L’Affaire Cicéron

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Les chausses-trappes du monde de l´espionnage servent à merveille les thèmes de Mankiewicz qui offre là un de ses films les plus brillants.

Classique absolu du film d’espionnage, L’Affaire Cicéron (une fois n’est pas coutume le titre français est plus parlant que le nébuleux Five Fingers de la VO) offre probablement la quintessence du talent de Joseph L. Mankiewicz. Le monde de l’espionnage, tout en artifices et mensonges est en effet un écrin idéal aux thèmes et à la maestria narrative du réalisateur.

Jeux d’espions

L’Affaire Cicéron est adapté du livre de Ludwig Carl Moyzisch, ancien attaché de l’ambassade allemande qui y relate le récit rocambolesque d’Elyesa Bazna. Ce dernier, valet de l’ambassadeur de Grande-Bretagne en Turquie déroba et vendit des documents top secrets aux allemands durant la Deuxième Guerre mondiale. L’ironie veut que ceux-ci, trop soupçonneux ne firent rien de ces précieuses informations parmi lesquelles on trouvait tout de même les plans du débarquement. On saisit déjà dans ce détail ce qui intéressa Mankiewicz.

Le scénario de Michael Wilson donne une vision romanesque à souhait des événements, puisque à l’époque de nombreux faits restaient encore secrets, la disparition de la circulation du vrai Cicéron Elyesa Bazna (qui refera surface à la fin des années 50 et s’avérera moins flamboyant et raffiné que son alter ego cinéma campé par James Mason) n’étant pas des moindres. Ce récit à fort potentiel offrait donc de belles perspectives dramatiques que saisira avec talent Wilson qui embellit certains faits, ajoute des personnages et apporte une dynamique brillante à l’ensemble. Dans la réalité, Cicéron fut aidé par de nombreuses maîtresses pour voler les documents secrets au sein de l’ambassade tandis que dans le film il agit seul. De plus, le personnage de la Comtesse Staviska jouée par Danielle Darrieux est une pure invention du scénariste. A l’origine destiné à Henry Hathaway, le film échoue à Mankiewicz qui fit pression sur Darryl Zanuck pour le diriger tant il trouva le matériau à sa convenance.

Cinéaste de la duperie et des faux-semblants, Mankiewicz s’épanouit parfaitement dans ce récit où tout le monde (se) ment. Dans chacun de ses films, le réalisateur incorpore un personnage constituant une sorte d’extension de lui-même sur pellicule. C’est généralement un personnage cynique et roublard, apportant distance et recul face aux événements. Parmi les plus identifiables, on trouve évidemment Georges Sanders, journaliste mondain manipulateur de All About Eve, le Jules César vieillissant à la sagesse tranquille de Cléopâtre (joué par Rex Harrison, son acteur fétiche) ou encore le metteur en scène désabusé incarné par Bogart dans La Comtesse aux pieds nus. Ici, il s’agira du traître Diello magistralement joué par James Mason. Sophistiqué, décontracté et moqueur, il illustre idéalement l’aisance et l’art de l’esbroufe de l’agent double. En deux scènes remarquables au début du film, Mankiewicz pose parfaitement cet espion pas comme les autres avec ses deux armes favorites : la mise en scène et les mots. Tout d’abord lors de la première entrevue avec Moyzisch à l’ambassade allemande, où il ridiculise en quelques échanges son interlocuteur (et achève de le convaincre) par son bagout et son assurance.

Après avoir démontré l’esprit et la finesse de son héros, c’est son sens de la dissimulation qui est montré dans la séquence suivante. Il ne nous a pas encore été révélé que Diello n’est que le valet de l’ambassadeur et c’est par petites touches que le secret sera éventé. Mankiewicz dévoile le bureau de l’ambassadeur par un procédé presque théâtral, dans un plan fixe du lieu qu’il fait investir par Diello de manière familière, laissant croire qu’il est le maître des lieux. Mason évolue d’une zone à l’autre du décor, consultant des documents sur le bureau puis vaquant rapidement dans la chambre reposer un quelconque objet et c’est ce va-et-vient un peu trop domestique pour la figure importante qu’il est supposé être qui nous révèle son statut de subalterne. L’arrivée de l’ambassadeur juste après achèvera de démontrer qu’il a été inutile d’exprimer cette information par des mots. La fourberie de Diello, sa supériorité intellectuelle sur la plupart des autres personnages est affirmée de manière magistrale.

