Mélodrame d’une stupéfiante beauté, la dernière grande fresque de David Lean ressort sur les écrans dans une version restaurée. Un pur chef-d’oeuvre à voir et à revoir.
Avec La Fille de Ryan (1970), David Lean est au sommet de son art. Après Lawrence d’Arabie (1962) et Le Docteur Jivago (1966), ce film parfait un tryptique glorieux dans l’histoire du cinéma. Pourtant, La Fille de Ryan n’a pas connu le succès des films précédents. La faute à la critique, notamment américaine, qui le descendit en flammes au moment de sa sortie. Sans doute le classicisme de Lean n’était plus tout à fait dans le vent à l’époque ou le Nouvel Hollywood commençait à faire des siennes. L’injustice culminera avec Pauline Kael, célèbre critique du New Yorker, qui fit étalage d’un mauvais goût et d’une grande vulgarité en critiquant vertement le dernier opus de Lean, chef-d’œuvre incontestable dont on aura jamais de cesse de vanter l’incroyable beauté.
David Lean commence par refuser, les aléas de sa vie personnelle aidant, la proposition du scénariste Robert Bolt de transposer à l’écran Madame Bovary (1857), le roman de Flaubert. Il finit par accepter et commence le travail de pré-production. Il souhaite se rapprocher de son chef opérateur, Freddie Young, et pour cela lui envoie une lettre qui laisse entrevoir toute la passion de Lean pour son art ainsi que la philosophie qu’il souhaite attacher au projet. Il écrit : « Vous devez faire quelque chose de magnifique. Je ne sais pas comment l’expliquer, mais il faut émouvoir les gens jusqu’aux tréfonds ! Nous avons tendance à embellir tout ce que nous touchons – même ce qui est laid », et poursuit en écrivant vouloir pour ce film que le « sordide [côtoie] un romantisme splendide. », puisse à certains moments « exprimer la volupté d’une pensée érotique »(1). Tout le film est dans ces quelques lignes ébauchées. Deux stars et un jeune premier inconnu incarneront les rôles principaux. Sarah Miles, épouse à la ville de Robert Bolt, incarnera magiquement une Emma Bovary « irlandaise », Robert Mitchum, dans un rôle à contre-emploi, campera lui le mari de la dame tandis que l’amant sera interprété par le débutant Christopher Jones. Dommage que Marlon Brando, pressenti, dut renoncer au rôle de l’officier – étant retenu en Colombie sur le tournage de Queimada (Gillo Pontecorvo, 1969) – car Christopher Jones s’avérera, au bout du compte, peu inspiré et pas très charismatique.
Comme pour ses précédentes fresques – depuis Le Pont de la rivière Kwaï en 1957 -, David Lean choisit en toile de fond d’une intrigue intimiste un important contexte historique. Nous sommes en 1916, sur la côte ouest de l’Irlande, dans le Kerry. Le film se déroule durant l’insurrection dublinoise des « Pâques sanglantes ». Pour les Anglais qui occupent le pays, la situation est explosive car ils doivent faire face à deux ennemis : les Allemands et les nationalistes du Sinn Fein.
«Du sordide et du romantisme », tels sont donc les désirs du réalisateur anglais. Il y a de l’immonde – qu’elle provienne de l’âme humaine ou de la rue cradingue du village – comme des scènes d’un romantisme absolu et rarement égalé dans La Fille de Ryan. Tout est sublimé par le cadre de Lean (dont la première passion était la photo, rappelons-le), qui produit des images tout simplement magnifiques de bout en bout. Chaque plan de La Fille de Ryan est un bonheur. Bien loin de l’esthétisme gratuit dont l’ont accusé ses détracteurs, le réalisateur britannique utilise la magie des images pour atteindre des moments d’émotion pure. Magie des images, comme l’écrit Nicolas Saada , « qu’il maîtrise avec un art que beaucoup encore lui jalousent. L’apparent vernis britannique de ses films se craquèle sous le poids de ses images déroutantes, troublantes et singulières » (2). Le réalisateur pouvait attendre des heures voire des jours l’instant exact et propice à une lumière parfaite. Ce perfectionnisme, qui provoqua quelques ennuis avec les producteurs et les sarcasmes de Robert Mitchum, lequel entra régulièrement en conflit avec le cinéaste, émaillera un tournage qui dura plus d’un an. Chez Lean, ni le décor – quand bien même ce sont des paysages sublimes – ni la grande Histoire – une simple toile de fond pour le récit – ne sont des faire-valoir. Ainsi, passions des personnages et évènements politiques se mêlent et s’entremêlent pour, dans un même flux, créer des émotions presque cristallines. En témoigne la sidérante séquence où par une nuit de grosse tempête, des caisses d’armes commandées par les nationalistes viennent se fracasser contre les rochers. Dès lors, tout le village se joint à Tim O’Leary – le leader indépendantiste – et ses hommes afin de récupérer la marchandise. Cette scène de toute beauté, réalisée dans des conditions réelles et sans trucages, demandera plusieurs mois pour être achevée. Ici, la tragédie de l’Histoire en marche et le drame intérieur de l’héroïne et femme adultère Rosy ne font qu’un.
