L’anniversaire de Leila (Eid milad Laila)

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Très beau film minimaliste, entièrement voué au dilemme d’un homme amené à s’interroger sur la place d’une aspiration privée face à la << Chose publique >>.

Moins de 24 heures chrono. C’est le temps dont dispose Abu Leila, ancien juge palestinien reconverti en chauffeur de taxi, pour rentrer chez lui fêter les sept ans de sa fillette Leila avec, si possible, gâteau et cadeau dans les bras. « Moins de 24 heures », c’est plus précisément le cadre temporel de cette journée à la fois « ordinaire » et toute particulière de la vie d’un taximan palestinien. Tout le charme du nouveau long-métrage de Rashid Masharawi, cinéaste palestinien de renom, reposera sur la franche interaction entre cette délimitation temporelle (faire ses heures, faire son boulot) et la prégnance de cet enjeu d’apparence mineur que demeure le maintien d’une stabilité familiale. Le job de Abu Leila l’amène à côtoyer tout au long de la journée les diverses couches de la population, à accepter ou non de partager son temps avec tel ou tel représentant de la réalité de son pays. L’anniversaire de Leila sera donc le récit de l’accentuation du regard critique d’un homme sur sa propre fonction, son interrogation quant à son aptitude ou non à apporter quelque chose à ses concitoyens, par le biais de ce service a priori a-politique que demeure l’acte de conduire (pour soi-même, pour les autres).

En d’autres temps et lieux, Scorsese vit dans le métier de « taxi-driver » le point de départ d’un progressif débordement de l’individu par l’angoisse d’offrir l’accès à son « monde », sa bulle, à des personnes lui inspirant méfiance et inquiétude. Travis, de traverser toutes les nuits les bas-fonds new-yorkais, spectateur plus ou moins concerné d’un certain « état », une certaine « réalité » de l’Amérique seventies, se laissera dévorer par ses visions, développera une schizophrénie le poussant à s’extirper de sa fonction à dessein de rééquilibrer – par les armes – les perspectives d’un réel à ses yeux cauchemardesque. Ici et maintenant, Abu Leila développe à son tour, devant le spectacle des multiples dysfonctionnements de tout un système social, mais surtout l’accumulation des entraves à son retour à la maison, une très lisible frustration, un ras-le-bol ne demandant au final qu’à exploser. Si la violence demeure – à l’exception notable de l’impressionnante scène d’attaque des civils par l’armée de l’air israélienne – hors-champ, le film accroche tout le long par l’intelligence avec laquelle le cinéaste parvient à faire ressentir la douleur de cet homme, devant son évidente inaptitude à agir. Refusant par exemple, dans les toutes premières minutes, d’accompagner un couple d’amoureux à un check-point (il se fait un point d’honneur à esquiver toute confrontation avec l’Occupant), Abu Leila acceptera d’apporter une exception à sa règle pour rendre service à une religieuse. Non qu’il accepte finalement de se rendre au check-point, mais il conviendra au moins de déposer cette femme à quelques mètres du lieu dit.

                                                                                                           www.youtube.com/watch

Le film est beau – émouvant même – surtout pour cela : son alliage de réalisme sec (jamais le monde n’acceptera de se conformer aux souhaits et besoins d’un seul homme, même pour un événement aussi exceptionnel que l’anniversaire de son enfant… surtout pas au nom de la satisfaction d’une aspiration d’ordre privée) et de rondeur toute « féérique » (s’immiscent de loin en loin dans cette trajectoire quelques petits miracles, de menus aménagements contribuant au projet d’une amélioration, même succincte, du réel). Tout le long, en même temps que l’on commence à fortement douter du succès du projet initial du personnage de ne pas laisser la Chose publique contrecarrer ses plans, s’immisce comme la promesse d’un « coup de pouce » du destin, l’horizon d’un salut, même provisoire. Tout se tient, ici, chaque fragment du récit, chaque articulation de plan ou de séquence à ce qui lui précède ou succède. Cette forme de « condensation » du réel, d’approche de la situation politique et sociale – on s’en doute suffocante – de la Palestine sous l’aspect d’un « petit théâtre de la vie » peut bien sûr prêter à scepticisme, interroger quant à la maturité, peut-être l’utilité de pareille œuvre. Abu Leila ne sera l’homme d’aucun acte notable d’héroïsme… mais pas un lâche pour autant. Prévisible, son cri de colère terminal ? Est-ce si certain ? Abject, d’un innommable égoïsme, son aménagement final de la réalité d’une rude journée, marquée entre autres par la mort d’un homme, au profit de son foyer, du seul enchantement de son enfant ? Étrangement, non. Tout du moins, pas si l’on accepte le postulat que ce film ne se veut aucunement porteur d’un regard purement « objectif » sur cette réalité (réalisateur de nombreux documentaires ayant pour sujet la question palestinienne, dont un Live from Palestine – 2002, hautement primé hors de ses frontières, Masharawi est sur ce point difficilement attaquable), mais bien davantage d’une foi dans la possibilité d’une récupération du monde par les possibles de la fiction. Faire de l’« Anniversaire de Leila », et de lui seul, de l’accès au miracle de le célébrer au mieux le moteur d’au moins une journée, permettra sans doute à Abu Leila (incarné par le fort charismatique Mohamed Bakri), on veut en tout cas le croire, de repartir plus fort demain… et les autres jours.

Titre original : Eid milad Laila

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Durée : 72 mn


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