La lune s’est levée

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Sur les brisées du maître minimaliste Yasujiro Ozu, “la lune s’est levée” est une intéressante déclinaison féministe d’ un microcosme familial déjà balisé. Dans les limites qu’elle se fixe avec une sincère humilité, Kinuyo Tanaka, icône du cinéma japonais d’auteur, parvient à nous rendre perceptibles les passions exacerbées de ces femmes à marier de l’après-guerre. Inédit en version restaurée 4K.

L’homme et la femme, l’amour, qu’est-ce ? Un bouchon et une bouteille” James Joyce


Kinuyo Tanaka : une figure iconique du cinéma japonais à l’aura charismatique

On ne présente plus Kinuyo Tanaka aux adeptes de cinéma japonais tant sa figure iconique nous est familière par sa transparence ineffable. Difficile d’enjamber son interprétation diaphane dans la vie d’Oharu femme fatale de Kenji Mizoguchi, le mentor qui ne voulait voir en elle que sa muse. Elle embrassa une carrière prolifique, devint une
ambassadrice reconnue du cinéma d’auteur nippon par la perméabilité de ses rôles et son talent manifeste. Ce qu’on sait moins, c’est l’aura charismatique qu’elle exerça indéniablement sur le système patriarcal des studios japonais et son influence prépondérante en tant que réalisatrice. Un cheminement et un investissement assez comparable à ceux qu’exerçait Ida Lupino dans le même temps aux Etats-Unis et dont nous avons chroniqué quelques-uns parmi ses films les plus influents : Outrage, Not wanted & Never fear


Kenji Mizoguchi et sa muse inspiratrice : clap de fin

En 1953, auréolée d’une carrière déjà bien remplie, Kinuyo Tanaka rejoint la Nikkatsu. En 1955, elle adapte un scénario de Yasujiro Ozu, ironiquement connu pour être resté sa vie durant le pilier des studios de la Shochiku, la lune s’est levée. Le directeur de la corporation des réalisateurs nippons n’est autre que Mizoguchi à l’époque qui va
s’interposer et s’opposer farouchement à l’émancipation artistique de sa muse en lui déniant le droit de devenir cinéaste à son tour. On lui prête cette remarque cruellement allusive: “Kinuyo n’a pas suffisamment de cervelle pour être réalisatrice”. Mizoguchi ne tournera plus jamais avec son inspiratrice.


La lune s’est levée: une comédie légère au sentimentalisme un peu mièvre mais pas que…

La lune s’est levée est une comédie romantique empreinte de sentimentalisme un peu mièvre transcendée par une mise en scène dynamique. La bluette se concentre sur trois soeurs d’une même famille (Asai) à marier ou à remarier pour l’aînée.

Les petits arrangements intra familiaux est la grande affaire des shomingeiki du maître Ozu où chaque membre d’une même famille se retrouve à son tour endosser le rôle d’entremetteur ou de marieur au prix de petites infamies et trahisons en tous genres. Sur ce canevas éprouvé, Ozu construit malicieusement un récit de micro-intrigues maritales à l’instigation de la plus jeune des soeurs, Setsuko (Mie Kitahana).

 


Une sororité solidaire

Une forme de sororité solidaire joue à plein dans cette comédie légère où s’exerce l’empreinte féministe de Kinuyo Tanaka qui s’approprie le scénario ozuien pour s’en démarquer et en faire une oeuvre personnelle teintée d’espièglerie bon enfant mais qui interroge sur la place de la femme dans la société japonaise d’après-guerre un peu à la manière de Mikio Naruse.

Avec une alacrité de ton toute en demi-teinte, KinuyoTanaka se concentre sur les machinations rouées de Setsuko, la plus exubérante et la plus jeune de cette sororité pour forcer la relation maritale de ses deux autres soeurs dans des
initiatives maladroites et manquer de passer à côté de la sienne. Outre Setsuko, il y a Chizuru (Hisako Yamane), la soeur aînée, veuve de guerre et Ayako (Yaho Sugi), la cadette timide et réservée, forcée dans ses retranchements. La
figure familière du patriarche Mokichi (Chishu Ryu) est discrètement présente pour tempérer les conflits moraux de ses filles. Setsuko est entraînée dans une relation avec Shoji (Shoji Yasui), un jeune intellectuel désoeuvré. Alors qu’un
de ses anciens camarades de classe Amamiya (Ko Mishima) lui rend une visite surprise de passage pour visiter une station de radio-diffusion, tous deux intriguent pour le mettre en relation avec Ayako qui pas plus qu’Anamiya ne soupçonnent rien de ce qui se trame dans leur dos. Comme il se doit dans un scénario ozuien, l’intrigue est trivialement tirée par les cheveux sur des conspirations familiales de rien du tout.

