Le Bourreau (El Verdugo – Luis Garcia Berlanga, 1963)

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Un subtil plaidoyer contre la peine de mort et contre les pouvoirs, servi par un humour noir ravageur et par une distribution excellente.

Co-production hispano-italienne, c’est-à-dire entre deux pays européens qui n’avaient déjà plus rien à voir au début des années 1960, tant sur les plans économiques que politiques, Le Bourreau fait partie, avec L’esprit de la ruche (1973) et Anna et les loups (1973), pour ne citer qu’eux, de ces films emblématiques de l’Espagne franquiste. Luis Garcia Berlanga appartient, tout comme Juan Antonio Bardem ou Carlos Saura, à cette génération de cinéastes voulant donner un nouvel élan au cinéma espagnol. Il faut dire que ce dernier, partagé entre propagande et mièvreries comiques, marquait rarement les esprits. Partant du constat que la réalité sociale du pays, sa complexité et ses contradictions, n’était guère exploitée, artistiquement et scénaristiquement parlant, Luis Garcia Berlanga, qui s’était déjà attiré les foudres de la critique franquiste avec Bienvenue Mr Marshall (1952) et Plácido (1961), s’attele à la réalisation de ce sommet de l’humour noir que sera Le Bourreau. Il raconte, dans un entretien au Monde du 18 février 1965, que tout est parti d’une anecdote : un de ses amis lui avait parlé d’un bourreau qui, au moment de l’exécution, avait été pris d’une crise d’hystérie… et donc forcé par l’administration pénitentiaire d’exécuter le prisonnier. Cette image, marquante, absurde, a donc servi de base à l’écriture d’un scénario qui se voudra fondamentalement critique. En découlera un film cynique, amer, et qui, sous l’apparence d’une comédie, réfléchit sur tout ce qu’un individu doit dépasser pour évoluer dans un système social fasciste et corrompu. Est-ce à dire que Le Bourreau est un énième film sur la condition humaine, déchirée entre aspirations personnelles et conventions sociales ? Ou, à l’inverse, est-ce un simple film iconoclaste, dont la charge critique se limite à l’anti-franquisme, en limitant ainsi la portée universelle ?
 

Ce macabre petit peuple

Dès les premières minutes du film, le ton est donné : nous passons d’un générique élégant, tout en twist, à la vision de ce fonctionnaire qui s’apprête à manger une pauvre soupe au pain rassis. L’ambivalence et la subtilité seront donc les maîtres-mots. Croque-morts, bourreaux, Guardia Civil : les petites mains de la répression et du franquisme nous apparaissent dans leur quotidien professionnel, sans moyens et livrés à eux-mêmes. Ce dénuement, qui se retrouve à tous les étages de l’administration franquiste des années 1950/1960, va servir le projet esthétique de Luis Garcia Berlanga, qui souhaite montrer l’Espagne véritable, populaire. Les scènes en extérieur, très larges et aérées, servent de contrepoint à celles, oppressantes, des intérieurs. La promiscuité, l’insalubrité et le souci du « qu’en dira-t-on », sont des choses qui enferment l’individu, qui le rendent agressif, borné… et le poussent à se compromettre ! Nous allons donc assister à l’exposé des différents paramètres qui vont faire que cet innocent croque-mort, qui n’aspire qu’à une vie paisible en Allemagne, va devenir bourreau. L’instabilité économique, déjà, qui fait fantasmer le confort matériel. La misère sexuelle, aussi, avec José Luis et Carmen qui ne peuvent donner libre cours à leurs envies sans tomber sous les regards inquisiteurs du père-bourreau et des voisins. Les conventions sociales, enfin, qui obligent au mariage et à la construction d’une famille. À chaque fois, le scénario illustre ces contraintes par l’humour : José Luis fera sa demande en mariage le pantalon aux chevilles, par exemple. On comprend que les jeunes sont les jouets des autorités familiales et administratives, et la quête de l’autonomie est un chemin périlleux.
 


Tourisme et nausée

La dernière partie du film est plus proche de la tragédie que de la comédie, quand bien même serait-elle noire. Si, au départ, il y avait un certain jeu à composer avec les autorités pour construire son indépendance, le jeune couple se rend très rapidement compte qu’il scelle subtilement son propre sort. Dès lors, le jeu de Nino Manfredi devient plus angoissé, et les plans se font plus serrés. Voir obliques. Emma Penella, virevoltante et érotique dans la première partie, occupe beaucoup moins les cadres. Le couple se normalise et perd de sa singularité cinématographique, dès lors qu’il s’élève socialement. Le dernier acte du film est en cela très intéressant, puisque nous avons José Luis, devenu bourreau malgré lui, bien obligé d’aller effectuer sa première mise à mort. Débarqué à Palma de Majorque, dans les Baléares, ce sera surtout l’occasion pour sa petite famille de s’offrir ses premières vacances. Qui feront office de voyage de noces… On l’aura compris, il existe plusieurs niveaux de lecture, et ce qui a l’apparence d’une farce tourne à la critique au vitriol des arrangements avec la morale. Lorsque le film concourt à la Mostra de Venise, en 1963, l’ex-dirigeant du Parti communiste espagnol, Julián Grimau, vient d’être mis à mort. L’émotion internationale est très forte, ce qui contribuera à la notoriété de Le Bourreau. Grand prix de la critique, et de l’humour noir, il aura réussi, grâce aux pressions italiennes, à survivre aux pressions franquistes et à séduire les publics européens. La dernière scène est saisissante (même si la plus connue est celle de l’exécution) : un bateau de touristes quitte la baie de Majorque. Notre bourreau, scandalisé d’avoir pu mettre à mort un prisonnier, les entend partir. La caméra les suit, rappelant aux Espagnols d’alors que la vie semble être plus innocente, plus libre, là-bas.

Titre original : El verdugo

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