Jean-Luc Godard, Cinéaste-écrivain

Article écrit par

En hommage à Jean-Luc Godard (1930-2022), « Il était une fois le cinéma » remet en ligne un essai sur sa filmographie, arpentée sous l’angle de son rapport à la littérature.

De la citation à la création, présence et rôle de la littérature dans le cinéma de Jean-Luc Godard de 1959 à 1967.

« Je suis d’avis que l’écrivain devrait avoir le premier et le dernier mot dans la réalisation des films. La seule alternative meilleure serait l’écrivain-cinéaste mais avec l’accent sur le premier terme » (Orson Welles, in Sight and sound, décembre 1950)

« Un artiste original ne doit pas copier. Il n’a donc qu’à copier pour être original » (Cocteau, in Le coq et l’Arlequin)

« De plus, je vous demanderai (pour boire encore une gorgée dans le calice de la partie) si, à votre avis, une oeuvre composée selon toutes les règles exprime une totalité ou une partie seulement ? Voyons, toute forme ne repose-t-elle pas sur une élimination, toute construction n’est elle pas un amoindrissement, et une expression peut-elle refléter autre chose qu’une partie seulement du réel ? Le reste est silence. (…)

Les parties ont un penchant pour le tout, chacune d’elle vise le tout en cachette, tend à s’arrondir, cherche des compléments, désire un ensemble à son image et à sa ressemblance. (…) Nous nous enroulons autour d’une partie comme le lierre autour du chêne, notre début appelle la fin et notre fin le début, le milieu se créant comme il peut entre les deux. L’impossibilité absolue de créer la totalité caractérise l’âme humaine » (Gombrowicz, Ferdydurke)

 

Introduction

« Est-ce que je peux jouer… lire ? » demande un enfant dans 2 ou 3 choses que je sais d’elle. Jean-Luc Godard aurait pu prononcer directement ces paroles, tant la lecture est pour lui un jeu et la littérature une passion ; passion qu’il partage avec ses spectateurs à travers ses films où la littérature prend toujours une place importante. L’amour de Godard pour les mots, les textes et les paroles se retrouve dans son travail de cinéaste.

Lorsque l’on voit – ou revoit – Pierrot le fou, cette omniprésence de la littérature surprend agréablement. Nous avons alors l’impression de voir pour la première fois de la véritable poésie au cinéma, et non plus un onirisme de bazar que certains osent qualifier de « poétique ». Dans ses films, Godard, non seulement cite de la littérature, mais il en crée, il travaille le texte, le mot, à la manière d’un écrivain. Et surtout, il utilise chaque composante de son art, l’image, le son, le montage, en pleine conscience ; il sait qu’« un travelling est une affaire de morale », que la forme est le fond, que le style est tout, qu’il soit cinématographique, littéraire ou autre.

Et le style de Godard est partiellement composé par l’emploi de références à des textes littéraires. J.L.G. partage ses lectures et crée, avec elles, son propre travail d’auteur. Comme spectateurs, nous sommes alors intrigués par ces bribes de textes, quelquefois familiers, qui parcourent son œuvre. Nous nous surprenons alors à réfléchir – chose assez rare au cinéma – sur les raisons pour lesquelles certains textes sont cités, certaines figures employées, etc…

A la fin de la première projection d’un film de Godard, nous avons souvent l’impression que de nombreuses subtilités nous ont échappé. Nous désirons alors mieux comprendre ses films, les approfondir par une nouvelle vision.

A l’opposé de ces films jetables d’un certain cinéma commercial, les films de Godard sont comme ces livres que l’on désire avoir toujours près de soi, pour les consulter à plaisir. La vision d’un de ses films entraîne toujours le désir de le revoir, de l’explorer, c’est-à-dire le souhait d’établir une communication entre le film et nous par une vision active et non plus passive. Et, même si nous nous apercevons très tôt que, comme les grands écrits, ses films sont « inépuisables », le désir de recherche reste intact. Un film de Godard se mérite : il nécessite une réflexion, voire des recherches.

Les différents ouvrages qui ont déjà été consacrés à l’œuvre de Jean-Luc Godard en offrent des études générales. Notre étude concerne seulement un aspect de son esthétique qui n’avait jusqu’alors jamais fait l’objet d’une analyse précise : la présence de la littérature, citée ou créée. Cette étude n’est donc consacrée ni à « l’explication » individuelle de chacun de ses films, ni à l’ensemble des composantes de son esthétique.

Toutefois, cet aspect singulier de son travail de cinéaste permet d’aborder la majorité des grandes questions soulevées par son œuvre. Comme le fait souvent Godard dans ses films, nous tenterons de mieux comprendre « l’ensemble » (de son style, de ses interrogations…) par l’étude d’une des « parties » qui le composent (l’usage des citations et des figures stylistiques).

Pour des raisons essentiellement d’ordre pratique, nous avons limité le corpus de cette étude aux longs-métrages de la période 1959-1967, communément appelée « les années Karina ». Il était impossible, dans le cadre de cette étude, de traiter ce sujet sur l’ensemble des films du cinéaste. Nous avons donc préféré étudier une seule période de son oeuvre plutôt que certains films représentatifs de son parcours du créateur.

Le choix de cette période en particulier s’est imposée, non en raison de quelconques jugements esthétiques, mais pour des motifs plus « pratiques » : les films de Godard sont difficilement « visibles », les projections sont rares et souvent consacrées aux mêmes films (A bout de souffle, Le mépris, Pierrot le fou) ; les éditions vidéos – sacrilèges, certes, mais indispensables à une telle étude – sont rares et la plupart concerne les films des années 60.

De même, les études critiques et les découpages écrits (parus dans la revue Avant-Scène) sont en plus grand nombre pour ces films-ci. Malgré tout, nous n’avons pu visionner certains de ces films : Bande à part, Une femme mariée, 2 ou 3 choses que je sais d’elle, et La chinoise. Nous avons toutefois inclus dans notre corpus Une femme mariée et 2 ou 3 choses que je sais d’elle sur lesquels nous avons travaillé exclusivement à partir de découpages écrits.

Notre corpus comprend donc tous les longs métrages de 1959 à 1967 à l’exception de Bande à part et La chinoise, soit : A bout de souffle (1959), Le petit soldat (1960), Une femme est une femme (1961), Vivre sa vie (1962), Les carabiniers (1963), Le mépris (1963), Une femme mariée (1964), Alphaville (1965), Pierrot le fou (1965), Masculin-féminin (1966), Made in U.S.A. (1966), 2 ou 3 choses que je sais d’elle (1966), et Week-end (1967). Nous ferons également allusion à One + one (1968) ainsi qu’à quelques courts-métrages ou sketchs : Charlotte et son Jules (1959), Le grand escroc (1963) et Montparnasse-Levallois (1964). Les films de notre corpus sont aussi les plus vus et les plus commentés. Cela nous permettra donc de confronter quelques-unes de nos analyses à d’autres déjà parues, en particulier, celles, essentielles, de Jean Collet, Marc Cerisuelo ou Jean-Luc Douin.

Par cette étude inédite, nous essaierons de prouver, si besoin en était encore, comment un cinéaste tel que Jean-Luc Godard est, non seulement un auteur à part entière, mais aussi un créateur de texte, un écrivain, un poète dont les « outils » sont autant sémantiques, « littéraires », que cinématographiques.

Le cinéma de Jean-Luc Godard a souvent été qualifié de cinéma « littéraire » voire de «cinéma pour gens de lettres» (D’après Domarchi, Jean, in Arts, n°730). Or ce n’est certainement pas, comme dans le cas de la collaboration Prévert/Carné, pour la cohérence narrative ou la qualité dramatique de ses scénarios – c’est bien là le moindre de ses soucis ! – ni pour le caractère « écrit » de ses dialogues, dont on retient plutôt le caractère « parlé », avec ses tournures familières, ses termes crus, ses phrases inachevées ; c’est plutôt pour sa réflexion constante sur le rôle de la littérature, de l’écrit dans un monde où la communication par le langage est difficile, sinon impossible.

Cette incompréhension, cette absence de communication est au centre de films tels que Le mépris, Une femme est une femme, Pierrot le fou, et surtout Alphaville, un film qui nous présente cette « ville de la première lettre » qui est aussi la « capitale de la douleur ». Ce « neuvième film de Jean-Luc Godard » nous offre la réflexion principale qui guidera notre travail.

Dans cette civilisation d’un «futur antérieur», un avenir dans lequel «nous vivons déjà» (D’après Godard, in Les lettres françaises, n°1077, 22-28 Avril 65, pp. 1 et 7), le langage est atteint, la langue est modifiée, diminuée sous le contrôle d’Alpha-60, de la dictature de la logique. Des mots sont supprimés (Amour, Rouge-gorge, Lumière d’automne, Conscience…) comme dans le roman de Georges Orwell, 1984, où la novlangue supplante peu à peu l’ancilangue. La disparition du mot, son interdiction provoque la disparition du concept qu’il englobait, ou plutôt, la conscience de l’existence d’un concept que l’Alpha-60 voudrait supprimer.

En effet, ce que constate et dénonce Godard dans de nombreux films, c’est ce langage sans conscience, cette communication sans pensée, ces mots qui n’ont plus de sens. Les habitants d’Alphaville usent de formules de politesse (« …, m’sieur », « Très bien, merci, je vous en prie. »…) qui sont purement fonctionnelles, dénuées de toute spontanéité et subjectivité (tous utilisent les mêmes). Lorsque, à la fin du film, Natacha Von Braun (Anna Karina) dit «Je-vous-aime» à Lemmy Caution (Eddie Constantine), c’est sa conscience qui retrouve les mots, des mots utilisés dans leurs sens pleins, réfléchis ; c’est-à-dire que le signifié n’est plus une pure abstraction « logico-sémanticienne » mais une plénitude sensible, réflexive, vécue.

Dans cette ville, les signifiés se réduisent de plus en plus à des signes, des sigles (le message en morse, les flèches en néons, les chiffres et formules mathématiques…). Les habitants sont devenus « esclaves des probabilités ». Et ces « choses incompréhensibles », qui, « autrefois, (…) s’appelai[en]t de la poésie », sont refoulées, condamnées, pour écart à la logique, tout comme l’expression des sentiments, non contrôlée par Alpha-60 (un homme est exécuté pour avoir pleuré à la mort de sa femme). Tout langage « plein » (pleurs, poésie…) est éliminé, la mitraillette fait taire les derniers hommes dont Alpha-60, l’ordinateur logicien, ne peut comprendre et contrôler la communication.

Or, si le personnage de Natacha est sauvé, elle laisse derrière elle de nombreux morts : ceux qui ont perdu la conscience du langage. Certains personnages des films de Godard parlent sans avoir conscience de leurs paroles, parlent (à) vide dans le vide. Cette « mort du langage » est présente, par exemple, dans Pierrot le fou, lors de la partie chez les Expresso où les convives s’expriment par de creux slogans publicitaires ; dans Le mépris, où la désinvolture du langage de Paul priant Camille de monter dans l’Alfa-Roméo de Prokosch provoque de tragiques quiproquos ; dans Vivre sa vie, où Brice Parain discutant de ce problème avec Nana (Anna Karina), évoque la mort de Porthos lorsqu’il prend conscience de ses actes…

Lorsque les mots sont prononcés sans la pleine conscience du locuteur, alors la communication humaine (Cette « communication » humaine, la véritable, est à distinguer de la « communication » au sens techno-institutionnel du terme qui se passe fort bien de « conscience », appelée, prémonitoirement, dans le film, « télécommunication ».) meurt, entraînant l’incommunicabilité, l’incompréhension.

Chez Godard, la communication semble presque impossible, inexistante à travers le langage commun. La langue est imparfaitement employée, la transmission orale est brouillée par différents «bruits» (accents, voix croisées, musiques, bruits véritables…) et la mécompréhension, voire l’incompréhension totale s’installe entre des personnages employant différentes langues, différentes façons de s’exprimer. Marianne dit à Ferdinand : «Tu me parles avec des mots et moi, je te regarde avec des sentiments» (Ainsi, même le langage « plein » (poésie pour Ferdinand, regard pour Marianne) ne permet pas forcément la communication s’il y a une inadéquation de langage entre le locuteur et le récepteur.).

La plupart des films de Godard sont construits autour de ces questions. Patricia ne comprendra jamais Michel Poiccard dans A bout de souffle car elle ne connaît pas le sens des mots qu’il emploie, Le petit soldat et Les carabiniers sont entraînés dans la violence par la manipulation de la parole, Angela et Emile, dans Une femme est une femme, sont, par leur amour, en pleine mécompréhension provoquant des quiproquos tragiques (ou comiques?), et, bien sûr, il y a aussi ce mépris de Camille pour Paul, né d’un simple « malentendu », au sens fort, une mécompréhension par la jeune épouse du véritable sens des propos de son mari.

La langue appauvrie d’Alphaville est bien la nôtre, dans une civilisation où, comme le souligne Godard lui-même, «on dit télécommuniquer au lieu de communiquer» (L’expression n’était pas courante en 1964 et, dans 1984, le mot de novlangue pour le «commissariat aux Téléprogrammes» est «Télécom». Cette défiance face à la croissance des « télécommunications », qui limite LA communication, Godard la réexprimera dans un moyen métrage, d’après Edgar Allan Poe, Puissance de la parole : il s’agit pourtant d’une commande de… France Télécom ! Et, même en dehors d’Alphaville, il nous faut remarquer l’omniprésence des téléphones, toujours inefficaces ou « menteurs », dans le cinéma de Godard comme A bout de souffle, Une femme est une femme, Made in U.S.A., etc.).

Face à cette déliquescence du langage, à cet échec de la communication, Godard propose une parade : redonner aux mots leurs sens, leurs « valeurs ». Pour cela, il recourt à deux procédés : un travail d’écrivain, de poète, sur les mots et leur matérialité même (avec ses procédés de cinéaste) ; et une utilisation systématique des mots des autres par les citations et allusions littéraires.

Ainsi, tel Lemmy Caution avec Natacha dans Alphaville, le cinéaste guide-t-il son spectateur hors de ce monde qui a perdu la conscience de sa langue avec, comme fil d’Ariane menant à cette libération, la poésie, la littérature.

Car, il trouve là un véritable sens au langage, à la vie ; cette écriture est celle de la conscience libre, de la pensée qui ré-anime les mots, qui leur rend la vie et le sens qu’ils perdent dans la conversation courante. C’est par la poésie que Ferdinand et Natacha Von Braun se libérent, Natacha, en particulier, recouvre toute seule les mots «conscience» et «pourquoi». En utilisant «pourquoi» – au lieu du «parce que» obligatoire – elle retrouve la pensée, la conscience qu’elle avait perdue, remplacée par la conséquence logique, impersonnelle.

Alors J.L.G. lit, fait lire de la poésie à ses spectateurs, pour que la communication s’installe. Nous tenterons ainsi de voir comment, pour Godard, le seul langage véritable, la seule « communication » pourrait bien être la littérature et, au premier chef, l’expression poétique, et comment il réussit cette communication littéraire dans un art visuel et sonore, le cinéma.

Alors, si ses personnages parlent «comme des livres», ce n’est certainement pas parce que Godard n’a rien à leur faire dire d’autre mais, au contraire, parce que l’écrit est le seul véritable moyen d’expression, même à l’oral. Car le cinéma permet justement de rendre l’oralité à l’écrit, d’immerger le signe dans la vie, de faire communiquer les signes entre eux, les faire s’opposer ou se répondre, dans une bibliothèque en mouvement, créant ce «+» entre «IMAGE» et «SON», ce signe «+», véritable manifeste esthétique de Godard, ce «+», cet «et» qui est le cinéma, sa conception du cinéma comme alliance du visuel et de l’auditif, de la réflexion et de l’émotion, du créateur et du spectateur.

Ce n’est pas un cinéma qui se sert de la littérature comme «pré-texte» littéraire, mais un cinéma sur la littérature, avec la littérature, le cinéma ET la littérature associés dans un univers où les personnages lisent et écrivent pour communiquer entre eux et avec les spectateurs, « leurs semblables, leurs frères » (Cette baudelairienne définition du lecteur est utilisée de nombreuses fois par Godard.).

Dans un premier temps, nous nous intéresserons à la présence des citations et des allusions dans l’oeuvre de Jean-Luc Godard : nous verrons si cette pratique se limite à la littérature, nous préciserons son fonctionnement et relèverons ses principales occurrences, nous traiterons également son usage dans le cadre de l’adaptation.

Dans une seconde partie, consacrée aux univers « littéraires » présents dans ses films, nous démontrerons le rôle capital de ces citations et allusions littéraires à travers leur organisation autour de réseaux thématiques, d’univers d’auteurs ou de cultures universelles. Puis nous verrons comment le cinéaste adapte des genres littéraires pour créer un nouveau style cinématographique.

Enfin, nous chercherons en quoi le style de Godard peut être qualifié de « littéraire ». Nous analyserons d’abord son « langage » : son désir de définitions, son emploi très particulier des mots et les figures stylistiques emblématiques de son « écriture ». Puis nous nous intéresserons à son usage très littéraire des outils cinématographiques : l’image, le son, la construction ainsi que l’emploi de l’écrit, du signe, dans un art visuel en mouvement : le cinéma.

Partie 1 : Citations et allusions

Citations, allusions, plagiats, la littérature est d’abord présente dans les films de Jean-Luc Godard par le biais de l’emprunt. Cette pratique de la citation est commune en littérature, Montaigne et Ducasse l’ont largement employée en littérature ; elle est également présente dans d’autres arts (peinture, musique) mais toutes ces citations sont, pour la plupart, empruntées à des oeuvres appartenant à la même forme artistique : un tableau est « collé » dans un autre, un thème musical est repris dans une création musicale, des phrases sont citées dans un texte… De façon constante, dans ses films, Jean-Luc Godard cite ou fait allusion à des oeuvres littéraires. Passionné de littérature, il fut élevé dans un milieu très littéraire :

« On était entourés de livres. Toute la famille lisait des chapitres à haute voix. Mon grand-père, qui était un ami de Paul Valéry, aimait les jeux d’esprit. » (D’après Godard, Jean-Luc, in Douin, Jean-Luc, Jean-Luc Godard, Rivages/cinéma, Paris, 1994, p.)

A l’époque de ses premières critiques, il souhaitait « publier un roman chez Gallimard ». Jean Douchet se souvient de Godard au début de l’aventure des Cahiers :

« Godard lisait au moins deux livres par jour. Il lisait très vite et il lisait partout. Sa curiosité débordait dans tout les domaines. C’est l’un des hommes les plus cultivés que j’aie connu. » (D’après Douchet,Jean, ibidem, p. 15.)

Cette passion de la littérature ne pouvait que transparaître dans ses films. Elle y est donc fortement présente à travers l’utilisation, constante depuis ses tous premiers courts-métrages, de ces citations et allusions littéraires. Après avoir évoqué rapidement son utilisation de la citation extra littéraire, nous définirons les concepts de « citation », « allusion » et « plagiat ». Ensuite nous relèverons quelques occurences de ces pratiques, en étudiant indépendamment leur emploi dans le cadre de l’adaptation.

Chapitre 1 : Hors de la littérature

Avant d’aborder la citation et l’allusion littéraire, il nous paraît nécessaire de remarquer que Godard ne réserve pas l’utilisation du «collage» à la littérature, d’autres arts en sont également l’objet. Notre étude étant axée sur la littérature et les différents «écrits», nous n’évoquerons plus ces citations non-littéraires par la suite, à l’exception de celles qui participent à la réception de certains «collages» littéraires, notamment par l’intermédiaire des réseaux citationnels. En effet, les allusions artistiques sont rarement isolées, elles se répondent, et rapprochent différents artistes (peintres, cinéastes, musiciens, écrivains…) par des esthétiques ou des thèmes qui leurs sont communs.

Au même titre que ce «Godard-écrivain» que nous nous proposons d’étudier, un «Godard-peintre», ou un «Godard-musicien», pourrait tout aussi bien être l’objet d’analyses conséquentes. Ces études ont, bien-sûr, déjà été abordées avec sérieux et intelligence, dans de trop courts articles (voir tout de même les pages 63 à 78 de l’étude de Jean-Luc Douin et l’article de Jacques Aumont dans La revue belge du cinéma, n°22-23). Car, comme nous le verrons avec l’emploi de la littérature, ces arts ne sont jamais utilisés gratuitement. Leur «intrusion» dans un art différent a lieu par la citation, mais aussi par l’emploi de leurs «spécificités techniques», leurs «figures de styles» comme la composition du cadre, le rythme, l’utilisation des couleurs, des lumières, des sons…

Mais, Godard ne fait pas seulement allusion à d’autres arts que le sien, il fait de nombreux emprunts à ses confrères cinéastes. Les citations cinéphiliques, encore plus que les autres citations, sont aussi des hommages.

Ainsi, A bout de souffle débute par une dédicace aux films de la Monogram Pictures. Rappelons que, avant de devenir réalisateur, Godard fut un des piliers de la nouvelle critique, issue des Cahiers du cinéma, cette revue de «la jeunesse» qu’une jeune fille propose à Michel Poiccard. J.L.G. inscrit son premier film dans la continuité de son travail critique, véritable laboratoire de ses futurs films ; il suffit, pour voir germer les projets de Pierrot le fou, d’A bout de souffle ou du Mépris, de lire ses critiques d’Amère victoire (D’après Godard, «Au-delà des étoiles», in Godard par Godard, les années Cahiers, coll. Champs/Contre-Champs, Flammarion, Paris, 1989, pp.119-121. Nous utiliserons en effet l’édition de poche en trois volumes de cet ouvrage essentiel. Nos références à ce livre préciseront donc le tome utilisé, soit : Les années Cahiers, Les années Karina, ou Des années Mao aux années 80.), de Moi, un noir (ibidem, «Joseph Mankiewicz», pp. 43 ), ou de La maison des étrangers (ibidem, «L’afrique vous parle de la fin et des moyens», pp.216s).

Comme dans ses critiques, Godard impose dans ses films, ses choix, ses références cinématographiques tant décriées par ce cinéma français «croulant sous de fausses légendes».

Ainsi, A bout de souffle contient de nombreuses références : à Aldrich (à travers l’affiche de Ten seconds to hell, Tout près de Satan, film sorti en 1959), mais aussi à Bogart avec le film de Mark Robson, The harder they fall (Plus dure sera la chute) à l’affiche d’une salle parisienne. Ce film traite de la boxe, il fut le dernier d’Humphrey Bogart, décédé deux ans avant le tournage d’A bout de souffle. Michel, passionné par «Bogey», avoue : «Je ne suis pas très beau, mais je suis un grand boxeur».

Et, lorsqu’il va au cinéma, c’est pour voir Westbound (Le courrier de l’or) de Budd Boetticher, un film à l’affiche lors du tournage, en 1959. Mais Godard mélange aux dialogues, des vers d’Aragon et d’Apollinaire : «Vous faites erreur, shérif, notre histoire est noble et tragique comme le masque d’un tyran…».

Nous percevons aussi l’affiche d’un autre film sorti récemment, en 1958, Hiroshima, mon amour d’Alain Resnais et Marguerite Duras. Godard évoque même la sortie prochaine du nouveau film de Jean Cocteau, Le testament d’Orphée, par l’intermédiaire de Parvulesco, interprété par un des cinéastes précurseurs de la « Nouvelle-vague », Jean-Pierre Melville. Sa présence, comme simple acteur, suffit à évoquer son cinéma. Il n’est pas la seule personnalité «invitée» dans ce film, plusieurs « gens de cinéma » apparaissent, dont André S. Labarthe et Jean Domarchi, célèbres critiques de cinéma. Enfin, Patricia dit qu’elle aurait préféré s’appeler Ingrid, cela permet d’évoquer Rossellini. En effet, Jean Seberg venait d’interpréter Jeanne d’Arc à l’écran, succédant à Ingrid Bergman qui avait déjà incarné la pucelle orléanaise, sous la direction de Roberto Rossellini.

