On y entre par la fenêtre, à la faveur d’un grand zoom avant qui s’approche des carreaux et laisse apercevoir l’intérieur de l’appartement d’une famille sud-coréenne de ce début des années soixante, période toujours traumatisée par la guerre terminée moins de dix ans plus tôt. Le ton est posé : c’est comme voyeur que l’on regardera La Servante, œuvre travaillée par la curiosité malsaine. Entre les murs, un professeur de piano dont tombent folles amoureuses toutes les jeunes ouvrières qui se pressent à ses cours de musique dès la sortie de l’usine. Lui est droit dans ses bottes, fidèles à sa femme et aux valeurs morales de la cellule familiale ; ensemble, ils ont deux enfants. Mais quand l’épouse réclame l’aide d’une servante pour l’aider dans les tâches quotidiennes, il embauche une mystérieuse jeune femme recommandée par l’une de ses élèves. À partir de là, tout dérape : elle espionne les conversations, s’amuse à faire peur aux enfants, entame une liaison avec le père de famille. Et la chronique réaliste se mue peu à peu en drame conjugal sordide, à la lisière du fantastique.
La comparaison a souvent été faite entre le film de Kim Ki-young et The Servant de Joseph Losey (1963), comme avec certains Buñuel. On y retrouve la même ambiance délétère, tout comme la peinture du vice et des moeurs amorales qui finissent toujours par éclater au grand jour. Mais il y a surtout que La Servante est un film inspiré, révélateur des névroses de la Corée du Sud, pensé par son auteur comme une attaque enragée contre la société de l’époque. À l’occasion d’une rétrospective qui lui était dédiée à Busan en 1997, Kim Ki-young déclara : « Si vous n’êtes pas familiarisé avec la période historique à laquelle un long métrage a été tourné, c’est que vous êtes dans l’impossibilité d’appréhender correctement l’œuvre. Ce qui assure la réussite d’un film, c’est à la fois son sujet et la capacité du réalisateur à le replacer dans son contexte historique » (1) . Difficile d’être d’accord avec lui : aujourd’hui toujours, sans être connaisseur de la Corée du Sud du début des années soixante, La Servante enchante par son audace, son rythme ahurissant et même par son improbable happy-end (pied de nez à la censure ?). Park Chan-wook en est fan ; Im Sang-soo en a fait un remake, le très sous-estimé The Housemaid. On a vu pires successeurs.
(1) Documentary on Film People: Kim Ki-young, Korean Film Archive, 1999.