le protagoniste de « gauche », humaniste et résistant à l’oppression et au fascisme. Alain Cavalier, résolument du côté de la démocratie et de la non-violence, ne fait toutefois jamais preuve, en évoquant cette « guerre civile » en métropole, en laissant le territoire algérien hors-champ et en filmant un récit intimiste de toute beauté, d’un ton manichéen. Justesse, précision et surtout intelligence car la vérité n’est pas d’un seul bloc, nous le savons, et un film sur un thème aussi brûlant ne peut délivrer un jugement brutal et définitif sur les acteurs de l’Histoire en marche. Ainsi, tout en restant ferme sur ses principes, Alain Cavalier ne semble pas totalement condamner Clément. Le pacte de sang scellé par les deux amis lorsqu’ils étaient jeunes ne prête pas à rire. Un pacte, c’est sérieux, surtout au moment de l’enfance. Une partie des officiers rebelles du putsch d’Alger, comme Hélie de Saint Marc (2), avaient une idée de l’honneur. C’était l’honneur de la France, dont la parole fut bafouée par ses politiques, ces derniers donnant l’ordre, du jour au lendemain, à ces militaires d’abandonner les populations autochtones dont ils avaient la charge pour qu’elles se fassent massacrer dans la foulée. Cela ne justifie en aucun cas la violence politique, mais il y a une petite part de cet honneur blessé dans ce que Clément cherche à venger.


(1)
Françoise Durieux, "Alain Cavalier, Passe-muraille", dans Michel Estève (dir.), Alain Cavalier, Lettres Modernes-Minard, collection Études cinématographiques, n° 223-231, 1996, pp. 27-28.

(2)
Ancien résistant, ancien officier de l’armée française ayant notamment servi dans la Légion étrangère, Hélie de Saint Marc (1922-2013) a toujours écrit dans ses ouvrages ne s’être jamais remis de l’ordre d’abandon des populations civiles qu’il avait sous sa protection, à la frontière chinoise. En Algérie, rebelote : on lui ordonne d’abandonner les harkis. Cette fois, il se révolte et participe au putsch. Il sera condamné à dix ans de prison et sera gracié au bout de cinq ans.

Titre original : Le Combat dans l'île

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Durée : 105 mn


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