Marc Cerisuelo, dans son érudite étude (D’après Cerisuelo, Marc, Jean-Luc Godard, Lherminier-Quatre vents, Paris, 1989. Voir aussi l’article de Dudley Andrewsin Revue belge du cinéma n°16, ou le résumé de cette étude in L’analyse des films, Jacques Aumont et Michel Marie, Nathan université, Paris, 1989.), relève de multiples autres références cinématographiques dans le film. La séance de Westbound contiendrait aussi des dialogues de Whirpool (Le mystérieux docteur Korvo), un film d’Otto Preminger. Il remarque également que la scène du vol dans les toilettes est empruntée à La femme à abattre (The enforcer) de Raoul Walsh (et de Windust !), un film avec… Humphrey Bogart. La prise de vue subjective, à travers l’affiche roulée serait l’adaptation d’un plan de Forty Guns de Samuel Fuller. L’histoire du couple de gangsters racontée par Ferdinand est aussi celle d’un film noir…

Il en est ainsi pour tous ses films, où d’autres films sont cités par les personnages : par exemple Lola de Jacques Demy, Tirez sur le pianiste de François Truffaut, Moderato cantabile de Duras sont évoqués dans Une femme est une femme, mais aussi Johnny Guitar de Nicholas Ray dans Pierrot le fou, Some came running dans Le mépris, Le cuirassé Potemkine (S. Einsenstein, U.R.S.S.) et La prisonnière du desert (John Ford, U.S.A.) dans Week-end, etc.

Certains personnages de cinéma sont nommés : dans Masulin-Féminin, Jean-Pierre Léaud se fait passer pour « le général Doinel » et, dans Une femme est une femme, Angela demande à Jeanne Moreau des nouvelles de Jules et Jim ; des réalisateurs interviennent également : Lang dans Le mépris, Fuller dans Pierrot le fou. De plus, dans les différents « décors », des affiches sont visibles : Psycho d’Hitchcock, Hatari de Howard Hawks, etc., dans Le Mépris.

Quelquefois même des personnages portent des noms de cinéastes : Doris Mizogushi dans Made in U.S.A., Veronika Dreyer dans Le petit Soldat, Alfred Lubitsh dans Une femme est une femme… ; des scènes de films sont « plagiées » : par exemple, seulement dans Alphaville, le malaise dans l’escalier de Vertigo (Hitchcock), le «Anybody got a match ?» de Bacall dans Le port de l’angoisse (Hawks) et En quatrième vitesse (Aldrich) est l’objet de multiples allusions dont les secrets atomiques, les rapprochements avec la femme de Loth, le rôle dramatique d’un recueil de poésie et même certaines répliques (« Projet Manhattan, Trinité, Los Alamos, souviens-toi d’Hiroshima »).

La citation cinéphilique va même jusqu’au « collage » d’extraits de films : La passion de Jeanne d’Arc de Dreyer dans Vivre sa vie, un « remake » de L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat des frères Lumière dans Les carabiniers…

Godard pousse même son goût de la citation cinéphilique jusqu’à se citer lui-même. Ainsi, Alfred, dans Une femme est une femme, ne «veut pas louper» A bout de souffle «qui passe à la télé, chez Marcel». J.P. Léaud parle de « Pierrot le fou et ses comparses » dans Masculin-Féminin. L’affiche de Vivre sa vie est dans Le mépris, 2 ou 3 choses que je sais d’elle et Masculin-Féminin, celle du Petit soldat dans Le mépris. Des extraits du Grand escroc sont projetés dans Pierrot le fou…

Mais, en général, ces références cinéphiliques sont les hommages d’un moderne aimant aussi imiter les anciens, ses anciens qui, comme «Nick et Samuel» (Ray et Fuller) l’«ont élevé dans le respect de l’image et du son», comme l’indique le générique de Made in U.S.A.. Il aime choisir ses maîtres, les imposer en tant que critique et cinéaste. Citer un film, c’est aussi inscrire le sien dans sa lignée, dans son univers, comme Bonjour, tristesse de Preminger ou comme les différents films noirs évoqués qui font d’A bout de souffle un film noir en lui-même. Les citations sont, certes, des hommages, mais des hommages qui ne sont pas gratuits, ils sont des composantes du film.

Les références à la musique sont fréquentes. Elles peuvent être entendues -données à entendre- comme, par exemple, un Concerto pour clarinette et la Symphonie n°40 en Sol mineur K 550 de Mozart (« La vraie musique est entre les notes » disait Mozart. Nous verrons par la suite que cette esthétique du « entre » est aussi celle de Godard. Son prochain film a d’ailleurs pour titre provisoire : For ever Mozart.) dans A bout de souffle, le Quatuor n°10 de Beethoven dans Une femme mariée, ou la Quatrième Symphonie de Shumann dans Made in U.S.A..

La musique est également évoquée par les personnages, sans être forcément entendue. Etrangement, alors que ce n’est que rarement le cas avec la littérature, les personnages émettent volontiers des jugements sur les compositeurs. Parvulesco, à qui l’on demande, en faisant allusion à un titre de Sagan, s’il aime Brahms répond : «Comme tout le monde, pas du tout.», et Chopin est «dégueulasse». Quant à Bruno, dans Le petit soldat, il conçoit une sorte d’emploi du temps des compositeurs, où Bach, «c’est huit heures du matin», Mozart, «huit heures du soir», Beethoven «minuit», finalement, il opte pour écouter «ce bon vieux Joseph Haydn».

Il ne cite pas que de la musique «classique», la variété française et le rock sont aussi évoqués : Jean Ferrat, Guy Béart, mais aussi Marianne Faithfull, les Rolling Stones et Bob Dylan…

Et même si, pour Pierrot, c’est «un disque tout les cinquante livres» (surtout lorsque, comme dans ce cas, ce sont des quarante-cinq tours de Richard Antony !), Nana travaille d’abord dans une disquerie, qui possède, entre autres, des enregistrements de Judy Garland.

Mais Godard travaille aussi avec la «musique de film». Il s’adjoint des musiciens de talent comme Georges Delerue (Le mépris), Michel Legrand (Une femme est une femme, Vivre sa vie), Paul Misraki (Alphaville), Philippe Arthuys (Les carabiniers) ou Antoine Duhamel (Pierrot le fou). La composition d’une bande-originale est souvent le fruit d’une collaboration entre le cinéaste, dont les exigences sont souvent précises, et son musicien. Godard aime la musique, il essaie même quelquefois de filmer musicalement :

«La musique, ça exprime le spirituel, et ça donne de l’inspiration. Quand je suis aveugle, la musique c’est ma petite Antigone, ça aide à voir l’incroyable. (…) J’ai toujours eu envie que (…) la musique puisse prendre le relais au moment ou il n’y a plus besoin de voir l’image, qu’elle puisse exprimer autre chose. Ce qui m’intéresse, c’est de voir la musique, d’essayer de voir ce qu’on entend et d’entendre ce qu’on voit»

Et «ce qu’on voit», ce sont aussi les arts plastiques, et essentiellement la peinture (à l’exception des statues du Mépris ainsi que de quelques allusions à Maillol et à la Vénus de Milo dans Une femme mariée, la sculpture semble absente des citations). Cette présence de la peinture est très importante dès A bout de souffle, elle atteindra son apogée dans Passion où la citation devient re-création.

Un des peintres les plus cités – «collés» rectifierait Aragon – dans l’oeuvre de Godard est Picasso, notamment dans A bout de souffle et Pierrot le fou, film qui a le mérite de présenter deux périodes du peintre à travers le Pierrot au masque et des représentations plus « cubistes » de Jacqueline.

On retrouve des similitudes esthétiques entre ces deux «colleurs», une même perception fragmentée du corps, du monde retranscrite dans leurs représentations, un même désir de description totale, englobante, une même utilisation des aplats, de la trichromie (Le mépris…), et du noir et blanc (Guernica, bien sûr) mais aussi, une utilisation récurrente des rayures : Jacqueline aux mains croisées (1954), et les rayures de Michel et Patricia dans A bout de souffle, le peignoir d’Angela dans Une femme est une femme, le chandail de B.B. dans Le mépris, etc. (Godard serait-il un précurseur de Daniel Buren ?).

La peinture moderne et post-moderne est largement représentée : Klee sert de fil conducteur au Petit soldat, Pierrot le fou propose des toiles de Modigliani, Matisse, de Staël, Chagall, et, peut-être, Miró. Made in U.S.A. contient des inserts en très gros plan de B.D. à rapprocher du travail de Lichtenstein.

Des peintres plus anciens sont aussi présents : Auguste Renoir dans A bout de souffle et Pierrot le fou, ce dernier film contient également des allusions à Velasquez et Van Gogh. Ces références picturales se multiplieront par la suite dans les années 80. Godard fait un superbe travail de composition du cadre, de coloriste (Voir notamment sur cette question des couleurs Lettre à Freddy Buache.), filmant des clairs-obscurs comme un peintre classique, donc, comme un cinéaste moderne. «Godard, c’est Delacroix.», s’émerveillait Aragon qui avait compris que le cinéma est aussi un art plastique.

Enfin, remarquons que Godard «plagie» un photographe, Man-Ray et son Baiser, pour un plan, fixe, d’A bout de souffle. La danse est aussi abordée, par la comédie musicale, dans Une femme est une femme. Les corps se heurtent et se mêlent chorégraphiquement dans ses films, comme dans ceux, ultérieurs, du grand chorégraphe Bob Fosse auquel Angela fait allusion. Même l’architecture moderne est présente : dans Le mépris, la villa de Capri, est celle de l’écrivain Malaparte qui l’a dessinée avec Alberto Libera, l’architecte du palais de l’E.U.R. à Rome. Le lieu final de Made in U.S.A. propose également une architecture intéressante…

Godard s’essaie donc à tous les arts, ou plutôt, il ne veut en exclure aucun de son projet cinématographique. Cet art si nouveau qu’est le cinéma doit pouvoir réunir tous ces arts, tous ces moyens d’expressions pour une meilleure communication artistique, plus précise car plus complète. Le cinéma se conçoit toujours, pour Godard, comme un ensemble, l’ensemble de l’image et du son, de la peinture et de la musique, ensemble de la réflexion et de l’émotion. La tentation d’un art total, par le cinéma, est palpable dans l’esthétique du réalisateur. Et, l’un des moyens les plus sûrs pour y parvenir est celui qu’emploie tous les jeunes élèves artistes, l’emprunt, l’imitation, la copie. Mais l’élève Godard est vite devenu maître, maître en citations…

Chapitre 2 : «Qu’est-ce-que c’est «citation » ? »

« Réfuter le discours de l’autre sous prétexte de la citation, c’est priver l’autre de ses icônes » (Antoine Compagnon)

Procédé littéraire relativement courant, et reconnu comme tel, l’emploi de citations « littéraires » au cinéma, art qui, censément, ne l’est pas, a vite agacé les (mauvais) critiques, qui ne voyaient là que farce de pédant, de cuistre voulant étaler sa culture… Désormais, le «collage» littéraire au cinéma est tellement associé au nom de Jean-Luc Godard qu’aucun autre cinéaste ne peut s’y essayer sans être accusé de vouloir «faire du Godard».

La citation, nous l’avons dit, était auparavant, essentiellement un procédé littéraire, assez fréquent. Et, dans les années 60, Louis Aragon qui revendiquait une esthétique du « collage », loua le premier «cet enfant de génie» pour l’utilisation qu’il faisait – qu’il osait faire – du texte d’autrui. Ainsi, si le poète n’est pas à l’origine de cette pratique pour Godard, il en inspira, voire incita, la systématisation. Mais, avant d’étudier le concept du « collage » selon Aragon, essayons de comprendre ce qu’est une citation, quels en sont les rôles, les enjeux ?

Pour tenter une définition partielle de la citation, nous nous référerons à l’ouvrage d’Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation (D’après Compagnon, Antoine, La seconde main, Paris, Le Seuil, 1979.) : en premier lieu, celui-ci constate que « toute citation est d’abord une lecture » et que « – de manière équivalente, toute lecture, comme soulignement, est une citation. » . Ainsi, lire, comme le font les personnages de Godard, est-ce déjà une appropriation du texte de l’autre. Et citer, c’est proposer sa lecture, subjective, orientée, voire déformée (et déformante) : c’est-à-dire exposer sa propre re-création du texte, en quoi consisterait toute lecture. Citer, c’est proposer la lecture comme une écriture :

« La citation tente de reproduire dans l’écriture une passion de lecture, de retrouver l’instantanée fulgurance de la sollicitation, car c’est bien la lecture, solliciteuse et excitante, qui produit la citation. La citation répète, elle fait retentir la lecture dans l’écriture : c’est qu’en vérité lecture et écriture ne sont qu’une et même chose, la pratique du texte qui est pratique du papier, le découper-coller, et c’est un jeu d’enfant. »

Et cette pratique du papier est aussi celle du film, le « découper-coller » est un des procédés essentiels du cinéma, art du montage, du «découpage classique». Réaliser un film consiste toujours à découper et recoller des plans, découper l’image par le cadre, découper le temps par le montage, comme Marianne agitant ses ciseaux dans l’espace, avec, derrière elle, un tableau de Picasso, un autre «découpeur». Tout, dans le cinéma de Godard, procède du découpage : il morcelle tout, le cadre, le montage, la musique, les sons et, bien sûr, les textes, par la citation.

Pour expliquer sa «manie» de la citation, la première raison invoquée par Godard lui-même est l’envie : «Si vous avez envie de dire une chose, il n’y a qu’une solution, la dire.» (D’après Godard, «Entretien», Cahiers du cinéma, n°138, décembre 1962, repris dans Godard par Godard, les années Karina, coll. Champs Contre-Champs, Paris, ed. Flammarion, 1985, p. 30. ). Et le dire par la citation, c’est revendiquer l’« accommodation » du texte qui le « sollicite », puis qu’il « souligne » par l’« ablation », selon la terminologie de Compagnon :

«Soit les quatre figures distinctes de la lecture : ablation, soulignement, accommodation et sollicitation. (…) Elles vont de l’objet total qu’est pour moi le texte qui me ravit dans la sollicitation, passent par l’accommodation sur un lieu reconnu de complaisance, par le soulignement qui enclôt ce lieu, et parviennent à l’objet partiel que je prélève sur le texte par l’ablation.» (D’après Compagnon, La seconde main, p. 25)

Godard, en avouant sans cesse «ne pas savoir lire», dévoile ainsi le processus fondateur de toute citation ; la citation n’étant que la manifestation «physique» des «ablations» qu’opère inévitablement le lecteur sur le texte lu.

De même qu’Aragon déclarait, dans Je n’ai jamais appris à écrire ou Les incipit, ne jamais avoir écrit ses romans mais les avoir lus, Godard tourne ses films après les avoir vus (voir sur ce sujet, le film Scénario du film Passion et Passion même, où Jerzy, le réalisateur, «découvre qu’il faut vivre les histoires avant de les inventer»).

Godard n’a jamais écrit de scénarios (à l’exception de quelques textes surtout destinés à rassurer les producteurs), mais de simples notes, notes de lectures, ou bribes de conversations, et ses films sont comme des improvisations sur ces quelques notes imposées :

« J’ai toujours utilisé la citation, c’est-à-dire que je n’ai jamais rien inventé. J’ai mis en scène des éléments que je voyais à partir de notes que je prenais, notes qui peuvent venir de lectures, qui peuvent venir de paroles dites par quelqu’un ; je n’ai rien inventé (…) Au cinéma, ce que je trouve d’intéressant, c’est qu’il n’y a absolument rien à inventer. C’est proche de la peinture dans ce sens-là, (…), on corrige, on pose, on assemble, on n’invente rien » (D’après Godard, Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Coll. Ca/Cinéma, ed. Albatros, 1980, p. 204.)

Intéressons-nous à cet acte même de citer (l’énonciation), plutôt qu’au sens de cette citation (l’énoncé), différent pour chacune d’entre elles : car «le ressort du travail n’est pas [qu’] une passion pour le sens mais pour le phénomène, pour le working ou le playing, pour le manège de la citation» (D’après Compagnon, La seconde main, p. 25) . Choisir de s’exprimer avec les mots des autres, plutôt que de ré-exprimer la même idée avec ses propres mots, est un parti-pris stylistique, esthétique.

Le phénomène même de citer nous intéresse donc autant que le sens individuel de chaque citation, la citation est sens, l’acte style (donc sens…). Citer, c’est d’abord, pour Godard, « écrire », écrire par la lecture.

« Ecrire, car c’est toujours récrire, ne diffère pas de citer. La citation, grâce à la confusion métonymique à laquelle elle préside, est lecture et écriture ; elle conjoint l’acte de lecture et celui d’écriture. »

Lire des auteurs, c’est écrire soi-même. Mais là où la lecture est ordinairement un acte personnel et la citation dans l’écriture une autre écriture, la citation au cinéma permet la transmission de la lecture, la véritable communication selon Godard, c’est-à-dire, exprimer ce qui est imprimé.

«Moi, j’ai toujours copié des phrases. La première que j’ai dû copier, c’est papa-maman, comme tout le monde. Et l’histoire de la copie et de l’impression, c’est quelque chose qui m’intéresse, justement – je commence à voir une différence que les gens ne voient pas encore, entre « imprimer » et « s’exprimer ». (…). Et je pense qu’il y a une différence entre « expression » qui est «sortir» (il n’y a qu’à reprendre les choses simples), et puis « imprimer » qui est « rentrer » ; et qu’il y a un rapport entre les deux. Et que ce qui permet de communiquer, c’est ressortir quelque chose qui est re-rentré. Ce que moi je fais plus consciemment aujourd’hui et plus visiblement » (D’après Godard, Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Coll. Ca/Cinéma, ed. Albatros, 1980, p. 46.)

Cette explication est essentielle (et rare) pour comprendre, dans l’oeuvre de J.-L. G., le parti pris de citer. S’il cite, c’est avant tout pour communiquer. Et, si «tout a été dit», ce n’est pas une raison pour se taire puisque, à l’inverse, tout n’a pas été entendu (ni vu). Godard décide donc de re-dire, re-sortir par cet art naissant qu’est le cinéma, ce qui a été imprimé et ré-imprimé, dit et re-dit à l’écrit.

A l’origine du principe de citation, il y a toujours la confrontation de deux auteurs, de deux textes qui résonnent entre eux. Et, même si Borges constatait que «tous les hommes qui répète une ligne de Shakespeare sont William Shakespeare» (D’après Borges, Fictions, cité par Compagnon, op.cit. , p.372), cela ne les empêche pas de rester eux-mêmes. Citer consiste à effectuer une opération double : extraire et rajouter. Extraire une partie à un tout implique un choix dans ce tout, un choix qui est signifiant.

L’acte de citer procède à la fois de la métonymie et de la synecdoque : en citant, on désigne l’ensemble de l’oeuvre d’un auteur par une infime partie de celle-ci (la partie pour le tout), et l’on choisit d’évoquer une oeuvre seulement pour certains aspects (le tout pour la partie).

«Bienheureuse citation ! Elle a ce privilège parmi les mots du lexique de désigner tout à la fois deux opérations, l’une de prélèvement, l’autre de greffe, et encore l’objet de ces deux opérations, l’objet prélevé et l’objet greffé, comme s’il demeurait le même dans différents états.» (D’après Compagnon, La seconde main, p. 29)

Mais, bien sûr, ces états changent. Déplacer une énonciation, c’est pratiquer un coup de force sémantique : celui de la greffe, du collage.

«Elle est un leurre, une force motrice, son sens est dans l’accident, dans le choc» (Ibidem)

Or, on sait combien l’accident, le choc est important dans l’esthétique godardienne, tant au sens premier – les accidents de voitures dans Week-end et Le mépris (accidents qui sont aussi des «images») – qu’au niveau du choc des images dans le montage, des citations… Compagnon parle de la citation comme «embrayage à f(r)ictions» (Ibidem), citer c’est confronter un texte à un autre, et, ainsi, «embrayer», entraîner le texte (le film) vers de nouveaux sens.

A partir de ce concept de confrontation, Genette, dans Palimpseste, propose une définition du concept d’« intertextualité » qui englobe la citation, l’allusion et le plagiat, définition qui s’applique à la pratique godardienne que nous nous proposons d’étudier ici.

«Je le définis pour ma part, (…), par une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, eidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre. Sous sa forme la plus explicite et la plus littérale, c’est la pratique traditionnelle de la citation (avec guillemets, avec ou sans référence précise) ; sous une forme moins explicite et moins canonique, celle du plagiat (chez Lautréamont, par exemple), qui est un emprunt non déclaré, mais encore littéral ; sous forme encore moins explicite et moins littérale, celle de l’allusion, c’est-à-dire d’un énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d’un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions, autrement non recevables (…)» (D’après Genette, Palimpseste, Paris, coll. Poétiques, Le seuil, 1982, p. 8. Nous ferons nôtres ces définitions)

L’allusion est aussi très présente dans le cinéma de Godard et, bien que cette appellation englobe différents concepts, elle entretient les mêmes rapports de connivence avec la littérature que la citation. Citations et allusions deviennent, une fois recollées, porteuses d’une multiplicité de sens, différents de ceux que ces phrases pouvaient avoir dans leur «milieu originel».

Lors de sa présentation pour la soirée «Godard inédits» organisée à Lyon par l’institut Lumière le 15/12/94, Freddy Buache déclarait que, désormais, Godard «tend vers l’icône». En fait, il a toujours été un iconoclaste. Compagnon définit ainsi l’icône :

«L’icône est une citation qui qualifie le citateur lui-même, quand il assume une énonciation propre, malgré la reprise ; le pastiche, la citation implicite sont d’ordre iconique : des paroles secondes qui revendiquent leur identité, leur spécialité dans la similarité, par l’appropriation, la main mise, la violence.» (D’après Compagnon, La seconde main, p. 79)

La citation iconique qualifie donc le citateur, le sujet de la citation qui est, toujours selon Compagnon (citer est contagieux…), «un personnage équivoque (…). C’est un indicateur, un vendu – il montre du doigt publiquement d’autres discours et d’autres sujets – mais sa dénonciation, sa convocation sont aussi un appel et une sollicitation : une demande de reconnaissance.» (D’après Compagnon, La seconde main, p. 79) . Un indicateur, un dénonciateur ? C’est bien le rôle que s’est attribué Godard dans A bout de souffle, un film où «les dénonciateurs dénoncent» .

La citation, le collage devient ainsi emblématique de l’art et de l’esthétique de Jean-Luc Godard. Et, il nous faut en venir au sens. Chaque citation est «motivée», rien n’est là gratuitement, «pour faire savant»… Aragon l’a bien compris et il défend Godard :

«Il faut bien au bout du compte se faire à l’idée que les collages ne sont pas des illustrations du film, qu’ils sont le film même. Qu’ils sont la matière même de la peinture, qu’elle n’existerait pas en dehors d’eux. Aussi tous ceux qui persistent à prendre la chose pour un truc feront-ils mieux, à l’avenir de changer de disque. Vous pouvez détester Godard, mais vous ne pouvez pas lui demander de pratiquer un autre art que le sien, la flûte ou l’aquarelle» (D’après D’après Aragon, «Qu’est-ce que l’art, Jean-Luc Godard ?», Les lettres françaises, n°1096, 9-15 septembre 1965, voir annexe)

Comme chez Aragon, la citation chez Godard n’est plus l’énonciation rapportée d’un auteur, mais un acte de ré-énonciation assumé par le citateur, lequel peut être le cinéaste lui-même ou un de ses personnages (qui n’est pas forcément son porte-parole).

