Après Wendy and Lucy et surtout le magnifique Old Joy, Kelly Reichardt suit donc une fois de plus un parcours initiatique. Celui cette fois d’un groupe de colons (incarnés par Michelle Williams, Will Patton, Zoe Kazan, Paul Dano, Shirley Henderso et Neal Huff) ayant choisi de suivre Meek (Bruce Greenwood), un trappeur incertain, pour les guider vers l’Ouest, se retrouvant en plein désert, à la conquête du minéral le plus précieux : l’eau. L’arrivée de l’Autre, le Sauvage, un Indien capturé, installe alors progressivement un climat de tension dans un groupe déjà très fragilisé dans cette Nature inconnue. Les paysages, comme le vent, défilent et s’envolent, la poussière du désert se métamorphosant la nuit en écran noir, laissant les personnages impuissants dans une pénombre hostile. Les éléments se déchaînent contre LES étrangers, car c’est cela que pose Reichardt : l’un est l’étranger de l’autre et vice-versa.
Proche de cinéastes de Seattle comme Gus Van Sant, la cinéaste se sert des codes mythologiques du cinéma classique en les modernisant. Les fondus enchaînés sur les paysages, perdant les personnages et le spectateur dans la temporalité du voyage, représentent bien en termes scéniques le summum d’une pensée sur le territoire. Mais l’innovation la plus percutante du film réside dans le format sélectionné. Là où le cinémascope a fait le bonheur du Western pour rendre compte des grandes étendues américaines, Kelly Reichardt filme dans un format carré (1.33), cassant ainsi toute forme de latéralité des paysages. C’est alors dans un jeu sur la profondeur de champs que le film et les paysages se confrontent et s’assemblent. Pas d’Est ou d’Ouest, mais une confrontation entre le Nord et le Sud, le champ et le contre-champ. C’est dans cet horizon aride et terreux que toute l’histoire d’un continent se définit et se contemple. Car c’est bien les origines d’une civilisation que la réalisatrice essaye de définir, soulignant notamment qu’à l’intérieur d’un Etat comme d’un cadre, l’Un et l’Autre peuvent coexister. Ce format définit aussi un retour aux sources, au film primitif américain comme The great train robbery (1903), d’Edwin S. Porter, qui déjà à l’époque racontait les origines de la Nation Américaine. Par ce format et le générique, Reichardt remythife donc un cinéma et un genre.
Cette redéfinition de la civilisation et de sa construction par une cinéaste apporte surtout un regard plus féminin et dépoussiéré sur les cow-boys solitaires. La Dernière piste symbolise le regard des jeunes femmes prises entre la découverte et l’espoir d’un nouveau pays, mais aussi la peur de la nouveauté. Ici, plus de masculinité exacerbée, les problèmes et les désaccords ne se règlant plus à coup de winchester, mais au cours de longues discussions autour du feu ou de promenades. Cette féminisation du genre redéfinit aussi toute une forme de vocabulaire et d’intuition, les regards et les habitudes ne se rangeant plus du côté des chevauchées mais de la préparation d’un camp, de la vie d’une colonie dans un désert hostile. Kelly Reichardt rend hommage à l’importance de la féminité de ce climat. C’est elle qui rassure et fait tenir camp, prend les décisions et protège. Michelle Williams excelle dans l’exercice et nous montre encore une fois toute l’étendue de son talent dans ce rôle fin et difficile.
Loin des clichés du genre, c’est dans cette re-visitation du mythe que Kelly Reichardt, décidément une grande réalisatrice, puise son inspiration et sa puissance formelle. Cette plongée dans les origines d’un pays, son hostilité originelle par le biais du regard poétique d’une authentique observatrice mérite de se perdre dans ces contrées sauvages, à la recherche, comme les personnages, d’un peu d’eau pour s’hydrater, continuer avec eux le voyage.