La première partie du film s’inscrit aux confins de la comédie tandis que Setsuko met son plan à exécution. Avec la complicité de Shoji, elle arrange un rendez-vous au clair de lune entre Ayako et Anamiya mais son attitude pusillanime se retourne contre elle et finit par avoir l’effet inverse escompté . Toutefois, la lune a prise sur les tourtereaux malgré la cour réservée et peu assidue à laquelle ils se livrent. Ce lien romantique qui finit par les rapprocher est ténu et douloureusement innocent entre tradition et modernité et traduit imperceptiblement quelque
chose de la transition culturelle de la société japonaise d’après-guerre. La relation se révèle lorsque Ayako et Anamiya en viennent insensiblement à dévoiler leurs sentiments mutuels l’un pour l’autre et prennent leur destin commun en mains sans le truchement de Setsuko.

Cette dernière prend à son tour l’ascendant sur sa relation avec Shoji mais leur connivence à vouloir marier à toute force Ayako et Anamiya a érodé leur propre relation et finit par les brouiller l’un l’autre. Le problème inhérent a Shoji est sa propension à se laisser guider par son bon coeur alors qu’il recherche un travail et abandonne les opportunités qui se présentent à lui à ses collègues plus nécessiteux. Une dispute enflammée entre Ayako et Shoji menace de mettre un terme définitif à leur relation mais ils se réconcilient au clair de lune. La paire qu’ils forment s’accommode
de la sagesse de leurs aînés pour se rabibocher alors qu’ils étaient sur le point de se rendre éternellement malheureux dans une manifestation d’entêtement obstiné.

 


Trivialité effrontée des relations

Le scénario porte la signature d’Ozu jusque dans sa trivialité effrontée. Kinuyo Tanaka imite le réalisateur vétéran en reproduisant ses plans tampons qui rythment la bluette sentimentale comme un leitmotiv dans la continuité. Ici, les
temples bouddhistes de la cité paisible de Nara et les cerfs de son parc naturel qui ouvrent et clôturent le film bouclant la boucle.

Une touche de féminisme émancipateur

Toutefois, le canevas diffère quelque peu de la résignation stoïque de son mentor et introduit une touche de féminisme émancipateur par son approche plus directe autorisant des mouvements de caméra. Evitant de filmer au ras du tatami et la propension d’Ozu au discours direct face à la caméra, le cadre de Tanaka est, quant à lui, plus effacé et s’appesantit sur les attitudes corporelles.

Tanaka revient subrepticement sur le veuvage de Chizuru, la fille aînée, comme une issue prévisible dans une scène finale empreinte d’émotion contenue. Ses yeux s’emplissent de larmes à l’évocation par son père d’un prétendant possible. L’indéfectible solitude de Mokichi, le patriarche, passe à l’arrière-plan du film tandis que le sentimentalisme exacerbé des soeurs prend le pas. Le patriarche magnifiquement incarné de cette façon minimaliste inimitable par Chishu Ryu s’interroge stoïquement sur l’engouement irrépressible qui pousse la jeune génération à préférer la mégapole de Tokyo, sale poussiéreuse et affairée à Nara, cet havre de quiétude. Il reste sur une satisfaction sereine à la perspective que ses filles aient trouvé leur alter ego.

Femmes à marier

Dans le sillage du maître minimaliste, la lune s’est levée est une intéressante déclinaison introspective dans un univers déjà balisé. Dans les limites qu’elle se fixe avec une sincère humilité, Tanaka parvient à rendre perceptible l’immédiateté émotionnelle et l’observation minutieuse de ces générations confrontées à leur condition de femmes à marier.

Le portrait des relations de genre est encore un brin paternaliste même si un élan féministe tempéré s’esquisse en filigrane. Le dynamisme physique déployé par l’actrice Mie Kitahana dans le rôle déluré de Setsuko porte entièrement le film. Setsuko est l’élément perturbateur. Elle fait la moue, désarçonne ses proches. La réalisatrice accuse ses manières, ses minauderies. Kinuyo Tanaka s’efface derrière son statut d’actrice en s’octroyant un rôle de servante dans son film. Dans l’ordre hiérarchique institué par les majors japonais, les réalisateurs supplantent les acteurs. La cinéaste choisit ici délibérément d’offrir une alternative au mythe prévalent du réalisateur autoritaire et à cette préséance établie en s’effaçant derrière un rôle subalterne. En choisissant d’incarner une servante, elle se
positionne sur le même pied d’égalité que ses pairs féminines.

La fin ouverte donne à réfléchir qui ramène le film à un mode contemplatif cher à Ozu. La jeune génération n’est pas exclusivement dépositaire de la force vitale de l’amour. La roue de la vie tourne indéfiniment, aussi inévitable que le cycle lunaire. C’est ainsi que les couples formés en viennent à sceller leur attraction mutuelle au clair de lune.

Titre original : Tsuki wa Noborinu-Kinuyo Tanaka

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