«L’introduction de la pensée d’un autre, d’une pensée déjà formulée dans ce que j’écris, prend ici, non plus valeur de reflet, mais d’acte conscient, de démarche décidée, pour aller au-delà de ce point d’où je pars, qui était le point d’arrivée d’un autre.» (Idem, «Collages dans le roman et dans le film», in Les collages, Hermann, Paris.)

Et Aragon a aussi raison de rapprocher l’utilisation de la citation chez Godard et chez Elsa Triolet, où elle permet l’insertion de «thèmes secondaires» dans l’oeuvre (Voir infra, II, 1).

Entre la citation et l’allusion, nous l’avons vu, Genette place le plagiat, et, pour définir cette pratique chez Godard, le parallèle est souvent fait avec Isidore Ducasse et ses poésies «Immense monument élevé avec des collages» (D’après Aragon, «Collages dans le roman et dans le film», in Les collages.) . Mais, le « plagiat » est en fait différent chez Godard. Les détournements chers à Ducasse et aux situationnistes sont rares et loin d’être systématiques dans ses films.

Peu de détournements et d’oulipismes (Sur ce point, voir Genette, op.cit., pp.49s) : la citation godardienne est rarement parodique, destructrice de son modèle. Les modifications sont plus souvent signifiantes en elles-mêmes qu’en réaction par rapport à son hypotexte. La majorité des modifications apportées au texte « plagié » ou « détourné » consiste en des ellipses désignant ainsi la nature même de l’acte réducteur de citer, ou en des adaptations nécessaires à leur insertion dans la trame filmique.

Par exemple, dans Alphaville, un longue citation de Borges se terminant par «je suis Borges», devient , dans la «bouche» d’Alpha-60 : «Je suis Alpha-60». L’ironie du détournement ne peut être reçue sans de longues (et laborieuses) recherches. Ces quelques citations désignent (par synecdoque) l’oeuvre de Borges choisie (par métonymie) pour certains aspects seulement : univers labyrinthique, paradoxes spatio-temporels. Le détournement consiste à prêter des propos de logique temporelle à Alpha-60, sans considerer pour autant les écrits de Borges comme des instruments politiques dictatoriaux.

Le plagiat, s’il est présent, réside seulement dans l’appropriation de textes, sans que la référence y soit évoquée. Un des meilleurs exemples, avec un joli transfert d’énonciation, en est ce poème écrit par Marianne à propos de Pierrot telle qu’elle le voit, et en vérité, écrit par Prévert à propos du monde tel qu’il est vu par Picasso. Un doute permet d’y explorer deux niveaux de responsabilité du plagiat. Car, ou bien Marianne ment, et elle a elle-même recopié le poème, selon les leçons reçues de Ferdinand , Godard lui faisant, fictivement, assumer le plagiat ; soit Marianne est sincère, elle a vraiment «écrit» le poème et c’est alors un plagiat direct de Godard, qui opère alors une description de Marianne en la faisant écrire, raisonner, résonner comme Prévert . Ferdinand a expliqué à Marianne : «Raconter des histoires, pas compliqué, suffit de piquer dans des bouquins», Camille reproche à Paul d’en faire autant : «Tu ferais mieux de prendre tes idées dans ta tête au lieu de les voler chez les autres».

Le mot de « plagiat » est donc inadéquat, car les citations non proposées comme telles sont si nombreuses que nul n’est dupe, les phrases «sonnant» comme des citations en sont certainement. Il n’y a pas d’intention «criminelle» dans les citations non repérées de Godard. Les spectateurs savent que « il y a des citations », ils les attendent, les recherchent. Pour illustrer cela, Godard explique que, comme une bobine de film (ou une copie de tableau ?), la citation est intéressante seulement si le citateur, le spectateur, et l’auteur (!) y prêtent attention :

«Si on veut une copie en bon état, il faut être trois : celui qui l’apporte, celui qui veut la voir, et celui qui l’a entre les mains, chez qui on va la chercher»

Alors, bien sûr, le doute s’installe, des phrases semblent être des citations : mais en sont elles toutes ? Il nous est, on le comprendra aisément, impossible de donner un exemple de ces «fausses-citations» écrites par Godard, le doute subsiste toujours (Peut-être certaines répliques de Parvulesco dans A bout de souffle, ou le début de définition du cinéma par Fuller dans Pierrot le fou…).

Mais en fait, peu importe qu’elles en soient réellement ou pas, puisque leur apparence (ou qualité) littéraire leur confère l’« autorité » de citations, et que, d’autre part, nul écrit n’est jamais une pure création :

«Lorsque je me mets à écrire [à filmer], je dispose d’un certain nombre d’unités éparses, matérialisées (sur des fiches par exemple) ou non. Il n’est pas sûr que le statut de ces unités diffère essentiellement, qu’elles soient des citations ou qu’elles n’en soient pas, ni qu’il change grand chose à l’écriture. Suis-je d’ailleurs en mesure de me rappeler, d’énoncer l’origine des unités qui ne sont pas des citations ? N’est-il pas possible qu’elles le soient aussi ? Le travail de l’écriture est une récriture dès lors qu’il s’agit de convertir des éléments séparés et discontinus en un tout continu et cohérent, de les rassembler, de les comprendre (de les prendre ensemble), c’est-à-dire de les lire…» (D’après Compagnon, La seconde main, p. 32)

Etrangement, ces explications de Compagnon semblent reprises telles quelles par Godard, s’avouant incapable de retrouver ses sources (à moins qu’il ne veuille laisser planer le doute) :

«Je trouve assez réussie [la scène de la tasse de café dans Deux ou trois chose que je sais d’elle], bien que le texte soit un peu trop littéraire… (…) J’ai pris un texte… à moi, que j’ai écrit, ou j’ai pris un texte de quelqu’un (maintenant, je ne me rappelle plus ce que c’était, peu importe)»

Ce «peu importe» indique assez en quoi consiste la citation, lorsqu’elle est totalement assumée par le second locuteur (qui n’est pas un locuteur second).

Se citer au même titre que de grands écrivains n’est pas une preuve d’orgueil : au contraire, cela indique une certaine humilité. En effet, le doute lui permet de ne pas assumer l’acte d’écriture tout en assumant l’acte d’énonciation (je pense cela – ou je le fais penser aux personnages – mais je ne sais si cette idée est la mienne, et vous non plus).

C’est, à la fois, ne pas oser se placer parmi de grands auteurs et, par un coup de bluff, s’y placer tout de même. Il a «l’orgueil» de se citer, d’égal à égal, avec les autres, mais «l’humilité» de ne pas dire où. Il abandonne ses propres pensées à une évidente dépossession («ce ne doit pas être du Godard mais une citation»), mais, en (flatteuse) contre-partie, on lui attribue des phrases qu’il n’a jamais écrites (Dans son ouvrage sur J.L.G., J.L. Douin lui attribue (volontairement ?) une réplique de On ne badine pas avec l’amour, Hal Hartley dans Ambition et Patti Smith sur la pochette de Wave lui attribuent des phrases dont l’origine lui est peut-être étrangère.).

Il se sert (hypocritement ?) de cette spécificité de la citation au cinéma, art «parlant» qui ne peut ouvrir de guillemets. Au cinéma, toutes les phrases naissent libres et égales, qu’elles soient d’Arthur Rimbaud, de Mademoiselle dix-neuf ans ou de Jean-Luc Godard. Les seules distances visibles prises avec le texte demeurent alors ces livres, ouverts comme des guillemets.

Citer, l’acte même de citer, est donc signifiant en lui-même, il permet aux modernes de se placer au côté des anciens, de les imiter, de les recréer. Mais une fois leurs livres/guillemets ouverts, les sens s’échappent, différents à chaque fois. Recherchons donc quelques unes de ces phrases parcourant librement son oeuvre.

Chapitre 3 : Sur la trace des citations et allusions littéraires

Les citations de textes sont de natures très différentes dans les films de Jean-Luc Godard. Nous pouvons relever des citations de bandes dessinées (Superboy dans Les carabiniers, Les pieds nickelés dans Pierrot le fou…), des phrases, des noms ou des photos d’hommes politiques (Napoléon, Mao, Hitler, Staline, Goebbels, de Gaulle, Saint-Just, Régis Debray, John Birch, William Pitt, George Washington, Kennedy, ou encore, le plus cité, Lénine…).

Mais il y a aussi quelques allusions ou citations au spectacles d’humoristes (Fernand Reynaud dans A bout de souffle, Raymond Devos dans Pierrot le fou…), des critiques de théâtre ou de cinéma sont cités ou présents (Leenahrdt, Domarchi, Bazin…), des personnages et des découvertes scientifiques sont l’objet d’allusions dans Alphaville (Von Braun, Fermi, Grand oméga moins, E=mc2…).

Wernher Von Braun est un grand savant allemand exilé aux Etats-Unis pour travailler sur les missiles U.S., Fermi, savant italien également exilé aux U.S.A., travailla sur le projet Manhattan, celui de la bombe atomique. Grand Oméga moins est une particule découverte en 1964, l’année du film, par Samios et Schott. Quant à la célèbre loi de la relativité restreinte, elle évoque inévitablement Einstein. D’autres allusions sont également présentes.

Certaines études sociales ou politiques sont aussi présentées («Où en est la prostitution» dans Vivre sa vie, Gauche, année zéro dans Made in U.S.A….). De nombreux titres de journaux et de revues, français ou étrangers sont évoqués (France-Soir, New-York Herald Tribune, Il giorno, Epoca, Marie-Claire, Paris-Match, Life, L’Humanité, Le Figaro, Pravda, L’Express…).

Enfin, la littérature est quelquefois présente à travers des collections comme les couvertures des livres de la collection Idées dans 2 ou 3 choses que je sais d’elle, ou les piles de livres de la Série-noire dans Le Mépris.

Mais nous limiterons cette étude à l’examen des citations ou allusions concernant des oeuvres ou des auteurs «littéraires». Nous n’avons, en aucun cas, la prétention d’être exhaustif en faisant ce relevé. Cela est d’ailleurs impossible, deux obstacles se dressent : la difficulté à distinguer une phrase citée d’une création de Godard puis, ensuite, la recherche des sources de phrases «sonnant» comme des citations. Ainsi, de nombreuses citations que nous n’avons pu identifier ne seront pas relevées ici (notamment certaines issues de Masculin-Féminin et Made in U.S.A.).

Nous analyserons séparément les citations (exactes ou modifiées) et les allusions. De plus, il nous a paru nécessaire distinguer les citations affirmées, présentées comme telles de celles «empruntées» sans que leur source ne soit évoquée.

Section 1 : Les citations «citées»

Ces citations sont faites par les personnages, ils présentent leurs propos comme des emprunts en donnant une référence partielle de la source de ces phrases (titre ou/et auteur). Quelquefois, ce ne sont pas eux mais la simple vision de la couverture du livre lu qui indique l’origine de la citation. Car, en effet, certaines citations sont des «lectures», les autres sont simplement des paroles rapportées, quelques unes encore sont écrites (l’épigraphe de Borges dans Les Carabiniers…) ou chantées («Il n’y a pas d’amour…» d’Aragon par Brassens dans A bout de souffle).

Intéressons-nous donc, en premier lieu, aux citations lues. La première rencontrée est extraite du livre de Faulkner offert par Van Doude à Patricia, Wild Palms (Les palmiers sauvages). Patricia lit une phrase que commente Michel :

«Patricia : – Tu connais William Faulkner ?
Michel : – Non…, qui est-ce ? Tu as couché avec lui ?
Patricia : – Mais non, mon coco.
Michel : – Alors je me fous de lui… Enlève ton Jersey.
Patricia : – C’est un romancier que j’aime bien. Tu as lu Les palmes sauvages ?
Michel : – Je te dis que non… Enlève ton chandail.
Patricia : – Ecoute. La dernière phrase, c’est très beau : «Between grief and nothing. I will take grief.». Entre le chagrin et le néant, je choisis le chagrin… Et toi, tu choisirais quoi ?
Michel : – (…) Le chagrin, c’est idiot. Je choisis le néant. C’est pas mieux, mais le chagrin, c’est un compromis. Faut tout ou rien. Puis maintenant, je le sais…»

La citation permet de mieux cerner la personnalité de Michel, de mieux comprendre également son acte final : trahi par Patricia, il préfère la mort au chagrin. De plus, comme l’héroïne, Patricia est enceinte ; alors la remarque de Van Doude ouvre une tragique perspective :

«Van Doude : – I hope nothing happens to you like the woman in the book. (…) She doesn’t want a child, but the operation is unsuccesful and she dies. Je serais très triste si ça vous arrivait, Patricia.
Patricia : – On verra.»

Dans Le petit Soldat, c’est aussi la fin d’un roman qui nous est lue. Cette fois-ci, il s’agit de Thomas l’imposteur de Jean Cocteau :

«Guillaume volait, bondissait, dévalait comme un lièvre. N’entendant pas de fusillade, il s’arrêta, se retourna hors d’haleine. Alors il sentit un atroce coup de bâton sur la poitrine, il tomba, il devenait sourd, aveugle. «Une balle, se dit-il, je suis perdu si je ne fais pas semblant d’être mort». Mais, en lui, la fiction et la réalité ne formait qu’un. Guillaume Thomas était mort.»

Mélanger fiction et réalité, tel est aussi l’objectif de Godard dans ce film. Deux extraits de livres sont lus dans Une femme est une femme. Nous n’avons pas réussi à distinguer le titre du livre dont est extraite la première citation :

«Les créations de l’art, ce sont les quarante jours de vie glorieuse de la nature»

La source de la seconde est plus facilement repérable, une phrase la précédant indiquant : «Il ne faut pas badiner avec l’amour». Angela lit puis joue des extraits de l’acte II scène 5 de On ne badine pas avec l’amour d’Alfred de Musset .

Vivre sa vie contient de longs extraits de la fin de la nouvelle d’Edgar Allan Poe, Le portrait ovale, dans sa traduction française par Charles Baudelaire. Le titre de cette nouvelle est annoncé dans le carton indiquant le contenu du «tableau», puis nous pouvons le lire sur la couverture. Cette citation, lue par Godard, fait de nombreuses coupes sur le texte original. Les ellipses concernent surtout des phrases sur l’aspect matériel du tableau, et ce qu’il représente.

Par exemple, cette phrase-ci est ôtée par Godard : «Le cadre était ovale, magnifiquement doré et guilloché dans le goût moresque.» (D’après Poe, Le portrait ovale, in Nouvelles histoires extraordinaires, Le livre de poche, Paris, 1972. Les passages cités sont extraits des pages 338 à 342.). Il ne retient que l’essentiel de la nouvelle, ce transfert de vie entre le tableau et la jeune femme peinte. Cela permet à Godard d’affirmer l’objectif de son art : représenter la vie (il réaffirmera cela dans Pierrot le fou).

Tout de suite après cette citation, le jeune homme refuse d’aller voir les tableaux du Louvre sous prétexte que c’est ennuyeux. Nana condense alors le sens de la nouvelle en une remarque : «Pourquoi ? L’art, la beauté, c’est la vie.». Le texte de Poe est donc, en quelque sorte, un manifeste de l’art godardien.

Les seules citations lues dans Le mépris sont celles extraites du minuscule livre de Prokosch contenant des aphorismes dont l’auteur n’est pas indiqué par le producteur. Nous en avons identifié certains comme appartenant à Confucius (Par exemple, le Dictionnaire de citations du monde entier (les usuels du Robert-poche, Paris, 1990), propose cette phrase du sage chinois extraite de la traduction par Couvreur des Entretiens, parue dans La Chine, Mazenod, 1970 : «Voulez-vous que je vous enseigne le moyen d’arriver à la science véritable ? Ce qu’on sait, savoir qu’on le sait ; ce qu’on ne sait pas, savoir qu’on ne le sait pas ; c’est savoir véritablement.»), il est probable que le livre lui soit entièrement consacré (dans la réalité ou la fiction).

Une femme mariée se termine sur une lecture de la dernière scène de Bérénice. Le texte de Racine n’est pas seulement lu pour une répétition, mais il sert de texte à la scène d’adieu entre Charlotte et Robert. Les «acteurs» deviennent personnages, Charlotte et Robert vivent la séparation de Bérénice, la fiction devient réalité (dans la fiction !).

Le texte lu a aussi un rôle dramatique dans Alphaville. Le recueil d’Eluard, Capitale de la douleur, est la véritable arme de Lemmy Caution. Tel Prométhée apportant le feu aux hommes, Caution arrive dans Alphaville avec la poésie que symbolise cet ouvrage par synecdoque. Des vers ou des titres sont lus par le détective à Natacha pour la faire réagir, lui rappeler que la poésie existe :

«Nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses…» (in «Notre mouvement», Le dur désir de durer, in Oeuvres complètes, vol.II, La Pleïade, Gallimard, Paris, 1968, p.83.)

«La mort dans la conversation» (Titre d’un poème du recueil Répétitions repris dans le volume Capitale de la douleur.(p.39 de l’édition de poche Poésie/Gallimard, Paris, 1964))

«Tes yeux sont revenus d’un pays arbitraire» (in Mourir de ne pas mourir, «L’égalité de sexes» (p.51))

«Mourir de ne pas mourir» (Ce titre de recueil repris dans ce volume (p.51) est lui-même une citation, par Eluard, de Sainte Thérèse d’Avila.)

«Pour se prendre au piège» (Titre d’un poème de Mourir de ne pas mourir)

Dans Pierrot le fou, outre les citations lues de L’histoire de l’Art d’Elie Faure, récemment rééditée (L’édition lue par Belmondo est celle parue chez Le livre de poche en 1964, l’année du tournage. Elles sont extraites du volume L’Art moderne I, pages 167, 168, 171, 173), des extraits de Guignol’s band II, Le pont de Londres, qui venait aussi de paraître sont lues par Ferdinand et Marianne (Voir infra, II, Les réseaux citationnels). Notons que la plupart des éditions parues après 1988 (notamment celle en Folio-Gallimard) proposent un texte légèrement différent de celui de la première édition de 1964, celle dont des extraits sont lus dans le film. Dans l’édition actuelle (soit, Louis-Ferdinand Céline, Guignol’s band I et II, Folio, Gallimard, Paris, 1989), les extraits cités se trouvent p.345 (Je suis de feu…) et 309 (Vous m’aviez promis la Chine…)

Masculin-Féminin contient quelques citations extraites du Misanthrope de Molière («Cher marquis, je te vois l’âme bien satisfaite» III, sc.1, v.777) et Bardot répète dans le bar une pièce de Vauthier, Les prodiges.

2 ou 3 choses que je sais d’elle propose une séquence cocasse où deux personnages empruntés à Flaubert, Bouvart et Pécuchet, lisent, au hasard, des extraits des nombreux livres placés devant eux. Que signifie cette scène ? Est-ce une simple allusion à ces deux maîtres de la bêtise créés par le romancier ? Godard peut également faire un peu d’auto-dérision, mais, contrairement à ces deux personnages, Godard ne « colle » pas ses citations au hasard, elles sont intelligemment choisies et sont toujours justifiées.

Quoiqu’il en soit cette scène de citations sauvages est assez intriguante de la part d’un cinéaste qui a été accusé, à tort, d’être justement un de ces pédants citant sans cesse les bribes d’une culture qu’ils n’ont pas.

Les citations simplement «dites» par les personnages, sans être lues, sont un peu plus nombreuses. Dans A bout de souffle, Michel cite Aragon sans grande précision : «On dit qu’il n’y a pas d’amour heureux, mais c’est le contraire. (…) Il y a pas d’amour malheureux» (Le poème d’Aragon se trouve dans le recueil La Diane française. ). Godard, par l’intermédiaire d’un personnage, qui n’est pas forcément son porte-parole, «rectifie» les vers d’Aragon, comme Isidore Ducasse, dans ses Poésies plagie en «rectifiant» les pensées qui lui semblent fausses. La citation n’est pas là pour «faire autorité», mais pour servir de terrain à la réflexion.

Aragon est certainement le poète le plus cité par Godard. Dans Le petit soldat, Bruno remarque :

«Genève, 13 mai 1958, quels étaient ces vers d’Aragon : «Mai qui fut sans douleur et juin poignardé»

Ce vers, inexact, est extrait de «Les lilas et les roses», un poème du recueil Le crève-coeur. C’est ce même poème qui est de nouveau cité ultérieurement par Bruno, sans en préciser l’auteur cette fois :

«ô mois des floraisons, mois des métamorphoses,
Je n’oublierais jamais les lilas ni les roses.
Pourquoi étais-je obsédé par cette poésie ?»

Les trois premiers vers du poème d’Aragon sont donc cités assez approximativement. Ils se présentent en réalité ainsi :

«ô mois des floraisons, mois des métamorphoses
Mai qui fut sans nuages et Juin poignardé
Je n’oublierais jamais les lilas ni les roses.»

Le journal de guerre de Bernanos est également cité dans Le petit Soldat :

«Le mauvais rêve continue, «nous sommes entrés dans la guerre comme dans le collège de notre enfance» ; c’est la première phrase d’un livre de Bernanos, je me souviens du titre, Les enfants humiliés.»

Là encore, la citation est inexacte, très approximative. La première phrase du livre, que Bernanos rectifie à la fin, est en fait :

«Nous retournons dans la guerre ainsi que dans la maison de notre enfance.» (D’après Bernanos, Les enfants humiliés, in Essais et écrits de combats I, La Pléïade, Gallimard, Paris, 1971. Il s’agit d’ailleurs plus d’un journal sur la guerre que d’un journal de guerre, Bernanos s’étant exilé au Brésil de 1938 à 1945. De plus, notons que Godard avait déjà utilisé cette citation dans un article de 1959 sur le tournage des 400 coups : « Avec Les 400 coups, François Truffaut rentre dans le cinéma moderne comme dans le collège de nos enfances. Enfants humiliés de Bernanos… » (in Godard par Godard, les années Cahiers, p. 197.))

Nous remarquons ainsi que, lorsqu’elles ne sont pas lues, les citations perdent quelquefois leur exactitude. Godard ne les a pas soigneusement relevées ou notées, ce sont, comme nous l’avons vu dans la partie précédente, des souvenirs de lecture. Le petit soldat contient aussi des citations attribuées à Sacha Guitry («On ne sait plus où donner du coeur») et à Van Gogh («Un jour nous prendrons la mort pour aller dans les étoiles»).

Le mépris, qui s’ouvre sur une citation d’André Bazin, est le seul film de Godard où toutes les citations sont présentées comme telles, elles ne sont jamais «volées» par les personnages. La plupart sont faites par Fritz Lang. Il cite en allemand des vers que, une fois traduits par Francesca, Paul reconnaîtra comme étant de Dante avant de les compléter :

«O meine Brüder wenn ihr nach hundert tausend
Gefahren die Grenzen des Occidentes habt erreicht…
Zögert nicht den Weg der Sonne folgend
Die unbewohnten Welten zu ergründen.»

«O mes frères, qui à travers cent mille dangers
Etes venus aux confins de l’Occident,
Ne vous refusez pas à faire connaissance
En suivant le soleil du monde inhabité.»