Luttes des classes

Très souvent, le moteur des personnages de Mankiewicz est l’élévation sociale, leur ambition démesurée finissant souvent par les trahir. C’est bien sûr la Eve Harrington de All About Eve qui vient immédiatement à l’esprit, tout comme Elizabeth Taylor au début de Cléopâtre ou encore un Kirk Douglas vénal dans Le Reptile. Dans Le Limier, c’est le féroce duel psychologique entre le vieil aristocrate Laurence Olivier et le jeune parvenu Michael Caine qui magnifie ces questionnements en guise de dernier film. Il ne faut d’ailleurs pas forcément y voir un aspect négatif, dans L’Aventure de Madame Muir, c’est un symbole d’autonomie et de féminisme avant l’heure lorsque Lucy Muir fait fortune grâce aux récits dictés par le Capitaine. Ce qui fait la différence, c’est la modestie de l’héroïne jouée par Gene Tierney qui dirige son désir d’émancipation vers des objectifs nobles.

C’est toute la différence avec Diello, qui trahit tout le monde pour jouir de la grande vie et abandonner sa fonction de valet. C’est au travers de la fascinante et ambiguë relation entretenue avec la Comtesse Staviska que s’exprime le message social de Mankiewicz. Arrogant et sûr de lui face aux allemands, il se montre emprunté et déférant face à son ancienne maîtresse qui le ramène constamment à sa modeste condition. Il est d’ailleurs largement sous-entendu que tous les actes de Diello n’ont pour seul but que de lui conférer une position le rendant digne de séduire la Comtesse. Après avoir empoché un premier pactole suite à ses premières transactions avec les Allemands, c’est bien chez elle qu’il se rendra auréolé de prestige tout neuf. Là encore en une scène, les mots et la mise en scène vont définir le fossé qui sépare les personnages. Alors que l’on vient de le voir une nouvelle fois narguer Moyzisch (dont un savoureux moment où il trouve le code de son coffre fort en mettant la date de la prise de pouvoir d’Hitler, le Lubitsch de To Be or Not To Be n’est pas loin), il retrouve ses réflexes de domestique lorsqu’il va rencontrer Danielle Darrieux. Ruinée et ramenée à une condition précaire, elle conserve toute sa supériorité sur Diello qui se met à ranger son logis désordonné. C’est presque penaud qu’il proposera à la Comtesse de servir d’écran entre lui et ses contacts nazis en échange de rémunération. Cette dernière accueillera (et acceptera) le marché par une gifle retentissante afin d’humilier Diello, qui s’est senti obligé de demander ce qu’il aurait dû exiger au regard de sa position avantageuse. Si les Allemands sont des idiots et les Anglais des naïfs, la Comtesse sera à la fois sa meilleure alliée et ennemie, tant son prestige confère encore la mainmise sur lui. Danielle Darrieux est exceptionnelle de noblesse et de prestance, les deux acteurs se tirant mutuellement vers le haut dans une merveille d’alchimie commune.

Tous perdants

Le fait que le récit soit tiré de faits réels est encore plus jubilatoire pour Mankiewicz, qui trouve là un terrain concret pour appuyer son cynisme et son peu de foi en la nature humaine. Dans une mécanique absolument diabolique, la bêtise et la cupidité vont faire échouer lamentablement les projets de chacun. Comme déjà dit, les informations fournies par Cicéron ne furent jamais exploitées par des allemands méfiants, tellement qu’ils le payèrent en fausse monnaie. Ce dernier aura été lui-même précédemment volé par la Comtesse, partie avec les mêmes faux billets. Quant aux anglais, ils ne mettront jamais la main sur Diello qui les a volés. Mankiewicz articule le tous dans une dernière partie où il démontre tous ses talents de conteur.

Victime de la fatalité et du zèle d’une femme de ménage, Cicéron est démasqué alors qu’il tente de dérober un ultime fichier top secret. Une remarquable séquence au montage parfait à la Hitchcock, bientôt suivie par un haletant jeu de cache-cache et une course poursuite dans les rues d’Istanbul et Ankara, cadres des vrais événements où furent tournés les extérieurs. Dans tout cet enchaînement de péripéties, Mankiewicz montre chacune des forces en présence manigancer les unes contre les autres et s’annuler ainsi mutuellement. Le piège des anglais n’empêche pas la fuite de Diello, dont le comportement opportuniste sème le doute chez les nazis. Quant au match Cicéron/Staviska, c’est une conclusion éblouissante qui nous en donnera le résultat. Exilé en Amérique du sud et sur le point d’être arrêté pour possession de faux billets, Mason oubliera sa situation dans un éclat de rire franc et massif lorsqu’il apprendra que cette même monnaie a été découverte en Suisse où est réfugiée la Comtesse. Un final mordant et ironique où en montrant la défaite d’absolument tous ses protagonistes, Mankiewicz illustre l’imperfection même qui définit l’Homme. Le credo de toute sa filmographie en somme.

Titre original : 5 Fingers

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Durée : 108 mn


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