Mais ce qui fait de La Fille de Ryan un chef d’œuvre, au-delà de son esthétique grandiose et du vent de l’Histoire, c’est son récit intimiste. Une histoire dont le maître britannique considérait qu’il fallait qu’il en tombe amoureux (sic) pour entreprendre d’en faire un film. Car sur le papier, La Fille de Ryan ressemble à la sempiternelle chronique d’un amour tripartite. Rosy (Sarah Miles) a épousé Charles Shaughnessy (Robert Mitchum), professeur du village de quinze ans son aîné. Rosy s’ennuie bien vite dans les bras de Charles. À cet égard, la scène de la nuit de noces le dit d’une manière magistrale : Charles, gêné au moment d’investir le lit nuptial, provoque la cruelle désillusion de Rosy. La volupté devra attendre. Notons que dans cette scène comme dans beaucoup d’autres, le non-conformisme et la complexité des sentiments sont bouleversants, nous surprennent, car loin d’être une bluette – autre reproche jadis asséné par une certaine critique -, La Fille de Ryan s’avère en tous points l’antithèse d’une œuvre simpliste et consensuelle. Ainsi, le critique Henry Chapier écrit à la sortie du film : « Si Le Docteur Jivago pêchait par moments par excès d’esthétisme, l’ironie acerbe de La Fille de Ryan est toujours là pour tordre son cou à l’élégie, au lyrisme, à la romance »(3).
Rosy tombe très vite dans les bras du major Randolph Doryan, tout juste revenu d’une Grande Guerre qui fait rage sur le continent. On aurait pu rêver, nous l’avons dit plus haut, d’un autre jeune premier – Marlon Brando, Richard Burton ou même Peter O’Toole ayant d’abord été pressentis par Lean. Il n’empêche que la passion de Rosy et de ce soldat traumatisé par la guerre et qui pressent que cette union sera pour lui une rémission, est magnifique. Un amour presque sans paroles, mais un amour que les deux amants savent interdit, d’une part car il est adultérin, d’autre part parce que Rosy fraye avec l’occupant – et pas n’importe lequel puisqu’il s’agit de l’officier commandant la garnison locale. Celui-ci se matérialise lors d’une scène filmée au creux d’une forêt ensoleillée, sans doute le point culminant du film. C’est une symphonie métaphorique, une ode à l’amour où ils sont en communion avec la forêt, tels deux fils de toiles d’araignées qui se rejoignent et s’enlacent, des fleurs qui frémissent et se rapprochent. Les arbres filmés en contre-plongée dansent dans le vent. Rosy s’offre à son amant. Un rapide mouvement de caméra sur ses seins suffit à donner à toute la scène une charge érotique étonnante. Bientôt le vent cesse et le soleil éclaire la couche des amoureux. L’extase est passée. Tout n’est plus que calme. Cette scène, qui n’est d’ailleurs pas sans nous rappeler Terrence Malick, un autre laudateur de « Mère Nature », est décidemment bien loin d’un exercice hollywoodien et pudibond – du moins pour l’époque.
Certains ont accusé le film, d’une durée de 3h26, d’être trop long. Or justement, cette longueur du temps qui passe s’avère indispensable tant le sujet même du film en dépend. Rosy est bien Emma Bovary – certes dans un contexte tout autre que celui de Flaubert -, mais elle est bel et bien la jeune femme qui s’ennuie et qui rêve d’un ailleurs. Avant son mariage, sa jeune imagination romantique se focalise sur Charles. Mais une fois l’homme épousé survient rapidement la déception et l’ennui. Durant son aventure avec le major, elle sera prise dans un tourbillon bien réel mais comme hors du temps. Le rythme donné par David Lean au film, lent dans une première phase puis composé de plus en plus de pics dramatiques, est le reflet de l’évolution psychologique de Rosy. Il y a le temps du rêve puis le temps de la tragédie, moments que le cinéaste respecte admirablement, laissant percevoir le drame intérieur de son héroïne – drame qui culminera en une scène de lynchage sans concession et qui montrera, une fois de plus, la complexité de ce film. David Lean, bien loin d’être monocorde, encore moins binaire, ne prend pas parti. Peignant autant la noirceur que la violence de l’Homme, il dresse néanmoins un portrait tout en finesse de Charles, qui, malgré les infidélités de sa femme, conservera toujours intact son amour pour elle.
(1) Dossier de presse. (2) Nicolas Saada, « David Lean, un immense artiste souvent mésestimé », Les Inrocks (14 juillet 2011). (3) Henry Chapier, « La Fille de Ryan », Combat, no 8222 (23 décembre 1970).
Leni Riefensthal (1902-2003), opportuniste sans scrupule, a été une documentariste douée et un « compagnon de route » du nazisme, sans jamais le regretter jusqu’à la fin de sa très longue vie.
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