«Déjà la nuit contemplait les étoiles
Et notre joie se métamorphose en pleurs»

S’il attribue ces vers à Dante, Paul n’évoque pas l’oeuvre dont ils sont extraits, il s’agit du chant XXVI (vers 112 à 135) du premier livre de La divine comédie, «L’enfer».

Lang cite ensuite la fin de «La vocation du poète», un poème extrait des Odes d’Hölderlin, il précise même les modifications opérées par le poète, en insistant sur le changement de sens qu’elles provoquent sur le texte :

«Furchtlos bleibt, aber, so muss der Mann,
Einsam vor Gott es Schütze die Einfalt ihn,
Und Keiner Waffen braucht’s und Keiner
Listen, so lange, bis Gottes Fehlt hilft»

«Mais l’homme, quand il le faut, peut demeurer sans peur devant Dieu. Sa candeur le protège et il n’a besoin ni d’armes ni de ruses, jusqu’à l’heure où l’absence de Dieu vient à son aide.»

Le dernier vers fut d’abord :

«So lange der Gott nicht da ist»

«Tant que Dieu n’est pas là»

Puis :

«So lange der Gott nahe ist»

«Tant que Dieu nous demeure proche» (Dans l’édition Poésie/Gallimard, d’Odes, Elégies, Hymnes, Paris, 1993, Robert Rovini propose cette traduction : «Mais l’homme affronte seul et sans peur son dieu/Quand il le faut, sa simplicité le garde,/Sans besoin d’armes ni de ruses, le temps/Que ce manque de dieu ce change en aide.»)

Il précise alors les conclusions de son étude des évolutions du texte :

«Ce n’est plus la présence de Dieu, mais l’absence de Dieu, qui rassure l’homme.»

Godard, au delà le débat sur l’Odyssée, s’intéresse au travail d’écriture. Ce texte, ainsi qu’il l’explique dans un entretien, a été choisi notamment pour son titre et sa forme. A Jean Collet qui lui demande pourquoi il a « collé » ce texte, il répond :

«Parce que c’est un texte qui s’appelle La vocation du poète, et que Lang symbolise dans Le mépris, le poète, l’artiste, le créateur. C’était bien, donc, qu’il dise une poésie sur la «vocation du poète». Que ce texte soit étrange, c’est certain, je ne le comprends pas. Et Lang ne le comprend pas non plus. Il a rajouté : «étrange mais vrai.» Ca, c’est lui qui le dit, ça le regarde… (…) J’ai choisi Hölderlin parce que Lang est allemand, et aussi parce que Hölderlin a fait de nombreux poèmes sur la Grèce. Les trois quart des gens ne le savent pas.

Mais je voulais par là sous-entendre L’Odyssée, la Grèce. J’ai choisi Hölderlin à cause de cette fascination que la Grèce, la Méditerranée exercent sur lui. Mais il faut accueillir ce poème comme un poème. On ne demande pas à Beethoven ce que signifie sa musique.» (D’après Godard, entretien avec Jean Collet, 12 septembre 1963, in Jean Collet et Jean-Paul Fargier, Jean-Luc Godard, Cinéma d’aujourd’hui, Seghers, Paris, 1974, p.135-136.)

A la sortie du spectacle de danse, Lang cite «Hollywood, un extrait d’une ballade du pauvre B.B.», Bertold Brecht :

«Chaque matin, pour gagner mon pain, je vais au marché où on vend des mensonges, et plein d’espoir, je me range à côté du vendeur.»

Du pauvre B.B. est bien une oeuvre de Brecht, mais l’emploi de cette appellation est, bien sûr, un jeu sur ce surnom, certainement plus employé pour désigner la vedette du film, Brigitte Bardot que Bertold Brecht.

Lors d’une discussion avec Paul, Lang cite une phrase à propos de la logique et de l’illogique, il précise la source : «Votre Corneille, préface de Suréna». Mais cette précision est très étrange, en effet, Surèna ne possède pas de préface. Est-ce une erreur, ou bien un leurre ?

Les carabiniers contient de nombreuses citations d’inconnus. En effet, la plupart des lettres envoyées par Michel-Ange et Ulysse sont inspirées de vraies lettres de soldats. Au contraire, une résistante, sur le point d’être fusillée pour avoir notamment cité Lénine, récite «Une admirable fable de Maïakovski», c’est un poème dont le titre est Admirables fables. La traduction, signée Elsa Triolet, évoque donc encore Louis Aragon :

«Laissez donc !..
Cela ne peut être la mort.
Pourquoi irait-elle rôder dans le fort ? Vous
n’avez pas honte, croire
une fable ? Simplement quelqu’un pour sa fête
ordonna ce carnaval, inventa ce tir,
tandis que lui, crapaud sur le mur,
du fond d’un mortier battait des paupières.
Qu’elle est charmante la basse de l’hôte,
simplement semblable au canon.
Et le masque n’est plus à gaz,
simplement un jouet farceur.
Voyez !
Dans sa course une fusée
prend les mesures du ciel.
La mort aurait-elle cette grâce
à glisser sur le parquet des cieux ?

Ah, ne dites pas :

«Le sang d’une blessure».

C’est odieux !
Simplement pour honorer les héros
on les avait parés d’oeillets.
Bien sûr !
Le cerveau ne veut le comprendre
ni le peut :
les nuques des canons,
si ce n’était pour un baiser,
pourquoi seraient-elles
enlacées par les bras des tranchées ?
Personne n’a été tués
Simplement ne tenant plus debout,
on s’est couché de la Seine au Rhin,
parce que fleurit
et grise la gangrène
sur les plates-bandes des tués.
Mais non,
non !
Tous vont se relever,
simplement –
comme ça,
vont revenir
et souriant conter à leur femme,
quel phénomène était leur hôte.
Ils diront : il n’y eut ni obus, ni fougasse,
et bien sûr qu’il n’avait pas de fort !
Simplement quelqu’un inventa pour sa fête

un tas d’admirables fables.» (Le texte que nous retranscrivons ici n’est pas celui de Maïakovski, mais celui présent dans le découpage du film paru dans le numéro «spécial Godard» (171/172) de l’Avant-scène. Ce texte contient plusieurs fautes («Personne n’a été tués»…), nous les avons maintenues ne sachant pas si elles sont l’oeuvre volontaire de Maïakovski ou de simples erreurs de l’auteur du découpage du film.)

Comme dans Alphaville, la poésie s’oppose à l’oppression, en vain cette fois-ci, la résistance sera fusillée.

Une femme mariée contient de nouveau des citations de Céline. La citation n’est pas présentée comme telle mais on aperçoit la couverture de Mort à Crédit dont la bonne, Mme Céline récite de longs extraits (Cette citation est composée de différents passages du livre. Ainsi, dans l’édition illustrée par Tardi, collection Futuropolis, Gallimard, on trouve page 168, un passage modifié dans le film : «J’avais jamais vu Nora en toilette claire, corsage moulé, satin rose…»; page 178 : «Je me révulse….» et page 237 : «L’harmonie… L’harmonie….» ).

Godard modifie le texte en changeant le point de vue narratif. Par exemple, cet extrait de Mort à crédit : «J’ai les mains qui enflent tellement je lui cramponne les fesses !» devient dans le film : «Alors, il a les mains qui enflent tellement y s’cramponne à mes fesses.». Godard utilise les mêmes mots pour décrire le récit de la même action d’un autre point de vue, il change simplement la personne des pronoms et adjectifs personnels.

Dans Pierrot le fou, Robert Browning est cité sous forme de dialogue :

«Ferdinand : – Un poète qui s’appelle revolver
Marianne : – Robert Browning
Ferdinand : – Pour échapper
Marianne : – Jamais
Ferdinand : – Bien aimé
Marianne : – Tant que je serais moi
Ferdinand : – Et que tu seras toi
Marianne : – Aussi longtemps que nous vivrons tous les deux
Ferdinand : – Moi qui t’aime
Marianne : – Et toi qui me repousses
Ferdinand : – Tant que l’un voudra fuir
Marianne : – Cela ressemble trop à la fatalité»

Il s’agit du début d’un poème de Browning dont le titre anglais est «Life in love», il appartient au recueil Respectability. Malgré les apparences, cet extrait (qui débute à «Pour échapper») est cité intégralement, sans qu’aucune ellipse ne soit faite.

Dans Masculin-Féminin, une jeune fille à qui l’on demande si elle connaît le marquis de Sade répond avec un sourire complice :

«Oui, c’est lui qui a dit : «Français, encore un effort pour être républicain.»

Enfin, dans Week-end, les personnages se disputent sur l’auteur d’une citation :

«- «On est tous frères» a dit Marx.
– C’est pas Marx, c’est Jésus.»

Cette remarque fait un rapprochement courant, et simpliste, entre ces deux «idéologies» opposées. Godard tentait alors de concilier ses élans mystiques et révolutionnaires. Après avoir privilégié l’art révolutionnaire dans le groupe Dziga Vertov, il tente, depuis le milieu des années quatre-vingt, de rapprocher son cinéma de l’icône religieuse.

Toutefois, dès les «années Karina», certaines citations ou plagiats sont inspirés par La Bible : une affiche derrière un couple qui s’embrasse indique «Aimez-vous les uns les autres» (Le petit soldat), et des personnages récitent «Donne nous la télévision et une auto et délivre nous de la liberté» (Masculin-Féminin).

La source de ces citations n’a pas besoin d’être précisée ; elles sont tout de même reçues comme telles. Mais quelquefois, Godard emprunte des phrases sans le signaler.

Section 2 : Les citations «volées»

Dans les dialogues ou les voix off, des citations sont présentes. Certaines peuvent être si bien intégrées au dialogue qu’elles sont presque indécelables, d’autres sont des citations dont la source n’est pas évoquée, souvent ces phrases sont attribuées, par Godard, à ses personnages. Nous n’évoquerons que les citations dont nous avons pu retrouver la source.

A bout de souffle associe des vers d’Aragon («Au biseau des baisers…» ; il cita déjà ces vers dans un article à propos d’un court-métrage de Jacques Rozier : « Au biseau des baisers / Les ans passent trop vite / Evite, évite, évite / Les souvenirs brisés. » ), le dialogue de deux westerns et quelques vers d’Apollinaire extraits du poème «Cors de Chasse», du recueil Alcools :

«Notre histoire est noble et tragique
Comme le masque d’un tyran
Nul drame hasardeux ou magique
Aucun détail indifférent
Ne rend notre amour pathétique» (D’après Apollinaire, Guillaume, « Cors de chasse », Alcools, poésie/Gallimard, Paris, 1966, p. 135.)

A bout de souffle inaugure une série de citations sur l’immortalité inspirées d’un aphorisme de Nietzsche. Parvulesco souhaite «Devenir immortel, puis mourir», il contredit ainsi Nietzsche pour qui, dans Le gai savoir (D’après Nietzsche, Le gai savoir, fin du quatrième livre, aphorisme 262, «sub specie aeterni», Idées, nrf, Gallimard, Paris, 1950, p. 216. L’aphorisme est présenté sous forme de dialogue, comme dans les trois films de Godard.), «le privilège des morts» est «ne plus mourir» :

« Sub specie aeterni. – A : « Tu t’éloignes toujours davantage des vivants : bientôt ils vont te rayer de leurs listes ! » B : « C’est le seul moyen de participer au privilège des morts. » A : « Quel privilège ? » B : « Ne plus mourir. » »

Cette citation est reprise telle quelle dans Le petit soldat et de façon modifiée dans Alphaville.

Les personnages d’Une femme est une femme se souhaitent un «Joyeux non-anniversaire», c’est un moyen pour Godard de nous signaler que, dans ce film, tout est inversé, que nous sommes dans un univers proche de celui de Lewis Carroll. D’ailleurs, Angela, au début du film, traverse un miroir qui l’habille. Comme beaucoup d’expression dans ce film, le titre de Lewis Carroll est illustré «littéralement», l’héroïne est passée «de l’autre côté du miroir». Une femme est une femme contient également une phrase que Godard présenta, lors de la sortie du film, comme étant de Socrate (à moins qu’elle ne soit de Rousseau ?) :

«C’est donc involontairement qu’on commet l’injustice et qu’on est injuste et méchant»

Rimbaud est cité pour la première fois dans Vivre sa vie : «Je est un autre». De nombreuses citations de Rimbaud sont présentes dans Pierrot le fou, nous les étudierons ultérieurement (Voir infra, II, Un cinéma «d’auteurs», Rimbaud dans Pierrot le fou.).

Le roi des Carabiniers n’est pas nommé, mais les «Merdre !» de Cléopâtre, évoquent Jarry et son Ubu roi (En 1962, Godard avouait avoir le projet de tourner Ubu roi en précisant l’emploi « neutre, très bressonisé » de « Merdre ». (cf. Godard par Godard, les Années Karina, p. 54)).

Deux auteurs sont opposés dans Alphaville ; le combat entre Lemmy Caution et Alpha 60 se livre à travers un échange de citations d’Eluard et de Borges. Alpha 60 s’exprime avec les mots de Borges qui ne sont pas présentés comme des citations, l’écrivain n’est jamais évoqué. Ainsi, le film débute sur un extrait de «Formes d’une légende» (D’après Borges, Autres inquisitions, «formes d’une légende», in Oeuvres complètes, La pleïade, Gallimard, Paris, 1993.) :

«Il arrive que la réalité soit trop complexe pour la transmission orale. La légende la recrée sous une forme [qui n’est qu’accidentellement fausse et] qui lui permet de courir le monde [de bouche en bouche] (Ibidem, p. 781).»

Ensuite, c’est un extrait de «Nouvelle réfutation du temps» qui est récité par Alpha 60 :

«[Oui, mais, vous savez dans la vie, il n’y a que le présent,] personne n’a vécu dans le passé et personne ne vivra dans le futur» (idem, Autres inquisitions, «Nouvelle réfutation du temps», op.cit, p. 815.)

Cette même citation est complétée ultérieurement :

«Personne n’a vécu dans le passé, personne ne vivra dans le futur. Le présent est la forme de toute vie. C’est une possession qu’aucun mal ne peut lui arracher. Le temps est un cercle qui tournerait sans fin.»

Cette réplique est en fait une mise en abyme de l’acte de citer. En effet, il s’agit en réalité d’une citation de Shopenhauer par Borges, extraite de Weltals Wille und Vorstellung. Alpha 60, avant de s’auto-détruire, prononce d’autres extraits de ce même texte de Borges :

«Notre destin […] n’est pas effrayant parce qu’il est de fer. […] Le temps est la substance dont je suis fait. Le temps est un fleuve qui m’entraîne, mais je suis le temps ; c’est un tigre qui me déchire, mais je suis ce tigre.»

Puis il «cite» cette dernière phrase qui illustre bien le plagiat. Godard attribue ces citations, non à leur auteur, mais au «personnage» d’Alpha 60 :

«Pour notre malheur le monde est réel, et moi, pour mon malheur, je suis Alpha 60 [Borges].» (Ibidem, p. 816.)

En opposition à la logique d’Alpha-60, Lemmy et les opposants au régime d’Alphaville citent Eluard. Ainsi, un dissident sur le point de se faire fusiller récite ces trois vers de «La petite enfance de Dominique» :

«Il suffit d’avancer pour vivre
D’aller droit devant soi
Vers tout ce que l’on aime» (D’après Eluard, Paul, Le phénix, «La petite enfance de Dominique», IV, in Oeuvres complètes II, La Pléïade, Gallimard, Paris, 1968, p. 435.)

Ces vers sont repris dans le grand poème cité dans la chambre de Lemmy. Ce «poème» est en fait un gigantesque collage, par Godard, de plusieurs vers d’Eluard empruntés à différents poèmes :

«Ta voix, tes yeux, tes mains, tes lèvres. Nos silences, nos paroles. La lumière qui s’en va, la lumière qui revient (« Ta voix…lèvres (…) Nos silences…revient », in Le dur désir de durer, « Ordre et désordre de l’amour «, Op.cit., p.68.). Un seul sourire pour nous deux (« Un seul sourire pour nous deux», in Le dur désir de durer, «Un seul sourire»). Pas besoin de savoir. J’ai vu la nuit créer le jour sans que nous changions d’apparence (« Pas besoin… apparence », en fait : « J’ai vu, pas besoin de savoir / La haute nuit créer le jour / Sans que nous changions d’apparence », in Le dur désir de durer, «Un seul sourire»). O bien aimée de tous, bien aimée d’un seul, en silence ta bouche a promis d’être heureuse (« O bien aimée et bien aimée… heureuse », in Le dur désir de durer, « Belle », op.cit., p. 70.).

De loin en loin dit la haine, de proche en proche dit l’amour (« De loin…l’amour », in Le dur désir de durer, « Dit l’amour », op.cit., p. 70.). Par la caresse nous sortons de notre enfance (« Par la caresse… enfance », in Le phénix, « Ecrire Dessiner Inscrire », VII, op.cit., p. 431.). Je vois de mieux en mieux la forme humaine, comme un dialogue d’amoureux. Le coeur n’a qu’une seule bouche. Toutes les choses aux hasard, tous les mots dits sans y penser (« Toutes les choses … penser », in Le phénix, « Dominique aujourd’hui présente », op.cit.p. 423.). Les sentiments à la dérive. Les hommes tournent dans la ville (« Les sentiments… ville », en fait : « Les sentiments à la dérive / Les hommes tournant dans le vent », in Le phénix, « Ecrire Dessiner Inscrire », I, « Semaine », op.cit., p. 424.).

Les regards, la parole et le fait que je t’aime, tout est en mouvement (« Le regard, la parole… en mouvement », in Le phénix, « Ecrire dessiner inscrire », op.cit., p. 425.). Il suffit d’avancer pour vivre, d’aller droit devant soi vers tous ceux que l’on aime (« Il suffit…. aime », in Le phénix, « La petite enfance de Dominique», IV, op.cit., p.435.). J’allais vers toi. J’allais vers la lumière (« J’allai vers toi [sans fin] vers la lumière », in Le phénix, « La mort L’amour La vie ».). Si tu souris, c’est pour mieux m’envahir (« Si tu souris…. m’envahir », in Le phénix, « Certitude », op.cit. , p.440.). Les rayons de tes bras entrouvraient le brouillard. ( « Les rayons… brouillard », in Le phénix, « La mort L’amour La vie ».) »

Godard fait ce travail d’« ablation » propre à la lecture, il sélectionne seulement certains vers de l’oeuvre qu’il assemble ensuite dans un « collage ». Ce choix se porte surtout sur les vers « illogiques » (« Un seul sourire pour nous deux »…), en opposition à la logique d’Alpha-60. La poésie, l’art, la vie, n’obéissent à aucune logique. La rencontre de la logique mathématicienne et de l’irrationnel est évoquée très rapidement par un emprunt à Pascal, dans un dialogue entre Lemmy et Alpha-60 :

« – Qu’avez-vous éprouvé en traversant les espaces galaxiques ?
– Le silence de ces espaces infinis m’a… m’a effrayé. » (« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », PASCAL, Les pensées, fagment 233 de l’édition Sellier, Classiques Garnier, Bordas, Paris, 1991, p. 256.)

Les mystérieux espaces divins deviennent ceux qui séparent Alphaville des mondes extérieurs. Ils perdent ainsi leur dimension mystique pour une dimension symbolique, poétique. Quant à la ville même, elle est assimilée aux enfers traversés par Orphée et Eurydice, à celui de Dante et à Sodome et Gomorrhe par cette simple phrase de Lemmy à Natacha : « Ne vous retournez pas ! ». Les habitants sont fuis comme des pestiférés : « Les habitants d’Alphaville ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés » plagie Godard sur un vers extrait de « Les Animaux malades de la peste », une fable de Jean de La Fontaine.

Outre les nombreuses citations de Rimbaud et de La mise à mort d’Aragon que nous étudierons ultérieurement, Pierrot le fou contient aussi des emprunts à Pavese (« Il leur dit de ne jamais se demander ce qui fut d’abord, les mots ou les choses, et ce qui viendra ensuite. »). La source d’une autre citation est floue, sur la plage, Ferdinand se félicite :

« Heureusement que je n’aime pas les épinards, sans ça j’en mangerais. Or je ne peux pas les supporter. Et avec toi, c’est pareil, sauf que c’est le contraire. Y’avait un film comme ça avec Michel Simon, il se faisait posséder par une fille. »

Cette réflexion sur les épinards est peut-être extraite de ce film avec Michel Simon (L’Atalante ?), mais elle est aussi présente dans Le dictionnaire des idées reçues de Flaubert qui la présente déjà comme une citation :

« EPINARDS. – Sont le balai de l’estomac. Ne jamais rater la phrase célèbre de Prudhomme : « je ne les aime pas, j’en suis bien aise, car si je les aimais, j’en mangerais, et je ne puis pas les souffrir. » (Il y en a qui trouveront cela parfaitement logique et qui ne riront pas) »

Ferdinand, l’anticonformiste, citant Prud’homme juste après sa « libération », cela est peu probable, mais amusant.

Le Llanto por Ignacio Sanchez Meijas (Chant funèbre pour I.S.M.) de Federico Garcia Llorca est partiellement cité lorsque Ferdinand répète : « Le sang je ne veux pas le voir. Ah ! Quelles terribles cinq heures du soir ! ». Ce long poème comprend trois parties, ce sont les vers « refrains » de la supplique des deux premières parties qui sont ici cités. En voici quelques uns issus de la première partie, « La blessure et la mort », puis de la seconde, « Le sang répandu » :

« …Voici qu’au loin arrive la gangrène
à cinq heures du soir.
Trompe d’Iris dans l’aine verte
à cinq heures du soir.
Les blessures brûlaient comme des soleils
à cinq heures du soir,
et la foule brisait les fenêtres
à cinq heures du soir.
A cinq heures du soir.
Ah, les terribles cinq heures du soir !
Il était cinq heures à toutes les horloges !
Il était cinq heures d’ombre dans le soir !

LE SANG REPANDU

Je ne veux pas le voir !
Dis à la lune qu’elle vienne,
je ne veux pas voir le sang
d’Ignacio sur le sable.
Je ne veux pas le voir !
La lune grande ouverte.
Cheval de nuages calmes,
et l’arène grise du songe
avec des saules aux barrières.
Je ne veux pas le voir ! … »

Godard garde la forme de la supplique en faisant répéter ces vers. Un poème très différent est également présent dans le film, il s’agit de « Lanterne magique de Picasso », le dernier poème de Paroles de Jacques Prévert. Marianne dit avoir écrit ces quelques derniers vers du texte :

« …Tendre et cruel
Réel et surréel
Terrifiant et marrant
Nocturne et diurne
Solite et insolite
Beau comme tout.

[Pierrot le fou] » (D’après Prévert, Jacques, Paroles, « Lanterne magique de Picasso », Le livre de poche, Gallimard, Paris, 1964, p. 240. La chanson « Ma ligne de chance » fait peut-être allusion à un vers de ce poème (p. 235), « La ligne de chance perdue et retrouvée brisée et redressée parée des haillons bleus de la nécessité ».)

Ces adjectifs qualifient, chez Prévert, le monde de Picasso ; Pierrot est donc comme une toile du peintre, fragmenté, éclaté mais il est aussi « beau comme tout », ce « tout » est, comme nous le verrons, l’image de la somme, de la totalité. Ce texte n’est pas présenté comme une citation, et pourtant, le parallèle avec Picasso ne peut être compris que par l’identification de sa source. Godard demanderait-il à tous ses spectateurs ce travail pour « comprendre » le film ? Cela n’est malgré tout pas nécessaire pour « prendre » le film, selon les termes de Godard (Cf. Passion).

