Une certaine puissance émane de ce film aux ambitions a-priori modestes – celles du portrait d’une jeune femme – mais fait rapidement de son champ resserré une force d’incarnation assez rare, en tout cas précieuse, dans un paysage où le discours sociologique a tendance à tout pasticher, et à évacuer toute notion de vivant.
Une exhib’ pudique
Paula (Laeticia Dosch) est cette jeune femme. Le titre du film est parfait de par la précision dont il fait preuve : il suggère ce mouvement de loupe effectué dans la fourmilière parisienne, afin de n’en capturer qu’un corps un seul, un visage unique dont le film observera le moindre comportement, la moindre réaction émotionnelle. Contrat essentiellement naturaliste, Piallien pourrait-on dire, il s’y retrouve cette même opacité du personnage, qui travaillé comme un matière mi-molle mi-rigide, conserve une part nébuleuse. À la fois comme valeur documentaire sur l’actrice, Laeticia Dosch, et comme geste de pudeur envers le for intérieur, il ressort une véritable poétique du dedans. Lorsque la jeune femme s’allonge, nue et encore recouverte d’eau mousseuse, sur le lit d’une vétuste chambre d’hôtel, le plan nous la montre comme un enfant dans un corps de femme. Elle dévore avec gourmandise une tartine et regarde la télévision, additionne tous les plaisirs, car ainsi va l’enfant ; il ne veut pas faire de choix, il veut tout à la fois. À ce moment, l’érotique de son corps de femme semble n’appartenir qu’au spectateur, jusqu’à ce que le trouble survienne à l’arrivée du propriétaire de l’hôtel, qui profite de l’occasion pour mater. Contrairement à Béart dans l’Enfer de Chabrol (1994), qui soudainement refuse à son mari l’accès à sa nudité – et donc au spectateur – , Paula, elle, fait de son moment de mise en scène un faux dévoilement, une suspension partiale de son être, laissant croire qu’elle est à nue, dans les deux sens du terme. Pourtant, sa façon de réprimander l’homme, un peu outrée, tout en demeurant obstinément et fièrement dans le plus simple appareil, émet le doute sur ce qui se joue alors à l’intérieur. Très beau moment de cinéma donc, que ce nu dévoilant tout autant qu’il masque l’intimité de la jeune femme. En tout cas, il voile suffisamment pour que Paula et Laeticia Dosch puissent rester allongées nues, sous l’œil de la caméra, sans avoir peur que l’on y voit tout.
Cette scène a d’ailleurs une valeur contractuelle pour tout le long métrage – premier film réalisé par Leonor Seraille, elle aussi une jeune femme – , dont l’élégance folle est portée par cette conscience que le cadre n’est pas un instrument de Vérité, en tout cas pas toute la vérité. Dans le film, le hors-champ est autour du cadre, naturellement, mais aussi dans son sujet même, dans la cadre. Ce n’est peut-être pas un hasard si le premier plan sur la jeune femme est un très gros plan sur son visage excédé, névrosé, jaillissant d’un flou persistant. Son visage trop expressif, matière trop vivante et trop fluide, a du mal à rentrer tout entier. Ainsi le désir ardent des deux – l’actrice et la caméra – de littéralement s’embrasser afin d’accoucher d’une vérité visible, semble impossible.
Paris lui appartient
Durant ses pérégrinations chaotiques, Paula ne manquera pas d’expressivité, mais ne cessera de surprendre et de tromper son monde. Yuki, une autre jeune femme, la prendra pour une autre et tombera amoureuse d’elle. Alors à la rue, Paula ne peut pas refuser d’aide extérieure et se prend au jeu. De la même manière, elle finira par travailler à mi-temps comme baby-sitter et comme vendeuse pour une enseigne où les employées sont habillées et maquillées comme des poupées plastifiées. Malgré toutes les facettes que dévoile Paula dans ses différentes activités, aucune n’est suffisante, mais toutes sont vraies. La jeune femme telle que la décrit Leonor Seraille n’est jamais convenable en ce sens, ne doit pas l’être d’ailleurs, pour la simple raison qu’on ne peut la contenir, ni dans une sexualité, ni dans une classe sociale, ni dans un travail et encore moins dans un plan de cinéma. Ainsi les personnages qui croisent sa vie sont déboussolés, souvent énervés par son ambiguïté à la fois sublime et dérangeante – à l’image de ses yeux aux couleurs différentes, l’un vert l’autre bleu – et auront du mal à supporter l’idée que leur perception est insuffisante, et donc, ne permet pas d’emprise quelconque sur la jeune femme.
Paula, à la fois forte et fragilisée par cet arc-en-ciel émotionnel qui la définit, se fait le moteur d’un voyage singulier à travers la capitale, lieu jouissant de sa pluralité d’univers, mais dont le multiculturalisme demeure crispé. Ousmane (Souleymane Seye Ndiaye), jeune vigile dans un grand centre commercial, lui confiera d’ailleurs l’étrangeté d’un lieu comme Paris, et le plaisir qu’il y a à être anonyme en son sein. A terme véritable lettre d’amour à la capitale, les murs de la ville semblent se montrer, tout d’abord, comme une prison pour la jeune femme, qui ne se résout pas à la quitter, ni même à imaginer un ailleurs, et ce malgré l’acharnement dont fait preuve Paris sur Paula, une fois qu’elle n’a plus d’argent pour subvenir à ses besoins. Mais petit à petit apparaît une autre dimension ; c’est en fait le seul endroit qui semble en mesure de contenir une créature telle que cette jeune femme, lui permettre d’épanouir toutes ses facettes, toutes ses vies. On pourrait reprocher au film, à cet égard, un certain parisianisme, de par l’impossibilité de considérer la vie ailleurs, mais surtout, on peut y déceler une tendresse pour une certaine hystérie de l’existence, une combustion existentielle, ou peut-être simplement un intérêt pour l’esprit dans tout son chaos.
Mais loin de vouloir faire un film à tout point de vue aimable, cette Jeune Femme a pour elle la rugosité, l’incarnation de son arène de cinéma, et n’oublie pas que d’un coup d’interphone, il est possible de passer de la mendicité au confort d’un bel appartement Haussmanien. Paris c’est aussi ça, et c’est dans ce cadre que se dévoile l’une des dernières facettes de Paula, lorsque son petit ami Joachim (Grégoire Monsaingeon) finit par vouloir la récupérer comme une marchandise dont on dispose librement. Un passé petit bourgeois se révèle, l’une des vies multiples de la jeune femme apparaît, une vie qui semble dessiner les contours d’une toute autre jeune femme, et ne rien avoir de commun avec celle que nous avons découvert durant plus d’une heure. Ainsi Paula se révèle comme un personnage infiniment multiple et complexe dans le présent, mais peut-être est-il possible qu’elle le soit également dans le temps, comme un mutant qui changerait de peau en fonction des saisons. Peut-être avait-elle les yeux d’une autre couleur précédemment ?
Ainsi jaillit le sublime du portrait, dans tous ces recoins à demi-dévoilés et à demi-cachés. Un peu comme chez Lubitsch, le visage demeurera une porte fermée, derrière laquelle le réel cinématographique ne peut se révéler que d’une seule manière : par effort de croyance.
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