Beaucoup de citations non-repérées de Masculin-Féminin et Made in U.S.A. nous ont échappé. Les dernières répliques échangées entre David Goodis et Paula Nelson dans Made in U.S.A. sont extraites de « L’explication des métaphores », un poème de Raymond Queneau présent dans le recueil Les Ziaux (D’après Queneau, Raymond, Les Ziaux, IV, « L’explication des métaphores ».) :

« – Loin du temps, de l’espace,
Des hommes sont égarés ,
Minces comme des cheveux,
Amples comme l’aurore,
Les oreilles écumant,
Les deux yeux révulsés
Et les mains en avant
Pour tâter le décor,
D’ailleurs inexistant. (…)

– Si je parle du temps, c’est qu’il n’est pas encore
Si je parle d’un lieu, c’est qu’il a disparu
Si je parle du temps, c’est qu’il n’est déjà plus
Si je parle d’un homme, il sera bientôt mort. »

Godard a inversé l’ordre de ces deux derniers vers, de façon à enchaîner le vers sur la mort d’un homme avec le meurtre de David. La parole entraîne le geste.

2 ou 3 choses que je sais d’elle, comprend plusieurs références à la célèbre formule de Baudelaire dans son avertissement « Au lecteur », au début des Fleurs du mal. Cette formule, « mon semblable, mon frère », désignait à l’origine, son « hypocrite lecteur ». Dans le film nous trouvons « Ma semblable, ma soeur », ainsi que, deux fois, « Le monde, mon semblable, mon frère. ». La formule fut déjà employée par Lemmy Caution dans son énigme posée à Alpha-60.

De plus, Godard l’utilisa à de nombreuses reprises dans ses articles. Il semblerait donc que c’est la formule même, plutôt que sa signification originelle, qui intéresse le cinéaste. Il utilise dans ce film une autre citation récurrente dans ses films ; attribuée en réalité à Malraux, elle est présentée comme citation, sans que l’auteur ne soit évoqué :

« Qu’est ce que l’art ? Ce par quoi les formes deviennent style a dit quelqu’un. »

Week-end débute sur une citation très libre d’un texte de Georges Bataille. Mireille Darc raconte, à voix basse, sur un fond musical bien plus fort, une de ses aventures sexuelles. Ce récit est inspiré du premier chapitre de L’histoire de l’oeil, « L’oeil du chat ». A l’exception de quelques phrases (« Les assiettes c’est fait pour s’asseoir. »…), la phraséologie est différente, ainsi que certains détails (l’emplacement de l’assiette qui, du couloir, passe « sur le frigo » !).

Le film contient également, à la fin, plusieurs citations des Chants du Maldoror d’Isidore Ducasse alias le comte de Lautréamont.

Sur le rôle de ces citations de Ducasse dans le film, voir infra, II, 2. Ces mêmes extraits du chant premier sont de nouveau cités dans Soigne ta droite : le commandant de bord interprété par Michel Galabru faisant réciter « Je te salue vieil océan… » à ses passagers. En jouant de la batterie, un membre du F.L.S.O. (Front de Libération de la Seine et Oise) déclame des extraits de la neuvième strophe du « Chant premier ».

Voici le début et la fin des extraits choisis par Godard, les pages renvoient à l’édition paru au Livre de poche, Paris, 1992. « Je me propose… Assez sur ce sujet. » (p. 38), « vieil océan », « à ton premier aspect… Je te salue vieil océan !» (p. 38), « Je suppose plutôt… vieil océan !» (p.39), « Souvent, je me suis demandé… coeur humain » (p. 40), « Il me sera permis… coeur humain » (pp. 40-41), « Il reste à la psychologie… vieil océan ! » (p. 41), « vieil océan », « tu déroules… puissance éternelle » (p. 42), « Ta grandeur morale… oiseau » (p. 42), « Réponds-moi, océan, veux-tu être mon frère ? » (pp. 42-43), « Je ne connais pas… dis-le moi, océan. » (p. 43), « Il faut que tu me le dises… de [sa]voir l’enfer… Je te salue vieil océan » (fin de la strophe, pp.43-44), deux passages de ce dernier extraits sont ellipsés : «Je veux que celle… évocation » et « aux vagues de cristal… abondantes, et ».

Godard recompose encore un texte, il choisit des passages de la première à la dernière phrase de la strophe ; le texte est donc « cité » du début à la fin, mais comprend de multiples ellipses. De plus, pour garder une certaine cohérence, il rajoute quelques « Vieil océan » nécessaires à la régularité du rythme. Le film se clôt sur d’autres citations des Chants du Maldoror, extraites de la première strophe du chant quatrième :

« Quand le pied glisse sur une grenouille, l’on sent une impression de dégoût… » (Cette phrase et les suivantes : op.cit., p. 139 )

Mais, si ces révolutionnaires « citent » volontiers Lautréamont, ils ne le nomment jamais. Comme Bataille, l’auteur est dépossédé de son texte, ses propos deviennent ceux des personnages. Nous sommes a la limite du plagiat, un plagiat toléré car nous savons que, même si ce n’est pas explicitement affirmé, ce sont certainement des citations. Il est intéressant de remarquer que cette première période du cinéma de Godard s’achève par une citation, un plagiat, de Ducasse, un des premiers à avoir élevé le plagiat au rang d’écriture poétique.

Section 3 : Les allusions

Alors que le plagiat cite sans préciser la source, l’allusion « cite » la source sans se référer directement au texte. Nous distinguerons deux sortes d’allusions ; l’allusion simple à un auteur ou à une oeuvre, en citant simplement un nom ou un titre, et une allusion plus subtile, celle précédemment décrite par Genette qui, rappelons-le, la définit comme « un énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d’un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions, autrement non recevables. », soit ici, des mots, des attitudes et des images faisant implicitement référence à un auteur ou à une oeuvre.

Tout d’abord, relevons rapidement les noms d’auteurs cités dans les films de notre corpus. Dylan Thomas et Rilke sont évoqués dans A bout de souffle, ainsi que William Faulkner qui ne semble pas familier à Michel comme nous l’avons vu. Les noms de Rilke et Cocteau (comme cinéaste) sont prononcés lors de l’interview de Parvulesco.

Dans Le petit soldat, Bruno remarque que la première fois qu’il a rencontré Véronika, « elle avait l’air sorti d’une pièce de Jean Giraudoux ». L’action se passant en Suisse, le héros découvre « l’île Rousseau », la maison de Benjamin Constant et celle de Mme de Staël ; il se demande alors : « On dit Stal ou Sta-ë-l ? ». Son père a été fusillé à la libération, « c’était un ami de Drieu La Rochelle. ». Il désire également « écrire une lettre à Véronika, plus belle que celle de Robert Desnos à sa femme Véronika ». Un nom de code donné au téléphone évoque Franz Kafka : « c’est cavalier F.K. ».

Etrangement, il regrette qu’il n’y ait plus de guerres pour lesquelles les écrivains s’engagent comme « Malraux, Drieu La Rochelle, Aragon ». Ensuite, Bruno explique son amour pour la France par l’intérêt qu’il porte à ses écrivains, dans une célèbre réplique :

« C’est drôle, aujourd’hui tout le monde déteste les français. Moi ch’uis très fier d’être français, mais en même temps, je suis contre le nationalisme. On défend des idées, on ne défend pas des territoires. J’aime la France parce que j’aime Joachim du Bellay, et Louis Aragon. J’aime l’Allemagne parce j’aime Beethoven. Je n’aime pas Barcelone à cause de l’Espagne, mais j’aime l’Espagne parce qu’une ville comme Barcelone existe, ou l’Amérique, parce que j’aime les voitures américaines. Et je n’aime pas les arabes parce que je n’aime pas le désert, ni le colonel Lawrence, encore moins la Méditerranée et Albert Camus,.. »

Un commentaire télévisé d’un match de football annonce, dans Une femme est une femme : « C’est du Shakespeare ! », les allusions ne font donc pas forcément référence à l’univers littéraire de l’auteur ! Dans ce film, les prénoms des héros évoquent Musset (Alfred) ou Rousseau (Emile), l’onomastique est souvent matière à allusion chez Godard.

Les héros de Godard portent des noms ou prénoms d’écrivains ou de cinéastes (Dreyer, Lubitsch, Arthur, Leacock, Franz, Mme Céline, Donald Siegel, David Goodis, Mizoguchi, Jeanson…) , quelquefois ces auteurs sont même « incarnés » (Saint-Just et Emily Brontë dans Week-end) . Le documentaire de Claude Ventura et Xavier Villetard, Chambre 12, Hotel de Suède, dévoile que la plupart des noms utilisés dans A bout de souffle (Tolmatchoff, Berrutti, Parvuleso…) sont en fait ceux de quelques anciens amis. Reste à découvrir qui est le mysterieux Laszlo Kovacs présent dans A bout de souffle et Le petit soldat, mais également évoqué (toujour par Laszlo Szabo) dans un film de Rivette, L’amour par terre (1983).

D’autres fois ils portent des noms de personnages : Patricia a le même nom que l’héroïne de Portrait de l’artiste en jeune chien de Dylan Thomas ; Nana Klein Frankenstein évoque Zola et Mary Shelley ; dans Alphaville, Harry Dickson, Guy l’éclair, Dick Tracy et le professeur Nosfératu côtoient Lemmy Caution ; les héros des Carabiniers s’appellent Ulysse, Vénus, Cléopâtre, Michel-Ange ; et, « mon gros » dans Week-end est en fait, selon un écrit de Godard, « le gros Poucet »… L’onomastique est donc un instrument idéal pour conférer au personnage un caractère, une psychologie par un simple nom.

Dans Vivre sa vie, Verlaine est cité dans la chanson de Jean Ferrat, « ma môme », que joue le juke-box du bar et un écrivain, Brice Parain, est « physiquement » présent. Le portrait de Molière est accroché sur un mur dans Une femme mariée. Ferdinand, dans Pierrot le fou prononce les noms de Jules Verne, Conrad, Stevenson, Faulkner ou London pour situer les différents genres auxquels se rattachent leurs aventures. Les personnages de Masculin-Féminin discutent de Boileau et de Mauriac et ils s’étonnent que ce soit Beaumarchais qui ait inventé le mot « Figaro » qui est maintenant « synonyme de bourgeois ».

Dans Made in U.S.A, Paula Nelson aide David Goodis à écrire son Roman inachevé en lui proposant cette phrase : « Un jour, hélas, Alice, tu t’en iras avec Lewis Carroll ». Et nous trouvons aussi dans ce film, cette remarque ironique :

« Vous n’aimez pas raconter des histoires, vous avez tort, à mon avis. Dickens, Melville, Hammet, c’est bien mieux que ces nouvelles recherches audiovisuelles de la vérité. »

Enfin, dans Week-end, Joseph Mac-Mahon (?), « l’ange exterminateur », se dit « fils de Dieu et d’Alexandre Dumas », Gide est rapidement évoqué et des intertitres proposent « Du côté de chez Lewis Carroll », et « Les exploitants de cinéma contre ce pauvre B.B. ».

Quelquefois ces auteurs sont associés à des titres, et d’autres fois, des titres sont cités, explicitement ou non, sans que l’auteur ne soit nommé. Les oeuvres cités dans A bout de souffle sont nombreuses : Roméo et Juliette (Shakespeare), Dans un mois, dans un an et Aimez-vous Brahms (F. Sagan), Wild Palms (Faulkner), Portrait de l’artiste en jeune chien (D. Thomas), Abracadabra (M. Sachs)… De plus, le roman fictif de Parvulesco a pour titre Candida.

Des oeuvres de Lénine et Staline, ainsi que La condition humaine de Malraux sont visibles sur des tables ou des étagères dans Le petit soldat. Dans ce même film, une jeune femme, assise dans un train, répète à son enfant « Le gland et la citrouille, une fable de Jean de La Fontaine», jusqu’à ce que le train passe la gare de « Gland » ! Et, lors de sa torture, Bruno Forestier essaie de se concentrer sur autre chose que la douleur : « Penser à autre chose, à l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Pense-t-il au roman de Proust ou « ré-invente »-t-il ce titre ?

Les titres de romans ont un rôle différent dans les deux séquences d’Une femme est une femme où Emile et Angela s’insultent en se montrant des couvertures . Sur ce même modèle, certains livres sont cités simplement pour leurs titres, ils appartiennent souvent à la Série noire, c’est le cas de Frapper sans entrer de John Godey dans Le mépris, de Tais-toi Cassandre ! (Dans J.L.G./J.L.G., Godard dit à une starlette : « Taisez-vous Cassandre ! ».) de Edward S. Aarons dans Pierrot le fou, ou même d’Adieu la vie, Adieu l’amour… de Juan Marsé dans Made in U.S.A..

Un autre titre de la Série noire est évoqué pour d’autres raisons dans Une femme est une femme : Jeanne Moreau lit Tirez sur le pianiste de David Goodis (le véritable auteur, pas le personnage de Made in U.S.A. !), Angela, elle, a « vu le film, Aznavour est génial !», la chanson « Tu t’laisses aller » est d’ailleurs diffusée dans son intégralité dans le film de Godard (Cette chanson ne se trouve pas dans le film de Truffaut, elle appartient à l’album « Je m’voyais déjà ».).

Nana, dans Vivre sa vie, dit avoir joué dans une pièce appelée Pacifio dont nous n’avons pas retrouvé l’auteur potentiel. Un plan d’Une femme mariée nous dévoile le titre d’un roman d’Elsa Triolet, L’âge de Nylon, il s’agit du troisième volet de L’âme. De nombreux titres sont cités dans Alphaville : on perçoit la couverture d’un titre de Raymond Chandler, Le grand sommeil.

Harry Dickson appelle une séductrice, « Mme la marquise, Mme Pompadour, Mme Bovary, Mme de Lafayette… » ; Lemmy Caution dit dans le taxi : « Oh, moi de toute façon, je voyage au bout de la nuit » et il répond à Alpha-60 qui lui demande quelle est sa religion : « Je crois aux données immédiates de la conscience », faisant ainsi allusion à Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson.

De même, Pierrot le fou comprend de multiples allusions à des titres de livres. La librairie où Ferdinand achète ses livres a pour nom « Le meilleur des mondes », c’est une allusion au roman d’Aldous Huxley. Lorsque Frank dit que le numéro de téléphone où on peut le joindre est le « 225-70-01 », Ferdinand s’énerve « 225 ! Tu peux pas dire Balzac ! Connais pas Balzac ? Et César Birotteau ? Et les trois coups de la cinquième symphonie qui frappaient dans sa pauvre tête ! », et, à la fin, avant de se suicider il essaiera d’appeler sa femme : « Mademoiselle, je voudrais Paris, Balzac 75-02 .

Vous aussi vous avez oublié qui est Balzac ?…». Ferdinand aime rappeler que, si Balzac est un indicatif, il est aussi et surtout un auteur. Et le monde qu’il a quitté semble l’ignorer, avant et après son aventure. Si lui a changé, ceux qu’il a laissés sont restés les mêmes imbéciles.

Sont aussi cités, Tendre est la nuit de Francis Scott Fitzgerald, Les fleurs du mal de Charles Baudelaire, L’île mysterieuse et Les enfants du Capitaine Grant de Jules Verne, Olympio de Victor Hugo… Et, de manière plus allusive, Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre (« – Tu t’grouilles Paul ! » « – Ta gueule Virginie ! », Virginie est également le prénom de la fille dont tombe amoureux le Ferdinand de Guignol’s band II, cité dans le film.), Le voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline (« – Tu m’as dit qu’on irait jusqu’au bout. » « – Au bout de la nuit, oui. »), A la recherche du temps perdu de Marcel Proust (« La recherche du temps disparu »), La prise de Constantinople et Aucassin et Nicolette (« Marianne, qui avait à la fois les yeux d’Aucassin et de Nicolette… »)…

Dans Masculin-Féminin, Jean-Pierre Léaud raconte une blague sur La dame aux camélias d’Alexandre Dumas-fils. David Goodis, dans Made in U.S.A., explique à Paula qu’il écrit « un roman qui ne finira jamais et qu’[il] appeler[a] Le roman inachevé », Aragon n’est jamais très loin…

Avec 2 ou 3 choses que je sais d’elle, nous retrouvons Les palmiers sauvages de Faulkner, mais, outre les nombreux titres de la collection Idées, sont également présents, Touristes de Bananes de Georges Simenon et Un remède à la mélancolie de Ray Bradbury.

Toutes ces allusions, à un titre ou à un auteur, ont souvent une fonction qualificative, elles associent aux personnages, aux actions, une oeuvre qui, par le rapprochement, la comparaison, les précise et les définit. Donner ce prénom à Patricia et lui faire lire Les palmiers sauvages et Portrait de l’artiste en jeune chien, c’est indiquer que ce personnage est créé à partir de ces oeuvres, qu’elle est une « synthèse » des deux héroïnes.

D’autres allusions sont moins décelables, ce sont des rapprochements implicites avec d’autres oeuvres. Nous aurons l’occasion d’en étudier plusieurs dans notre deuxième partie. Nous nous limiterons ici à quelques exemples dont la relative clarté permet d’éviter les més-interprétations. Ainsi, dans Le petit soldat, lors de la séance de photos, Bruno Forestier raconte en voix off l’impression que lui fit Véronika. La séquence comprend de multiples points communs avec la nouvelle d’Edgar Allan Poe qu’il citera clairement dans Vivre sa vie, Le portrait ovale :

« Est-ce que vous pensez à la mort quelquefois ? Elle m’a regardé avec un air angoissé et brusquement j’ai eu l’extraordinaire sensation de photographier la mort . Puis tout redevint normal ». Voici, à titre de comparaison, un extrait de la nouvelle de Poe : « …pendant un moment le peintre se tint en extase devant le travail qu’il avait effectué ; mais une minute après, comme il contemplait encore, il trembla et il devint très-pâle, et il fut frappé d’effroi ; et criant d’une voix éclatante : « En vérité, c’est la Vie elle-même ! » – il se retourna brusquement pour regarder sa bien-aimée : – elle était morte ! » ».

Ensuite Véronika se fait photographier derrière une pochette intérieure de 33 tours, un carré blanc avec un cercle vide, comme un « portrait rond » dans un cadre carré ! Plus tard dans la conversation, Bruno raconte un de ses rêves qui évoque Faust et Le fantôme le l’Opéra :

« J’ai fait un cauchemar… que j’allai au théâtre, que je rencontrai le diable. »

Or, Bruno est entraîné dans le terrorisme par un pacte avec l’O.A.S. qui l’oblige à assassiner un commentateur de radio, Palivoda, pour prouver qu’il n’est pas un agent double.

Dans Une femme est une femme, Alfred raconte l’histoire d’une jeune femme qui envoie des pneumatiques à ses deux amants. Ce récit, repris pour Montparnasse-Levallois, est en fait inspiré d’une nouvelle de Giraudoux où, inversement, c’est un homme qui télégraphie à ses deux maîtresses (De même, Godard inverse, nous le verrons, le sexe des personnages de la pièce de Musset, On ne badine pas avec l’amour. (cf. infra, II, 2).).

Nous avons, dans Vivre sa vie, une ébauche du travail sur Rimbaud présent dans Pierrot le fou . Le propriétaire de l’appartement de Nana s’appelle Arthur, et celle-ci, après avoir remarqué que « Je est un autre », dit à une amie : « Partir, c’est de la blague », une remarque qui a des accents de « On ne part pas ».

Alphaville contient plusieurs allusions à 1984 de George Orwell. Sans qu’il n’y ait aucune citation, des rapprochements existent. Lemmy Caution passe devant le « Ministère de la dissuasion. Police », un ministère qui rappelle ceux du roman (le ministère de la vérité, la police de la pensée…). Les « heures océaniques » du film évoquent « l’Océania » de 1984. Et les interdictions de penser à certains concepts ainsi que le contrôle de la langue reprennent les principes de la « novlangue » présente dans le roman d’Orwell.

Le film fait également allusion à l’oeuvre de Borges, notamment lorsqu’il est question de labyrinthe. Godard précisa même lors de la sortie du film : « Lemmy erre dans le futur comme dans un labyrinthe de Borges » (D’après Godard, in Les lettres françaises, n° 1077, 22-28/04/1965, pp. 1-7.).

Dans le même article, il est également question d’autres romans de Science-fiction comme Je suis une légende de Richard Matheson, Croisière sans escale de Brian Adliss, ou les romans de A. E. Van Vogt. Le totalitarisme très bureaucratique d’Alphaville est aussi assez proche de l’univers des romans de Franz Kafka, et la présence d’Akim Tamiroff (Harry Dickson, X 21) qui venait juste d’interpréter le rôle de Bloch dans l’adaptation par Orson Welles du roman de Kafka, Le Procès (1963), confirme cette allusion. Enfin, certains plans semblent être la mise en image de vers d’Eluard, ainsi le plan d’Anna Karina tenant Capitale de la douleur derrière une vitre mouillée par la pluie rappelle ce vers :

« Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin » (D’après Eluard, L’amour, la poésie, « Premièrement », XXII. )

Remarquons enfin que le barman de Made in U.S.A. demande à l’ouvrier de lui faire son « inventaire » et celui-ci se lance alors dans une énumération rappelant les « inventaires » de Prévert.

Par la suite, nous analyserons plus en détail de nombreuses allusions contenues dans Une femme est une femme, Le mépris, Pierrot le fou ou Week-end (Voir infra, II, 1 et II, 2. Pour Le mépris, voir II, 3.).

Il ne s’agissait ici que de mettre en évidence le nombre importants de citations et d’allusions et les différentes formes qu’elles peuvent revêtir. Chacune de ces citations ou allusions pourrait être l’objet d’une étude précise, toutes étant justifiées et signifiantes.

Constatons simplement pour l’instant que la littérature est donc omniprésente dans ses films ; elle fait partie intégrante de l’esthétique de Godard à travers ce travail de collage qui lui est propre en tant que cinéaste. Remarquons également que toutes les littératures sont présentes : française et étrangère, classique et contemporaine, et tous les genres sont représentés : romans noirs, science-fiction, théâtre, poésie, philosophie… L’oeuvre de Godard est une véritable bibliothèque où les livres, les auteurs et les sons se répondent !

D’autres citations sont toutefois présentes dans les films de Jean-Luc Godard à travers un emploi particulier de la littérature : l’adaptation cinématographique d’oeuvres littéraires.

Chapitre 4 : La citation dans l’adaptation littéraire

«Si un spectacle est tout écrit, à quoi sert de le filmer ? A quoi sert le cinéma, s’il vient après la littérature» (Godard)

Souvent, avant la « Nouvelle-vague », faire du cinéma «littéraire» consistait seulement à adapter des grands classiques de la littérature (comme le faisaient Christian-Jaque, René Le Hénaff, etc). Les jeunes cinéastes du mouvement apportèrent une nouvelle approche du film littéraire et ils modifièrent, à leurs débuts, ce rapport à l’adaptation. Même si, par la suite, certaines grandes figures de la nouvelle-vague s’essayèrent à l’adaptation «classique» (Madame Bovary pour Chabrol, Deux anglaises et le continent pour Truffaut…), les adaptations de Rohmer (Perceval le gallois), Rivette (La religieuse, Hurlevent…) et Godard sont plus des recréations que de fidèles adaptations.

Godard, l’iconoclaste, utilisera plusieurs fois les livres à l’origine de ses films. Dès 1955, il «adapta» Le signe de Maupassant pour Une femme coquette, son second court métrage. Il adapte de nouveau Maupassant, toujours de façon très libre, pour Masculin-Féminin (d’après La femme de Paul).

Godard s’intéresse aussi à des romanciers contemporains : la trame du sketch Montparnasse-Levallois est empruntée à Jean Giraudoux et Le mépris est une lecture de Moravia. Mais Godard utilise surtout des romans policiers : Le démon d’onze heures de Lionel White pour Pierrot le fou, Rouge, blanc, bleu de Richard Stark pour Made in U.S.A., Food’s gold de Dolores et Bert Hitchens pour Bande à part, Chantons en choeur de J.H. Chase pour Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma. Il peut, à la fois adapter des oeuvres obscures comme Les carabiniers, une pièce de Benjamin Joppolo, et filmer de très libres variations sur Mérimée (Prénom Carmen), la Bible (Je vous salue Marie) ou Shakespeare (King Lear).

Freddy Buache, à la soirée «Godard inédits», rapporta des propos de J.L.G. sur son King Lear qui éclairent un peu son rapport à l’adaptation ; il aurait déclaré que l’interrogation de King Lear était : «comment expliquer qu’on ne peut pas faire un film sur King Lear». C’est peut-être la raison pour laquelle, pour ses longs métrages, il adapte souvent des «romans de gare» ; romans pour lesquels les questions de fidélité ou de trahison se posent moins…

Dans cette étude nous ne désirons pas traiter la question générale de l’adaptation littéraire, mais seulement en évoquer quelques aspects dans deux films en particulier, Le mépris, et Pierrot le fou. Nous examinerons simplement le rôle que peuvent avoir ces oeuvres littéraires dans des films qui n’en sont pas de simples illustrations. Nous avons choisi ces deux films pour le traitement différent appliqué aux oeuvres adaptées. Pierrot le fou est une adaptation très libre d’un (bon) roman policier, inconnu. Et Le mépris est une adaptation assez fidèle d’une oeuvre d’un romancier «reconnu».
Le démon d’onze heures, un pré-texte ?

Le démon d’onze heures (Obsession) (D’après White, Lionel, Le démon d’onze heures (Obsession), coll. Série noire, n°803, N.R.F., Gallimard, Paris, 1963.) est un roman policier de la série noire écrit par Lionel White et paru en France en 1963. Godard, dans son adaptation, change les patronymes des personnages. Allison O’Conner devient Marianne Renoir ; Joël Ricco, Fred ; et Conrad Madden, Ferdinand Griffon. Allison, au début de leurs aventures, décrit Conrad :

«Vous vous appelez Conrad Madden, vous avez trente-huit ans, vous avez été dans les Marines. Vous cherchez du travail, vos enfants ne vous aiment pas et votre femme ne vous comprend pas. (…) Vous vous croyez malheureux, délaissé, et si vous ne rentrez pas chez vous, ce n’est pas à cause de moi, c’est parce qu’en réalité vous n’avez pas de véritable foyer» (ibidem, p. 33)

Comme Ferdinand, il a aussi travaillé pour la télévision. Allison (Allie pour les intimes) est décrite comme «une menteuse née, c’est aussi une meurtrière et une voleuse» (ibidem, p. 55), elle est aussi une femme-enfant, une lolita :

«C’est une enfant, et c’est également une femme. Une vraie femme épanouie, une femme dans tous les sens du terme. Elle a peut-être dix-sept ans, comme elle le dit, elle est peut-être plus jeune ou plus âgée. je ne sais pas, je m’en fous. Tout ce que je sais c’est qu’elle est tout à fait adorable, que je la désire d’une façon intolérable et qu’elle est à moi. (…) Elle n’a aucune ruse , aucune duplicité. Elle fait simplement ce qui lui paraît souhaitable sur l’instant.» (ibidem, pp. 56-57)

Les emprunts à la diégèse du roman sont nombreuses. Ainsi, pour distinguer ce qui, dans la trame filmique, est création de ce qui est emprunt, examinons les principales similitudes et différences.

Un homme marié, vivant dans la routine de son mariage, est invité à une party chez les Hall (les Expresso). Il engage une baby-sitter recommandée par leurs amis, les Medows.

Contrairement au film où Ferdinand et Marianne s’étaient connus cinq ans auparavant, c’est la première rencontre entre Allie et Conrad. La description physique d’Allie correspond peu à Anna Karina :

«Je vis une très jeune fille vêtue très simplement : une courte jupe à carreaux, une veste assez bien ajustée, les jambes nues et des chaussures de sport. Elle avait les cheveux fins d’un blond chaud, qui retombaient sur ses épaules ; elle portait la raie sur le côté. Son teint était très clair. Le trait qui me frappa le plus, ce fut ses yeux. C’était de grands yeux en amande, d’un bleu irréel, que magnifiaient encore des cils bruns, les plus longs que j’aie jamais vus» (ibidem, p. 20)

Toutefois, comme Marianne, elle a «la voix la plus sensuelle et la plus troublante que j’aie jamais entendue» (ibidem, p. 21). Après cette soirée «déprimante et (…) lugubre» (ibidem, p. 22), il doit simplement raccompagner la baby sitter, mais il reste chez elle, dans son appartement avec «aux murs, quelques reproductions bon marché de mauvaises toiles» (ibidem, p. 30). Conrad avoue se «prendre pour un personnage de Françoise Sagan» (ibidem, p. 28), buvant et dansant avec elle, «tout se passait comme dans un rêve» (ibidem, p. 32).

Le lendemain matin, il se réveille dans un lit où il a passé de «merveilleux instants», Allie lui apporte son petit déjeuner. S’en suit un épisode en partie ellipsé sur lequel nous reviendrons ultérieurement. Puis Conrad et Allie fuient vers le sud et se marient pour obtenir une fausse identité. Les journaux rapportent l’affaire. Ils envisagent de contacter le «prétendu frère» (ibidem, p. 77) d’Allie.

Pour l’instant, ils s’inventent une vie de riches héritiers dans une maison isolée (l’équivalent de la «vie sauvage» de Ferdinand). Mais, très vite, Allie «n’sait pas quoi faire» et s’ennuie. Pour «essayer d’y remédier», elle va, comme Marianne, dans «quelques clubs de danse». Le cinéma est leur principale sortie («trois ou quatre fois par semaine», ibidem, p. 77).

Les propriétaires de l’argent volé sont à leurs trousses. Fred Pension (l’équivalent du «petit homme» dans le film) est tué par Allison qui lui tranche la gorge (avec un couteau alors que Marianne, en adepte du découper-coller, préfère les ciseaux). Elle appelle Conrad qui ne la trouve pas en arrivant. Trois hommes le rejoignent et le torturent. Puis, à l’exception des séances de cinéma, les événements vécus par le personnage entre la torture et les retrouvailles sont ellipsés par Godard.

A Las Vegas, il retrouve, dans une boîte, Allie et son «frère», Joël. Le couple se reforme et envisage de participer à un «coup» monté par Joël : dévaliser une boîte de nuit, «l’Egyptien» (chez Godard, l’affaire, devenue politique, concerne la ligue arabe !). Le coup monté et la suite du roman diffèrent totalement du film. Seule l’extrême fin permet quelques rapprochements. Le ranch isolé de Joël, accessible seulement par avion rappelle l’île finale du film.

Comme Ferdinand, Conrad, une fois parvenu dans ce repère, tue Joël et Allison (par strangulation). Il appelle la police et se sent libéré d’une inexplicable obsession. Sa dernière phrase peut être rapprochée de l’Eternité retrouvée de Rimbaud : «J’ai retrouvé la paix que j’avais perdue il y a tant d’années» (ibidem, p. 185).

Ainsi, même si nous sommes loin d’une adaptation «fidèle», nous constatons de nombreux emprunts au roman. Godard étant persuadé que la diégèse d’un film n’est qu’une utilité (dont il se passera par la suite), il l’emprunte à d’autres.

Godard, dans son Introduction à une véritable histoire du cinéma, parle du roman de White :

«Je ne faisais pas de scénario, enfin, ce qui s’appelle scénario, c’est-à-dire le film selon la manière dont il est écrit. Moi je n’ai jamais su, ce n’est pas que je ne veux pas, c’est que je ne sais pas faire ça. Si je savais écrire, je pense que je n’aurais pas envie d’en faire un film après ; je prends des notes pour moi, mais alors des notes ne sont pas suffisantes. Et comme il faut trouver une manière d’écrire alors je me sers le plus souvent d’un roman ou d’un document écrit d’avance. Je peux donc présenter alors quelque chose d’écrit qui pèse un certain poids dans la main des producteurs ou du co-producteur et dire : je vais essayer d’imaginer quelque chose d’après ça. (…)

Donc à partir de n’importe quel roman américain, ça dépend de l’humeur, mais il y a toujours quelque chose à inventer. Qu’est ce qu’on appelle un scénario ? Si on appelle un scénario un… ce que les gens appellent une histoire avec un fil conducteur qui commence au début, où il y a un nom d’un personnage, et puis, entre ses personnages, il se passe quelque chose et puis… on se demande ce qui va se passer ensuite, et il y a un certain nombre de rebondissements, d’aventures et à un moment ça peut se terminer et le lecteur n’en demande pas plus, et il est content d’avoir lu ça… alors si on appelle ça un scénario, ce bouquin est un scénario.» (D’après Godard, Introduction à une véritable histoire du cinéma, pp. 143-144)

Le roman est donc le «scénario» de Pierrot le fou et pourtant le film n’a presque rien en commun avec le roman si ce n’est ce qui, chez certains, est tout : son «récit filmique». Le roman n’est qu’une utilité. Godard, pour trouver l’argent doit encore «raconter des histoires» ; alors c’est facile, «suffit d’piquer dans les bouquins», le film est ailleurs.

Et ce sont les citations et allusions littéraires qui permettent de passer de l’aventure policière à l’expérience poétique, de faire d’une cavale de gangsters une libération rimbaldienne.

Toutefois, Godard «joue» avec le texte de White. Allie, dans la cavale, emporte ses bagages et un chien, Gigi, que lui a offert Conrad pour moins attirer l’attention des policiers. Godard réutilise cela de façon amusante : Marianne déambule le long du film avec son sac… en forme de chien. Allie retrouve son frère dans un bar à Las Vegas, Marianne retrouve le sien dans un bar, le Las Vegas (dont les néons apparaissent dans le film).

Pourquoi ces allusions discrètes, difficilement repérables ? Serait-ce par simple plaisir ludique ? Par ces jeux, Godard se rapproche du texte, s’amuse avec le concept de fidélité. Le sac en peluche renforce le côté femme-enfant de Marianne et les néons nous rappelle que «Las Vegas» signifie «La Vie», et que la vie, comme les néons, peut s’éteindre ou se rallumer…

Plus intéressante est l’utilisation d’ellipses par rapport au roman ; ellipses qui éludent, dans le film, des épisodes, des explications nécessaires à la pleine compréhension de l’intrigue. En les supprimant, Godard ôte au film une partie de la continuité, de l’intelligence, la compréhension, du récit filmique. Ainsi, comment expliquer ce cadavre sur le canapé de Marianne, cette mallette pleine d’argent, cet homme assommé, les gangsters. Marianne a beau promettre à Ferdinand : «Je t’expliquerais tout», cette «histoire compliquée» reste mystérieuse pour le spectateur. L’intention de Godard n’étant pas de nous raconter une histoire, il saborde la trame originelle en ellipsant les épisodes clés.

Alors, pour une pleine intelligence du film, il nous faut chercher ces clés chez White.

Lors du réveil de Ferdinand dans l’appartement de Marianne, une scène du roman est manquante. Dans le roman, Allie explique ce qu’il s’est passé lorsque Ferdinand/Conrad dormait, épuisé par les excès de la veille : «On a eu des visiteurs» dit elle.

Le premier de ces visiteurs est Marta, la femme de Conrad, venue l’avertir que «ce n’était pas la peine de rentrer à la maison». Le second visiteur, entré avec sa clé, gisait sur le canapé, «le manche d’un couteau de boucher apparaissait sous la cage thoracique, en plein milieu de son corps» . Contrairement à Ferdinand, Conrad est effondré en percevant le cadavre. Allie s’explique (White, idem, p. 39) :

«Il s’appelle Patty Donovan, du moins c’est le nom qu’il se donnait. Tu ne vas pas te scandaliser… mais j’étais sa petite amie. C’est lui qui payait mon loyer. (…) Nous avions rompu. Enfin, je lui avais dit que j’en avais assez de lui, que je ne voulais plus le revoir. J’avais oublié qu’il avait toujours la clé… (…) Il est entré, (…), il a crié mon nom. Je n’ai pas répondu. Il est allé dans la chambre. (…) Il a allumé et alors il t’a vu. Il est resté immobile quelques minutes à te regarder.

Et puis il a mis la main à sa poche et il a sorti son couteau à cran d’arrêt. Il s’est approché du lit. Je savais ce qu’il allait faire. (…) C’est pour ça que j’ai agi. Le couteau de cuisine était sur la table. Il fallait que je fasse vite. Il s’est retourné quand il m’a entendue entrer dans la chambre. Il a été très rapide, mais pas assez. (…) Il a essayé de me suivre, quand je me suis carapatée après l’avoir poignardé. Il est allé jusqu’au canapé et il s’est écroulé. Toi et moi, on est bons pour la chaise électrique si la police arrive et qu’elle nous trouve ici avec lui» (ibidem, pp. 40-42)

Puis Allison décrit le personnage de Donovan (qui garde son nom dans le film) :

«Patty était « percepteur ». (…) Encaisseur, si tu préfères. Dans le genre bookmaker. Son boulot consistait à faire la tournée de tous les petits bistrots, de toutes les salles de billard et autres lieux du même acabit pour ramasser l’argent à la fin de la journée. Son rayon d’action s’étendait à la plus grande partie du Connecticut et une partie du comté de Westchester. Disons qu’il travaillait pour un racket.» (ibidem, pp. 42-43)

Conrad refuse de fuir, faute d’argent. Mais Allie lui montre la serviette que Donovan devait remettre à son patron, elle contient plus de seize mille dollars. Voilà l’explication du cadavre, de l’argent, de la fuite et des gangsters.

En ellipsant cela, Godard supprime l’aspect matériel, concret de la fuite et lui confère ainsi une dimension plus spirituelle, plus poétique ; Ferdinand semble fuir ce monde de «petits-bourgeois», selon la définition d’Ionesco du «petit-bourgeois» c’est-à-dire «un homme de slogans, ne pensant plus par lui-même mais répétant des idées toutes faites, et par cela mortes, que d’autres lui ont imposées» (D’après Ionesco, Eugène, Notes et contres-notes, Idées, N.R.F., Gallimard, Paris, p. 49.).

Reste à expliquer qui est cet homme qu’assomme Marianne. Ned Medows, Frank dans le film, est l’ami de Conrad qui lui recommande Allie comme baby-sitter. Il possède aussi une clé… Il est venu chercher la voiture de Conrad pour Marta. Il aperçoit l’argent et le corps, pense appeler la police, alors, Allie l’assomme avec un fer à repasser (moins ménagère, Marianne utilise une bouteille).

Sans ces explications, on ne peut bien «comprendre» le film, seulement le «prendre» comme le souhaite Godard.

Alors on s’aperçoit de toute la futilité de la diégèse ; une fois saisie, comprise, nous n’en savons pas plus. L’intérêt du film est ailleurs. Godard supprime les épisodes essentiels, mais il filme des instants anodins, fidèle à son esthétique du «entre» comme l’explique Jacques Aumont :

«Le film traite de l’entre-deux dans la mesure où, récit «anti-lacunaire», il privilégie ce qui devrait être les «trous», les temps «faibles» d’un récit normal.» (D’après Aumont, Jacques, «Godard peintre», in Revue belge du cinéma, «Jean-Luc Godard», n°22-23.)

Autre aspect intéressant de l’adaptation du roman, l’utilisation de citations de l’oeuvre mère, de l’hypotexte. Elles sont peu nombreuses. Nous trouvons une adaptation assez fidèle de ce dialogue :

«- Et où est-ce que tu habites à présent, Allie ?
– Avec toi, corniaud.» (D’après White, Le démon de onze heure, p. 125)
Et chez Godard :
«- Et où ‘ce que t’habites maintenant ?
– Avec toi, imbécile.»

Dans cette même séquence des «retrouvailles», nous retrouvons une autre réplique assez proche, mais dont l’énonciation est inversée. Conrad dira à Allie (ibidem, p. 121 ) : «Tu n’as pas l’air tellement surprise, Allie.» ; alors que c’est Marianne qui dira à Pierrot : «T’as pas l’air tellement stupéfait de me voir.».

Mais l’utilisation de la citation est bien plus intéressante dans la séance de torture de Ferdinand, le texte y est pratiquement exact :

« Je vais vous faciliter les choses, mon pote. Je vais te dire ce que je sais pour que tu comprennes que je suis régule. Après, je te poserai une question et je veux une réponse franche et sans détour. Pour commencer, je sais qui tu es, tu t’appelles Conrad Madden. Tu étais avec Allie O’Conner la nuit où elle a poignardé mon gars Donovan ; et elle s’est tirée avec seize mille dollars qui m’appartenaient.

Depuis vous êtes à la colle. Remarque, personnellement, je n’ai rien contre toi, même si je peux pas dire que ta tête me revienne. Mais tu ne m’intéresses pas tellement. Je suis à peu près sûr que c’est Allie qui a fait son affaire à Donovan, tout comme elle a accommodé Freddie. Alors je ne t’en tiens pas responsable. (…) Alors, comme je te le disais, tu ne m’intéresses pas particulièrement. La fille, si. Il me la faut. Alors, tu vas me dire exactement où je peux la trouver. C’est ta dernière chance. Ou tu me le dis maintenant, ou on te corrige à mort.» (ibidem, pp. 103-104)

Chez Godard :

«Je vais vous faciliter les choses, mon vieux. Je vais vous dire tout ce que je sais. Après, je vous poserai une question et je veux une réponse franche et sans détour. Je sais qui vous êtes, vous vous appelez Ferdinand. Vous étiez avec Marianne quand elle a poignardé notre ami Donovan ; et vous vous êtes tirés avec cinquante mille dollars qui m’appartiennent.

Personnellement, je n’ai rien contre vous. Je suis à peu près sûr que c’est Marianne qui vous a entraîné dans cette histoire, et ça, ça vous regarde. Comme je vous le disais, vous ne m’intéressez pas particulièrement. Elle, si. Il me la faut. Vous allez me dire exactement où je peux la trouver, elle et l’argent. C’est votre dernière chance. Ou vous me le dites maintenant, ou on vous corrige à mort.»

Cette fois Godard ne cite pas un texte «littéraire», une phrase, une réflexion choisie pour son sens, mais il cite un texte neutre, en changeant seulement les noms (sauf Donovan) et la somme volée. Nous pourions parler ici de plagiat, aucune marque de citation n’est présente, aucun guillemet filmique. Un texte «ordinaire» est totalement repris. Mais est-ce vraiment du plagiat puisqu’il s’agit d’une adaptation ? Pourquoi Godard cite cela ?

Cet épisode étant peut-être une simple péripétie, il n’a pas trouvé utile d’écrire des dialogues plus «riches», mais alors, pourquoi demander une telle exactitude aux acteurs ? Par habitude ? Par respect par rapport à l’hypotexte ? C’est un des rares exemples (du moins repéré) d’utilisation de ce type de citation. De tels emprunts nous font douter encore plus de la «paternité» de certains dialogues de films de Godard. Même les passages les moins «littéraires» peuvent être des citations.

Godard pourrait n’avoir rien écrit, avoir tout emprunté à la littérature ou à des conversations entendues (Ainsi la princesse Aïcha est une personne réelle. Et, selon Jacques Rozier, la scène du taxi dans A bout de souffle aurait vraiment eu lieu, etc…). Il semble donc que le texte n’ait pas besoin d’être forcément porteur d’un sens très riche pour être cité, son aptitude à être cité, le rôle qu’il prend, une fois cité, suffit. Mais, là plus que jamais, qui penserait que «cépadugodar», que «cétépadugodar» ? Cette citation est désormais perçue comme une création du cinéaste et l’oeuvre de Lionel White est devenue un film de J.L.G..Le mépris : Fidélité et infidélité dans le couple Moravia/Godard

L’adaptation du Mépris est différente : cette fois-ci, l’auteur et le livre sont connus, reconnus. L’adaptation est donc plus délicate. De plus, cette fois-ci, Godard s’est expliqué à quelques reprises sur ses rapports avec le roman. Godard a peu modifié la trame du livre, à l’exception de quelques détails.

Il se contente de filmer «l’histoire», le passage de l’écrit à l’écran fait le reste (D’après Lang, dans le film, se dispute avec Prokosh sur les différences entre le script et le film. Prokosch, après avoir vu les rushes vérifie si cela était prévu dans le script : «- Yes, it’s in the script but it’s not what you have on the screen !», Lang lui répond «Naturally, because in the script it is written, and on the screen, it’s pictures. Motion pictures it’s called.»)… Pour paraphraser l’épigraphe de Bazin au film, le cinéma substitue à son regard (de lecteur) un monde qui s’accorde à ses désirs (de cinéaste) :

«Le roman de Moravia est un vulgaire et joli roman de gare, plein de sentiments classiques et désuets, en dépit de la modernité des situations. Mais c’est avec ce genre de roman que l’on tourne souvent de beaux films.

J’ai gardé la matière principale et simplement transformé quelques détails en partant du principe que ce qui est filmé est automatiquement différent de ce qui est écrit, donc original. Il n’est pas besoin de chercher à le rendre différent, à l’adapter en vue de l’écran, il n’est besoin que de le filmer, tel quel : simplement filmer ce qui était écrit, à quelques détails près, car si le cinéma n’était pas d’abord du film, il n’existerait pas. Mélies est le plus grand mais, sans Lumière, il serait resté dans l’obscurité totale.» (D’après Godard, «Le mépris», Cahiers du Cinéma, n° 146, in Godard par Godard, Les Années Karina, pp. 85-86 )

Inutile, donc, de rechercher tous les points communs avec le roman, ils sont trop nombreux (de la voiture de sport rouge à deux places à l’«Adieu» de Camille en passant par le coup de fil de la mère de Camille/Emilia et les aléas du déménagement). Nous chercherons simplement ici les changements opérés par Godard avec le roman.

Le travail de l’adaptation peut être rapproché de celui d’un écrivain reprenant sa copie en la raturant, réécrivant des passages, en supprimant d’autres, à la seule différence que le texte originel n’est pas de lui. Là encore, nous sommes proche de la description de la lecture par Antoine Compagnon et de la réécriture, du palimpseste, selon Genette.

Ce roman convenait parfaitement à une adaptation cinématographique. La personnalité de Moravia, proche du cinéma, ami de Pasolini, scénariste, critique cinématographique, fit qu’avant Le mépris, cinq de ses romans avaient déjà été adaptés à l’écran, et, en 1963, le film de Godard compris, quatre nouvelles adaptations sortaient sur les écrans, une dizaine d’autres suivront.

Moravia est, avec Pavese, un des principaux écrivains italiens durant les années du néo-réalisme cinématographique italien. De plus, faire un film sur le cinéma ne pouvait que plaire à celui qui fut un de ces nouveaux théoriciens du cinéma ; Godard se souvint d’autres films sur le cinéma avant de tourner Le mépris, et notamment La comtesse aux pieds nus de Mankiewicz.

Filmer comment se tourne une grosse production, une production «classique» est d’ailleurs assez ironique de la part du jeune Godard qui venait de réaliser quatre longs-métrages dans des conditions totalement opposées à celle de ces productions.

En quelque sorte, Le mépris ne serait pas simplement le tournage d’un tournage, mais bien une mise en abyme de ce tournage-ci, la première grosse production de Godard, en couleur, en cinémascope, avec des stars (B.B., Palance…), des producteurs exigeants (Lévine et Ponti). Godard se réserve même le rôle de l’assistant réalisateur. Et, dans le roman de Moravia, la description physique de Riccardo (Paul) évoque une silhouette familière :

«Un jeune homme dont la maigreur, la myopie, la nervosité, la pâleur, la tenue négligée, témoignaient par avance la gloire littéraire à laquelle il était destiné.» (D’après Moravia, Alberto, Le mépris, coll. G.F., Flammarion, Paris, 1989, p.42.)

Dans le court «scénario» du Mépris (D’après Godard, «Scénario du mépris», in Godard par Godard, Les Années Karina, pp. 73-85), Godard consacre une partie aux «changements par rapport au roman d’Alberto Moravia». Nous suivrons ses distinctions entre «deux sortes» de changements. La première est «ce qui concerne la répartition des scènes dans le temps, d’une part, et leur longueur de l’autre.» (ibidem, p. 84.) :

«Il y aura moins de scènes dans le film que dans le livre, environ une quinzaine contre soixante (ne pas confondre scènes et chapitres) mais elles dureront plus longtemps, c’est-à-dire que ce sont les sentiments dans leur durée, dans leur évolution créatrice – donc dramatique, qui seront mis en valeur.» (ibidem, p. 84.)

Godard privilégie le temps au mouvement… Michel Marie, dans son étude sur Le mépris (D’après Marie, Michel, Le mépris, coll. Synopsis, Ed. Nathan, Paris, 1990), analyse précisément le découpage et la structure du film. Il distingue 16 séquences organisées en trois grandes parties. La durée du film étant réduite à deux jours, la succession des actions rapproche le film du déroulement d’une tragédie : quasi-unité de temps, trois actes guidés par la fatalité.

Ce sont essentiellement des scènes de transitions que Godard supprime , notamment les trajets, nombreux dans le roman. Il leur substitue souvent des plans de statues de dieux (Neptune, Minerve…).

«En éliminant systématiquement les trajets et en leur substituant de brèves images des dieux, Godard inscrit la destinée des personnages sous la menace tragique, prête à intervenir à tout moment. Certes, l’enchaînement séquentiel fonctionne sur un système logique et narratif : (…) le dialogue multiplie les chevilles narratives, liant logiquement les transitions spatio-temporelles, cependant qu’au niveau rythmique et descriptif le montage détruit ces relations causales pour y substituer une pure consécution tragique, métamorphosée par les figures de Neptune et de Minerve.» (ibidem, p. 43.)

Godard retire aussi du roman de Moravia beaucoup des pensées de Riccardo, impossibles à retranscrire telles quelles sous forme de citations. Ainsi, les réflexions de Riccardo sur le métier de scénariste dans le chapitre 5 sont réparties le long du film dans les attitudes de Paul.

Les indications de mise en scène du «scénario» indiquent l’utilité de tels changements :

«Contrairement au roman, le temps de l’action ne sera pas fragmenté en un série de petites scènes s’étalant sur plusieurs mois, mais composé de quelques longues scènes s’espaçant sur une durée de quelques jours.

Il s’agit dans ce film de raconter l’histoire à la fois du point de vue de chaque personnage (et surtout de Paul et Camille) et d’un point de vue extérieur à eux (et c’est ici que le personnage de Fritz Lang prend toute sa valeur).

Il s’agit, pour la mise en scène, de faire vivre le spectateur uniquement avec l’un des personnages, et en même temps de le faire assister au spectacle de leur aventure à tous.» (D’après Godard, «Scénario du mépris», op.cit., pp.82-83.)

Remarquons aussi que Godard supprime l’hallucination finale, le chapitre 22, donnant ainsi un côté plus brutal, plus fatal à l’accident tragique.

Le roman de Moravia est un roman à la première personne, Riccardo en est donc le personnage principal. Le cinéma supprime cette énonciation unique, cette focalisation interne, Godard équilibre alors le rôle des personnages en resserrant le film sur Camille.

«La deuxième sorte de changements concerne les personnages eux-mêmes. Le sujet du Mépris n’est plus le scénariste qui découvre et souffre du mépris dont il est l’objet de la part de sa femme, il est également et surtout cette femme qui méprise.

Et le sujet devient alors les aléas de ces gens qui se contemplent les uns les autres et que le cinéma contemple à son tour, aléas modernes qui se confrontent toujours de par la grâce du cinéma avec l’harmonie et l’intelligence classique, laquelle, en fin de compte, seule demeure. La morale du film retrouve donc celle du livre en la rendant plus évidente.» (ibidem, p. 84.)

Voyons donc l’évolution des personnages, de l’écrit à l’écran. Riccardo Molteni devient Paul Javal. D’italien, il devient français, donc, en Italie, il quitte le statut d’indigène pour celui d’étranger. Comme Riccardo, Paul est marié et écrit des scénarios pour un cinéma de série Z, «comico-sentimental» (D’après Moravia, idem, p. 32.) pour l’un, Toto contre Hercule pour l’autre.

Tous les deux viennent d’emménager dans un nouvel appartement pour contenter leur femme. Le personnage perdant son rôle «narratif» qui excluait un regard objectif sur lui-même, Godard peut reconstruire Paul selon ses désirs, à partir de rares descriptions physiques et psychologiques :

«[Paul est] un homme d’environ 35 ans, d’aspect un peu antipathique, dans le genre gangster de film, mais d’une antipathie sympathique, si l’on peut dire, secrètement attiré que l’on est par son côté renfermé, maussade, souvent provocateur, qui cache une âme tourmentée, rêveuse, qui se cherche elle même, sans vouloir se l’avouer.» (D’après Godard, «Scénario du mépris», op.cit., p. 74.)

Pour renforcer ce côté «gangster», il lui rajoute, même à l’intérieur, un chapeau «comme Dean Martin dans Some came running» (Comme un torrent, de Vincente Minelli) où D.Martin joue le rôle de «l’ami-qui-n’enlève-jamais-son-chapeau». Comme le narrateur qui écrit à posteriori pour comprendre comment s’est instauré ce mépris, Paul «agit, au fond parle, pour se prouver lui-même par l’action et la parole, comme on prouve la marche en marchant. Il ne sait pas vivre dans la plénitude et la simplicité de l’instant présent, d’où son désarroi et ses maladresses irréparables». Tous les deux, après la mort de leur femme, écriront pour le théâtre.

Emilia devient Camille et, comme Paul, devient française donc étrangère. Elle est également dactylo et peu cultivée. Si Emilia «n’était pas une beauté (…) mais en faisait l’effet», elle est jouée par B.B. qui incarnait les canons de la beauté des années 60. Camille est décrite par Godard comme «très belle, elle ressemble un peu à l’Eve du tableau de Piero della Francesca. Il faudrait que ses cheveux soient très bruns, ou châtains foncés, comme ceux de Carmen» (ibidem, p. 73.).

Pour obtenir cette coloration de cheveux, Godard dote Camille d’une perruque brune. Cet emploi de la perruque est peut-être inspiré de situations présentes dans le roman La peau de Malaparte, l’ancien propriétaire de la villa de Capri où est tourné le film.

De sujet observé par le narrateur, elle devient sujet observant. Godard nous propose aussi la vision de Camille sur les événements, or, contrairement à Paul, sa vision n’est pas réflexive mais émotionnelle, naturelle :

«Camille agit non psychologiquement, si l’on peut dire, par instinct, une sorte d’instinct vital, comme une plante qui a besoin d’eau pour continuer à vivre. (…) Une fois le mépris pour Paul entré en elle, il n’en sortira pas, car ce mépris, encore une fois, n’est pas un sentiment psychologique né de la réflexion, c’est un sentiment physique comme le froid ou la chaleur, rien de plus, et contre lequel le vent et les marées ne peuvent rien changer ; et voilà pourquoi en fait Le Mépris est une tragédie» (ibidem, p. 74.)

Ce côté naturel, instinctif du personnage est renforcé par le jeu de Bardot. D’ailleurs, le seul statut de star de B.B. suffit pour renforcer l’importance du personnage face à Piccoli, alors peu connu.

Comme le couple Javal, Battista, le producteur, change de nationalité et devient, chez Godard, le très américain Jérémie Prokosch. Physiquement, Jack Palance ne ressemble pas à la description qu’en donne Riccardo dans le roman :

«Il était de taille moyenne, avec des épaules très larges, un buste long et des grandes jambes courtes ; d’où sa ressemblance avec un gros singe qui lui avait valu ses sobriquets (Godard appelait Joe Lévine «King-Kong Lévine»). Son visage avait aussi quelque chose de simiesque : cheveux qui, laissant les tempes dégarnies, étaient plantés très bas au milieu du front ; sourcils épais et mobiles, petits yeux, nez court et large, grande bouche quelque peu prognathe, presque sans lèvres et mince comme une entaille.» (D’après Moravia, idem, p. 90)

Godard lui donne «environ 37 ans. Il a un peu engraissé depuis quelques années, et son visage d’oiseau de proie asiatique s’est légèrement amolli» (D’après Godard «Scénario du mépris», op.cit., p. 74.).

Pour le décrire, Godard ne peut s’empêcher d’évoquer le personnage du producteur de La comtesse aux pieds nus de Mankiewicz ; Mankiewicz déjà évoqué dans son article paru aux Cahiers du Cinéma sur Le mépris où il rapproche le mélange des langues dans son film à celui du Quiet American du réalisateur américain :

«Il ressemble un peu, au moral, au producteur de The barefoot contessa, en moins maladif, en plus coléreux et plus sarcastique.» (ibidem, p.77.)

Godard fait du producteur un tyran, «un petit empereur romain» se servant de Francesca, sa secrétaire, comme d’une esclave.

«Jérémie Prokosch n’est ni homme, ni dieu, mais comme tous les grands producteurs, seulement un demi-dieu, ce qui est sa force et sa faiblesse. Il voudrait, comme Dieu, en effet, façonner les hommes à son image.» (ibidem, p.77.)

Et, alors que, dans son «scénario», Prokosch avait un côté sympathique (il gardait une photo de sa mère sur lui, …), Godard, dans le film, en force les traits antipathiques, certainement pour régler ses comptes avec Palance, Lévine et Ponti.

Le personnage du réalisateur allemand, Rheingold, lui aussi prend de l’épaisseur. Rheingold est un réalisateur talentueux mais mineur, «un metteur en scène de valeur qui n’avait pas l’esprit commercial et dont les ambitions, peut-être discutables, étaient toujours sérieuses», mais Moravia remarque que «Rheingold n’était (…) pas de la classe d’un Pabst ou d’un Lang».

Dans le film, cette «classe», il l’acquiert forcément puisqu’il devient Fritz Lang. Lang y joue à la fois son propre rôle – le grand cinéaste allemand ayant fui l’Allemagne nazi, réalisateur de M, le maudit et de Rancho notorious évoqués dans le film – et il joue également le rôle d’un «Fritz Lang», personnage créé par Godard. Comme Godard le souligne, Lang n’aurait jamais accepté de réaliser une super-production sur l’Odyssée. Et ce grand cinéaste acceptant une grosse production historique sous la «tyrannie» de gros producteurs américains rappelle moins la période américaine de Lang que, une fois encore, Mankiewicz.

Le tournage de Cléopâtre fût un des plus houleux de l’histoire du cinéma. Il se déroula en 1961-1962, lors de la préparation du Mépris. Comme Le mépris, Cléopâtre sortit en 1963. Mankiewicz était déjà rapproché de Moravia dans la toute première critique de Godard, parue à La gazette du cinéma en 1950 :

«Je ne crains pas de lui accorder une place aussi importante que celle tenue par Alberto Moravia dans la littérature européenne. (…) On y sent la même empreinte, la même infiltration de cette sensibilité magique que Jean Grenier nommait méditerranéenne.

Le charmant et désuet Ghost and Mrs. Muir offre la même texture dramatique que L’Amour conjugal, roman d’Alberto Moravia. (…) A l’inverse des personnages d’A. Moravia, chez lesquels la réussite perpétuelle se solde par une déception, les personnages de Mankiewicz sont des ambitieux qui, à force de déception finissent par réussir. (…)

Les chroniques conjugales de Joseph Mankiewicz offrent des perspectives romanesques inverses de celles d’A. Moravia. Mais les personnages y manifestent le même manque de «prise sur la vie» et nous y respirons le même parfum de «surprise attendue»(Colette Audry)…» (D’après Godard, «Joseph Mankiewicz», in La gazette du cinéma, N°2, juin 1950, repris dans Godard par Godard, Les années cahiers, pp.43-45.)

Lang devient «un vieux chef indien, sage, serein, qui a médité longtemps et enfin compris le monde ; et qui abandonne le sentier de la guerre aux jeunes et turbulents poètes (…) Comme tous les grands artistes (…) qui arrivent à la fin de leur art, le trait prédominant, chez Lang, avec l’intelligence, est la bonté, la générosité.» (D’après Godard, «Scénario du mépris», op.cit., p.78.)

Ainsi, en confiant le rôle du réalisateur à Lang, une légende du cinéma, Godard procure au personnage l’aura d’un dieu, celui qui «pose sur le monde un regard lucide. Il [est] la conscience du film, le trait d’union moral qui relie l’Odyssée d’Ulysse à celle de Camille et de Paul» (ibidem, p.78.). Du simple réalisateur honorable qu’était Rheingold, le personnage devient l’incarnation du cinéma, de sa conscience :

«Le sujet du Mépris, ce sont des gens qui se regardent, qui se jugent, puis sont des gens qui se regardent et se jugent, puis sont à leur tour regardés et jugés par le cinéma, lequel est représenté par Fritz Lang ; en somme la conscience du film, son honnêteté.»

Godard rajoute à ces quatre personnages principaux présents chez Moravia, un cinquième, celui de Francesca Vanini. Ce personnage n’est qu’une simple utilité dans le roman, elle n’y apparaît que deux pages, le temps que Riccardo lui donne un baiser devant Emilia, puis la renvoie. Dans le film, son employeur devient Prokosch qui la traite en esclave. Mais son rôle est surtout celui de la traductrice, le lien obligé entre les différents personnages parlant soit le français, soit l’anglais, l’italien ou l’allemand.

Constatons simplement que, comme Camille est B.B., Lang est Lang, Prokosch est Palance, Francesca est aussi Georgia Moll, actrice pour Mankiewicz dans A quiet american (Un américain bien tranquille) et pour Rossellini pour Paisa, Stromboli et Voyage en Italie ; quatre films où la question des langues multiples est abordée. Et ce rôle dans Voyage en Italie procède à l’élaboration, en filigrane, d’une «textualité» seconde du film de Godard avec celui de Rossellini, omniprésent. Son nom même, Vanini évoque le dernier film sorti de Rossellini, Vanina Vanini, dont on distingue l’affiche sur les murs, à côté de celles de Psychose, Hatari et Vivre sa vie !

Godard crée le rôle de l’assistant réalisateur, qu’il s’attribue. Il est le seul personnage secondaire qui agit et parle (pour dire «Silence» !). D’autre part, il supprime tous les autres personnages présents dans le roman, notamment le couple Pasetti (Ch.6). Godard resserre l’action sur l’essentiel, ces cinq personnes «s’observant et se jugeant».

Appartenant également à cette «deuxième sorte de changements», la modification principale par rapport à Moravia concerne les interprétations de l’Odyssée par les personnages :

«En ce sens une modification profonde et capitale a été apportée au roman en ce qui concerne le « fait odyséen ».

Il ne s’agit plus, dans le film, d’un futur scénario auquel Paul doit participer, ou qu’il doit écrire seul, mais d’un film déjà presque terminé, dont le producteur n’est pas content et dont il voudrait faire retourner quelques séquences. (…) Ceci est important également quant au caractère de Paul. Puisque, contrairement au roman, il va défendre une conception romantique et nordique de L’Odyssée, il ne sera pas forcé d’y croire vraiment, mais il semblera logique qu’il le fasse, par désir de briller devant les autres, de s’affirmer.»

En effet, Godard inverse la situation. Dans le roman de Moravia, c’est Rheingold qui soutient la thèse selon laquelle Ulysse ne supporterait pas Pénélope, d’où les aventures retardant son retour à Ithaque. Cette interprétation «freudienne» assez fantaisiste, du moins inhabituelle, de l’Odyssée décrédibilise quelque peu Rheingold.

Or, Fritz Lang ayant le rôle du sage, de la vision intelligente, il ne peut soutenir cette thèse. Paul, au contraire, doit imposer une nouvelle vision de l’oeuvre, se faire remarquer pour sa première grosse production. Cette simple inversion de point de vue permet de modifier, d’ajuster, la psychologie des personnages.

Plus que pour Pierrot le fou, des citations de l’oeuvre mère, de l’hypotexte sont présentes. La plupart sont des adaptations très proche du texte original, notamment lors de la séquence où Camille décide de faire chambre à part, ou bien celle où elle accepte à contre-coeur de faire l’amour…

D’autres citations sont plus exactes, la plupart d’entre elles se trouvent en voix off lors de la séquence de flash-back où B.B. apparaît telle une play-mate (plans 109 à 119) :

«J’avais souvent pensé depuis quelque temps que Camille [Emilia] pouvait me quitter, j’y pensais comme à une catastrophe possible ; maintenant j’étais en pleine catastrophe.» (p.226)

«Autrefois tout se passait comme dans un nuage [d’élan emporté,] d’inconscience [enivrée], de complicité ravie «(Ces extraits se suivent directement dans le film, mais pas dans le roman. Alors que ce sont des «monologues» de Riccardo, la parole est ici prise tantôt par Camille (§ 2 et 3), tantôt par Paul (§ 1 et 4). Entre crochets sont retranscris les suppressions opérées par Godard sur le texte original. Nous aurions pu prendre comme autre exemple la lettre d’adieu de Camille ou des répliques comme : «Je te méprise.»…), p.53.

«Tout s’accomplissait avec une inadvertance rapide, folle, enchantée, et je me retrouvais dans les bras de Paul [d’Emilia] sans presque me souvenir de ce qui s’était passé.»(p 53)

«[Et] maintenant, cette inadvertance était totalement absente de la conduite de Camille [d’Emilia] et par conséquent de la mienne. Pourrais-je même sous l’empire de l’excitation des sens, observer ses gestes d’un regard froid comme elle, sans doute, pourrait à son tour regarder les miens ?…»(p 53)

Godard, par la spécificité de la séquence (plans très courts, voix-off), semble placer quelques «guillemets» filmiques. Mais la citation n’est quelquefois qu’illusion, il peut recréer le texte à sa guise. Ainsi, au paragraphe «Autrefois…», Moravia énumère trois «actions» («élans emportés», «inconscience», «complicité»), chacune accompagnée d’une «image» la qualifiant («nuage d’», «enivrée», «ravie») ; Godard n’en garde que deux, en assemblant le premier trope avec la seconde action («nuage d’inconscience»). Godard se sert du roman comme d’un palimpseste.

Ce sont ici des «monologues intérieurs» perçus comme tels car retranscrits en voix-off. D’autres citations sont moins repérables car intégrées aux dialogues («Je te méprise»…)

Enfin, signalons que Moravia lui-même fait, dans son roman, des allusions littéraires à Joyce, Pétrarque, O’Neil… ; citations que, semble-t-il, Godard ne réutilise pas. Il leurs préfère Hölderlin, Brecht, Dante… Godard ne se laisse pas imposer des citations, il les choisit par rapport à son oeuvre, ce qui est devenu son oeuvre.

Nous pouvons donc parler d’adaptation pour Le mépris, adaptation fidèle car il en respecte la trame principale, adaptation infidèle car il en propose une lecture différente, personnelle. Le film ne fait aucun compromis à la fidélité, ce n’est pas une «illustration» du roman, mais bien une oeuvre personnelle, recrée par Godard, où même les emprunts sont «dugodar». Il n’essaie en aucun cas d’«être fidèle», de «ne pas trahir», mais il fait simplement un film «qui s’accorde à ses désirs». Comme Welles avec Shakespeare, comme les classiques avec les anciens, il propose sa recréation d’un texte existant, dans, rappelons-le, un art différent, le cinéma.

L’adaptation d’une oeuvre par Godard devient, sans conteste, une oeuvre de Godard ; l’auteur du livre étant dépossédé de toute paternité sur le film. Le roman est de l’écrivain, le film de Godard. Qu’elle soit un peu fidèle comme Le mépris où totalement infidèle (Masculin/Féminin), l’adaptation est surtout l’occasion pour Godard de «voler» une trame romanesque, de «piquer dans les bouquins» des histoires, puisqu’il en faut, l’important étant ailleurs.

Sur ces romances, souvent de bon marché, il greffe ses obsessions, ses thèmes, son «message» par d’autres moyens que la narration : la citation, l’image, le son… Il est bien «au delà du récit» et les livres adaptés sont ces «récits» dépassés, sur-créés par Godard, par le cinéma. Il sait que l’écrivain est dans le style, pas dans la diégèse. Peu importe alors que ces romans soient des classiques ou des romans de gare puisque, au style de l’écrivain, il substitue son style de cinéaste.

Et, si ce ne sont pas toujours des textes très «littéraires» qui sont adaptés, alors l’aspect littéraire vient d’ailleurs, des autres auteurs, «digérés» par Godard. Ainsi, nous le verrons, Pierrot le fou est autant, sinon plus, «adapté» de Rimbaud que de White, Le mépris de Rossellini que de Moravia…

Lors de l’adaptation Godard ne porte pas une oeuvre à l’écran mais crée sa propre oeuvre, supportée par une oeuvre écrite. Le «respect des auteurs» doit être cherché ailleurs que dans l’adaptation. C’est la raison pour laquelle des textes «mineurs» sont choisis, il peut maltraiter le livre, l’adapter à sa guise ; leur éventuelle «pauvreté» lui permet de greffer à la trame des thèmes peut-être seulement latents dans ces oeuvres. Et citer l’hypotexte correspond alors à un de ces « soulignements » de la lecture, indice de la re-création de l’oeuvre par le lecteur.

Alors, oui, ces textes sont peut-être des «pré-textes», des «textes-avant», préparant le film, le terreau sur lequel se greffe l’oeuvre godardienne. Et, seule une bonne lecture fait d’un texte une re-lecture, une création, cette re-création dont le cinéaste voudrait qu’opère le lecteur/spectateur face à son oeuvre. Comme le souhaite Godard, le film, pour être un lieu de communication, doit devenir une co-création du cinéaste et de son spectateur.

Les citations et allusions littéraires ne sont donc pas de simples emprunts, mais elles participent à la création. Elles permettent à la pensée de Godard, ou de ses personnages, de s’exprimer. Elles appartiennent surtout à l’esthétique godardienne où la littérature est omniprésente.

Malgré un relatif désintéressement pour cette pratique lors de sa période vidéo, Godard continue de citer de nombreux textes qu’il présente de moins en moins. Par exemple, dans J.L.G./J.L.G., qui est, à ce jour, son dernier film, il cite ou évoque, entre beaucoup d’autres, Sartre, Diderot, Flaubert, Dostoïevski, Jankélévitch, Wittgenstein ou, bien sûr, l’inévitable Aragon… Il filme également sa bibliothèque où l’on trouve des ouvrages de Simone de Beauvoir, Albert Camus, Jean Genet, Balzac, Dante… La citation et l’allusion font désormais indiscutablement partie de son esthétique.

Il est même quelquefois cité, notamment par Hal Hartley, qui « plagie » plusieurs séquences du Petit soldat dans Ambition, et qui, dans Theory of Achivement, présente un sosie du jeune Godard qui énonce, à l’oreille d’un traducteur, des aphorismes comme jadis Parvulesco dans A bout de souffle.

Adapté ou non, le texte est avant tout un support à sa création cinématographique. La citation n’est jamais gratuite, elle est toujours signifiante, justifiée :

« Dans mes films, à mon avis, les citations sont toujours justifiées. Je peux toujours justifier n’importe laquelle. Et si elles ne se justifient pas, j’ai toujours le plaisir de la mettre, et puis les gens, s’ils n’aiment pas le film, peut-être qu’ils aiment Aragon » (D’après Godard, Jean-Luc, « réponse aux spectateurs du ciné-club d’Annecy , 1965» reproduit par Cinéma 65, n° 94, repris in LEFEBVRE, Raymond, Jean-Luc Godard, Edilig, Paris, 1983, p. 18.).

Si ces citations se justifient, nous n’en doutions pas, il nous reste à expliquer comment. En effet, l’emploi d’une citation ou d’une allusion est toujours coordonné à d’autres facteurs, l’emprunt fait toujours partie d’un ensemble plus vaste constituant un « univers littéraire ».

 

Partie 2 : Les univers littéraires

Nous venons d’étudier la présence de citations et d’allusions littéraires dans les films de Godard, nous tâcherons désormais de comprendre leurs rôles à travers leurs organisations. Elles appartiennent, pour la plupart, à des « univers littéraires » précis que nous avons divisés en quatre catégories : la première rassemble ceux organisés autour de thèmes ; la seconde ceux qui constituent une allusion générale à l’univers d’un auteur ; la troisième est consacrée aux différentes cultures et aux multiples mythes évoqués dans le Mépris.

La quatrième catégorie est composée, non pas par des allusions à des oeuvres précises, mais par l’emploi de différents genres littéraires adaptés pour le cinéma par Jean-Luc Godard. Le point commun entre ces différentes organisations est cette même utilisation de la littérature comme outil cinématographique. Et nous verrons comment ces « univers littéraires » remplacent bien souvent la diégèse filmique dont ils sont indépendants.

Chapitre 1 : Les réseaux citationnels

«J’ai fait plutôt des films, comme deux ou trois musiciens de jazz : on se donne un thème, on joue et puis ça s’organise.» (D’après Jean-Luc Godard, Introduction à une véritable histoire du cinéma, ed. Albatros, coll. Ca/cinéma, 1986, Paris, p.44. )

Plutôt que d’obéir aux contraintes narratives d’un scénario, les films de Godard s’organisent, à la manière d’improvisations, autour de «thèmes» : les notes de ces «thèmes» consistent volontiers en citations et allusions littéraires.

Le cinéaste ne s’étant que rarement prêté à l’auto-justification, le film à lui seul doit pouvoir éclairer les citations dont, pour une bonne part, il se compose. Bien souvent alors, ce sont les citations elles-mêmes qui se justifient entre elles, créant par leur organisation des réseaux thématiques, quelquefois indépendamment de la diégèse filmique.

Nous donnerons à ces organisations le nom de «réseaux citationnels» ; car ce sont bien des réseaux d’interaction que forment ces accumulations de citations et allusions littéraires. En effet, elles sont rarement isolées, totalement signifiantes en elles-mêmes, mais fonctionnent, pour la plupart, en corrélation avec une ou plusieurs autres citations auxquelles elles se rattachent par des liens subtils d’inter-motivations : les citations se répondant, s’opposant, s’incluant…

Ces interactions peuvent être d’ordre thématique, esthétique… Ainsi les citations de Bataille et de Ducasse dans Week-end se répondent-elles, au-delà du texte cité, par le rapprochement opéré entre ces deux écrivains de la violence, du chaos, d’une certaine fascination pour le monstrueux, l’horrible…

Mais ce choix de citations semble quelquefois déterminé autrement que de façon thèmatique, par des liens qui seraient aussi esthétiques : notamment, dans Le mépris, entre Hölderlin et l’Odyssée, fréquemment évoquée dans l’oeuvre du poète allemand ; ou bien, dans A bout de souffle, entre William Faulkner et les films noirs interprétés par Humphrey Bogart, Faulkner ayant écrit entre autres les scénarios du Grand sommeil et du Port de l’angoisse pour Howard Hawks.

Cette organisation «en toile d’araignée» des citations qui s’auto-motivent les unes les autres, et créent peu à peu un réseau, est assez repérable dans Pierrot le fou, où plusieurs réseaux sont présents (la mort, la liberté, la vie…). Nous nous proposons d’étudier un réseau original, celui des «hommes doubles», pour illustrer cette organisation particulière des citations et allusions chez le cinéaste ; organisation présente dès A bout de souffle ou Le petit soldat et qui se perfectionne ensuite, jusqu’à devenir la trame même, le liant des films de sa production actuelle.

Godard, en effet a décidé de ne plus «raconter d’histoire» : ainsi, Nouvelle Vague «est tourné autour» de l’éternel retour, Hélas pour moi autour de la résurrection, démontrant par là même que le film se fait au-delà de la diégèse, par les thèmes et les questions qu’il dévoile et suscite.

L’intérêt capital de ces réseaux citationnels est de «greffer» au film un développement thématique indépendamment du déroulement narratif. L’enjeu du film, sa raison d’être, n’est pas dans la progression narrative, mais dans une progression seconde, à la fois filmique et textuelle (la citation étant, à l’origine, du texte). Et, cette progression n’est assurée que par la présence des réseaux citationnels qui la mettent en oeuvre. Et, la réception de la richesse de sens qu’elle offre, ne peut avoir lieu que par la saisie (l’identification et l’interprétation) de ces réseaux.
Le réseau citationnel des «hommes doubles» dans Pierrot le fou

Antoine Duhamel, lorsqu’il écrivit la musique de Pierrot le fou, composa deux «thèmes» pour le personnage interprété par Belmondo : celui de Pierrot et celui de Ferdinand. Car c’est bien un être double, un être complexe que nous voyons agir. Ainsi, Marianne ne se trompe pas en le décrivant dans le petit poème qu’elle a écrit sur lui, et qui est en fait de Prévert :

«Tendre et cruel
Réel et surréel
Terrifiant et marrant
Nocturne et diurne
Solite et insolite
Beau comme tout.» (D’après Prevert, Jacques, «Lanterne magique de Picasso», in Paroles, Gallimard, Le livre de poche, 1964, Paris, p. 240.)

Belmondo est donc Pierrot et Ferdinand. Tout le personnage est contenu dans ce «et», il est ce «et» que Godard tente de dépeindre, comme Velasquez, selon Elie Faure, est le peintre du «entre» :

«Il ne saisissait plus dans le monde que les échanges mystérieux, qui font pénétrer les uns dans les autres les formes et les tons, par un progrès secret et continu dont aucun heurt, aucun sursaut ne dénonce ou n’interrompt la marche.» (D’après Faure, Elie, Histoire de l’Art, L’Art moderne I, Gallimard, Le Livre de poche, 1971, Paris, p. 167)

A propos d’un film ultérieur, Six fois deux, Gilles Deleuze éclaire quelque peu cette esthétique chez le cinéaste :

«Ce qui compte chez lui, ce n’est pas 2 ou 3, ou n’importe combien, c’est ET, la conjonction ET. L’usage du ET chez Godard, c’est l’essentiel. C’est l’important parce que notre pensée est plutôt modelée sur le verbe être, EST. […] Le ET, ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est toujours entre les deux, c’est la frontière […] Le but de Godard : «voir les frontières», c’est-à-dire faire voir l’imperceptible» (D’après Deleuze, Gilles, «Trois questions sur Six fois deux», Cahiers du cinéma, n° 352, octobre 1983, in Pourparlers, Editions de minuit, 1990, Paris, pp.64-65).

Le personnage est donc un être complexe qui contient en lui, comme chaque homme, des antagonismes, ou plutôt il est un homme, dans sa totalité, sa globalité, ce «monde triste et gai» de Prévert. Et cet être qui, comme le remarque Freddy Buache parle «tantôt comme un poujadiste méprisable et tantôt comme Blaise Pascal» (D’après Buache, Freddy, Le cinéma français des années 60, coll. les classiques du cinéma, ed. Cinq continents/Hatier, Lausanne, 1987, pp.146-147), est à la fois Ferdinand et Pierrot ; mais qui est/sont il(s) ?

Examinons d’abord Pierrot. Pierrot est, tout d’abord, le surnom que donne Marianne à Ferdinand et la seule justification qu’elle avance peut paraître bien faible à une première vision :

«Marianne : – Non, Pierrot.
Ferdinand: – … Pas te redire de m’appeler Ferdinand.
Marianne : – Oui, mais on ne peut pas dire : (elle chante sur l’air de «Au clair de la lune») «Mon-a-mi-Ferdinand»…»

La remarque semble d’abord simplement plaisante mais, en fait, elle est fondatrice pour le personnage : Le Pierrot du film est bien proche du Pierrot lunaire, celui de la commedia dell’Arte. Cet univers est omniprésent dans le film, et le thème musical de la chanson populaire réapparaîtra par la suite.

Mais surtout, Pierrot est entouré de ses comparses de la commedia dell’Arte. En effet, au mur, des cartes postales représentant des Arlequins ou le Pierrot au masque (être double !) de Picasso contribuent à intégrer le personnage à ce monde de pantomime.

Eliette Vasseur décrit ce Pierrot lunaire comme «un amoureux ingénu et transi dont les filles se gaussent et que les hommes exploitent» (D’après Laffont et Bompiani, Dictionnaire des Personnages, ed. Robert Laffon, Coll. Bouquins, Paris, 1994). Tel est aussi notre Pierrot, manipulé par Marianne et Fred, aveuglé par l’amour.

De plus, deux utilisations du personnage de Pierrot peuvent être rapprochées de Pierrot le fou. Dans Pierrot Romulus ou le ravisseur poli, parodie de 1722 par A.R. Lesage et d’Orneval du Romulus de Lamotte, Pierrot enlève la sabine Hersilie comme Pierrot enlève Marianne – Marianne qui est baby-sitter comme Colombine est soubrette. Fred serait alors Arlequin : l’homme aimé de Colombine, en mouvement, le danseur…

Mais il faudrait surtout rapprocher notre Pierrot de celui d’Edmond Rostand : dans Les deux Pierrot ou le souper blanc de 1891 il met en scène deux Pierrot : l’un, Pierrot I, toujours gai, l’autre, Pierrot II, toujours triste ; mais les deux aiment Colombine. Encore un être double, triste et gai. Mais ce Pierrot lunaire, celui qui ne veut prêter sa plume pour pouvoir écrire un mot ou deux sur son cahier, cette face cachée de Ferdinand prend quelquefois la parole, et, si l’on oublie pour quelques instants qu’il s’appelle Ferdinand, tout s’éclaircit :

«M : On la voit bien, la lune, hein ?
F : Je vois rien de spécial.
M : Si, moi je vois un type. C’est peut-être Léonov, ou cet américain, là, White ?
F : Oui, je le vois aussi, mais c’est ni un popov, ni un neveu de l’Oncle Sam. Je vais te dire qui c’est.
M : Qui c’est ?
F : C’est le seul habitant de la lune. Tu sais ce qu’il est en train de faire ? Il est en train de se barrer à toute vitesse.
M : Pourquoi ?
F : Regarde…
M : Pourquoi ?
(Contrechamp sur la lune)
F : Parce qu’il en a marre. Quand il a vu débarquer Léonov, il est heureux. Tu parles ! Enfin quelqu’un à qui parler, depuis des éternités qu’il était le seul habitant de la lune. Mais Léonov a essayé de lui faire entrer de force les oeuvres complètes de Lénine dans la tête. Alors dès que White a débarqué à son tour, il s’est réfugié chez l’Américain. Mais il n’avait même pas eu le temps de dire bonjour, que l’autre lui fourrait une bouteille de Coca-Cola dans la gueule, en le forçant à dire merci d’avance. Alors il en a marre. Il laisse les Américains et les Russes se tirer dessus, et il s’en va.
M : Où il va ?
F : Ici. Parce qu’il trouve que tu es belle. Il t’admire. Je trouve que tes jambes et ta poitrine sont émouvantes»

Ce passage subreptice et inattendu de la troisième à la première personne complète l’identité «lunaire» de Pierrot, exilé sur terre, dans la vie réelle. La troisième personne étant, selon Benveniste (D’après Benveniste, Emile, Problèmes de linguistique générale I, chapitre XX, Tel, Gallimard, Paris, 1966, pp. 251-257) , une «non-personne» et le je, une personne, on assiste à un transfert de statut pour Pierrot, d’abord «personnage» narré (le locuteur est encore Ferdinand), «non-personne» encore refoulée, il devient instance narratrice , «personne» acceptée, incarnée.

Pierrot est proche aussi du Petit prince, quittant sa planète, partant à la découverte des mondes, se liant d’amitié avec un renard… Mais cet extrait est assez singulier dans le film, c’est un des rares instants où Ferdinand laisse parler Pierrot , ne l’occulte pas au moyen d’un de ses cinglants «Je m’appelle Ferdinand».

Enfin, le trait caractéristique qui distinguait physiquement Pierrot de ses comparses dans ces pantomimes muets -trait qu’il gardera dans toutes ses «incarnations» ultérieures- est son visage enfariné. L’acteur se maquille le visage en blanc : alors, les spectateurs reconnaissent en lui Pierrot.

Dans le film, pour devenir Pierrot, le personnage aussi se peint le visage, mais le blanc fait place au bleu, couleur du «jusqu’au boutisme», du désespoir extrême, couleur de cette mer alliée, «allée», avec le ciel, tout aussi bleu, la couleur de Ferdinand sur le visage de Pierrot, la «folie» de Pierrot, la schizophrénie du masque. A moins que ce bleu ne relève également d’une revendication esthétique. Certains évoquent, justement, les noms de Klein, de Picasso, de Staël, comme Jacques Aumont évoquant «Godard peintre» :

«Si Ferdinand se peint le visage en bleu au moment de se donner la mort, c’est peut-être que, plus tôt, évoquant le suicide de Nicolas de Staël (dans la scène du petit café), il était assis devant un petit pan de mur bleu, et que, plus tôt encore (lors de la réception Expresso) c’est sur un filtre bleu qu’il est fait état de la Tristesse d’Olympio (et encore : la conjonction du bleu et du suicide n’évoque-t elle pas Yves Klein, disparu en 1962, peu avant le film).» (D’après Aumont, «Godard peintre», in La revue belge du Cinéma, n°22-23)

Mais ce serait, étrangement, plutôt le nom d’Auguste Renoir qui s’imposerait, le peintre étant présent par ses oeuvres citées, «collées» dirait Aragon, mais aussi par le patronyme de Marianne. Or une des phrases les plus célèbres prêtées au peintre est celle de l’invention de l’impressionnisme :

«Un matin l’un de nous manquant de noir, se servit du bleu : L’impressionnisme était né» (D’après Renoir, Auguste, propos rapportés par G.Coquiot, in Dictionnaire de citations françaises Tome 2, Les usuels du Robert, Robert, Paris, 1993)

Pierrot le fou, premier film impressionniste ? Le dernier plan, la mer et le ciel mêlés dans les reflets du soleil, semblerait révéler l’influence de Monet et d’autres impressionnistes (ou de leurs précurseurs comme Turner) chez qui, aussi, «le soleil a rendez-vous avec la mer» dans cet horizon qui est une alliance plus qu’une rupture ; Godard filme la mer lorsque les violents reflets du soleil scintillent en formant de grands traits, touches floues mais précises, comme dans certaines de ces toiles impressionnistes où le ciel et la mer ne font qu’un, qu’une, l’Eternité..

Mais quelques autres Pierrot peuvent être évoqués. Le vrai Pierrot le fou, bien entendu, mais, semble-t-il, Godard n’en retient que ce surnom et un petit penchant criminel ! «Mon prochain film est un film d’aventure qui a pour titre Pierrot le fou. C’est le nom du personnage : il n’a aucun rapport avec celui auquel vous pensez» (D’après Godard, in Les lettres françaises, n°1077, 22 Avril 1965).

Pierrot serait donc bien «le nom du personnage» ! Autre Pierrot, celui de Pierrot mon ami de Raymond Queneau, car, si aucune citation n’en est extraite et qu’aucun lien ne puisse être fait avec la diégèse du roman, le personnage est tout aussi naïf. De plus, Godard titre «Pierrot, mon ami» un article écrit sur le film et paru aux Cahiers. Et, à sa sortie, une publicité pour le film, certainement écrite par Godard lui-même, proposait :

«Pierrot le fou c’est :
-Stuart Heisler revu par Raymond Queneau.
-Le dernier film romantique.
-Le Technicolor héritier de Renoir et Sisley.
-…» Renoir et Sisley… (in Avant-scène Cinéma, n°171-172)

Déchiré par Pierrot, Ferdinand a conscience de sa duplicité : « Y a pas d’unité. Je devrais avoir l’impression d’être unique, j’ai l’impression d’être plusieurs». Il commence alors à percevoir quelqu’un d’autre en lui, un abruti dans la glace, Pascal qui perçoit le poujadiste en lui dans ce miroir -objet dédoublant par excellence- :

«M : Vous avez l’air tout sombre.
F : Y a des jours comme ça, on rencontre que des abrutis. Alors on commence à se regarder dans une glace et à douter de soi…»

Ce miroir, c’est aussi lui, reflet et apparence d’un autre être :

«-Nous traversâmes la France comme des apparences
-Comme un miroir»

En se considérant «comme un miroir», il accepte sa duplicité, mais ignore s’il est la réalité ou le reflet, ne comprenant pas qu’être le miroir, c’est être l’alliance des deux, le «et», le «entre». Godard promène alors son personnage, comme un miroir, le long des chemins de France tel Stendhal, pour montrer, à travers lui, la déliquescence de la société de son temps. Il souligne lui-même cette filiation, entre cinéma-vérité, impressionnisme et réalisme dans un hommage à Henri Langlois :

«Louis Lumière, via les impressionnistes, était bien le descendant de Flaubert, et aussi de Stendhal dont il promena le miroir le long des chemins» (D’après Godard, in Jean-Luc Godard, J.-L. Douin, ed. Rivages/Cinéma, Paris, 1994, p.63)

Autre occurrence du double, Godard «colle», par l’intermédiaire de Pierrot, l’histoire de William Wilson, un résumé des aventures du héros de la nouvelle d’Edgar Allan Poe :

«Il avait croisé son double dans la rue. Il l’a cherché partout pour le tuer. Une fois que ça a été fait, il s’est aperçu que c’était lui-même qu’il avait tué, et que ce qui restait, c’était son double.»

Ferdinand serait à la recherche de son double pour le tuer, pour se tuer avec lui. L’allusion à la nouvelle de Poe s’inscrit donc dans ce contexte des «hommes doubles». Mais ce thème est surtout mis en lumière par la longue citation, très modifiée, de La mise à mort d’Aragon, citation non présentée comme telle et récitée d’une voix monocorde et hachée par Belmondo :

«Peut-être – que je rêve – debout. – Elle me fait penser – à la musique. – Son visage. – On est – arrivés – à l’époque – des hommes doubles – On n’a plus besoin de miroir – pour parler – tout seul. – Quand Marianne dit – «Il fait beau» – Rien d’autre. – A quoi elle pense ? – D’elle je n’ai que cette apparence – disant : – «Il fait beau» – Rien d’autre – A quoi bon – expliquer – ça ? – Nous sommes – faits – de rêves – et – les rêves – sont faits – de nous. – Il fait beau – mon amour – dans les rêves – les mots – et la mort. – Il fait beau – mon amour. – Il fait beau – dans la vie.» (D’après ARAGON, «Seconde lettre à Fougère», La mise à mort, coll. Soleil, Mayenne, 1965.).

Si ces extraits d’Aragon sont cités, c’est, entre autres, pour cette vision de l’homme double dont il est question tout au long du roman. Car, en-dehors des extraits cités par le cinéaste, Aragon évoque mainte fois l’homme double. Notamment en citant lui-même une de ses oeuvre antérieure de 1936 (?) :

«Nous sommes comme les autres des êtres doubles. Nous vivons à une époque historique qui se caractérisera peut-être un jour par là : le temps des hommes doubles. J’ai fait toujours deux parts de ma vie…(idem, p.85) »

Aragon fait aussi des allusions au roman de Stevenson , L’étrange cas du Dr. Jekyll & de Mr. Hyde («L’habitude et la contradiction. Et dans tout ça, le Dr Jekyll et Mr Hyde, je veux dire, à l’envers, Isidore Ducasse et le comte de Lautréamont… ça, au moins, ça exigerait un développement! N’y comptez pas.» Op.cit. p.142. Il est par ailleurs fait rapidement allusion à Stevenson dans le film : « Un bateau à voile, comme dans les romans de Stevenson»), le grand «homme double» de la littérature. Aragon explique un peu qui est l’homme double :

«Les hommes doubles… L’un qui a une fonction dans la société, l’autre qui n’a rien à voir avec celui-ci, parfois qui le déteste, qui est contradictoire avec lui… l’homme quoi!» (D’après Aragon, op.cit., p.88)

Serait-ce ce que nous observons dans le film ? Aragon cite encore en épigraphe au chapitre «Le carnaval» le «JE est un autre» de Rimbaud : l’allusion paraît si évidente dans le film que la phrase n’a pas besoin d’être citée pour être présente, tant Rimbaud et les êtres doubles hantent ce film.

Enfin, même si Aragon va plus loin dans la multiplicité des êtres (des «hommes triples» apparaissent dans le chapitre «Le miroir brot»), un passage du roman prouve sans équivoque l’influence que celui-ci put avoir sur la construction même du film :

«Je t’ai déjà dit de ne plus m’appeler Alfred puisqu’Ingerborg trouve ce nom ridicule. (…) Je t’ai demander de m’appeler Jacques. Je te l’ai dit cent fois, ou si tu préfère Iago, pourquoi tu fais cette bouille ? Iago, Jacques, comme Santiago.»

Le parallèle est évident, avec cet échange constant, répété onze fois, entre Marianne et Ferdinand où, à l’inverse, le personnage refuse son «pseudonyme», lui préférant son nom «civil» :

«-…Pierrot !
-Je m’appelle Ferdinand»

Car, si Marianne s’adresse à Pierrot («avec des sentiments»), c’est Ferdinand qui lui répond («avec des mots») et qui s’affirme alors en tant que Ferdinand. Ferdinand serait-il donc le «je» et Pierrot le «moi» ?.

La notion de réseau citationnel prend, avec ce roman, toute sa dimension. En effet, dans La mise à mort, le chapitre «Seconde lettre à Fougère» (dont sont extraites les citations) débute lui-même sur une citation de La tempête de Shakespeare :

« …We are such stuff
As dreams are made of, and our little life
Is rounded with a sleep…»

qu’Aragon, d’abord, traduit :

«Nous sommes de l’étoffe même dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée d’un sommeil…»

Puis, à plusieurs reprises, il répète, re-cite cette phrase en la remodelant, notamment en :

«Et les rêves sont faits de nous comme nous sommes faits de rêves »

En citant Aragon, Godard cite Shakespeare. Puis Aragon évoque les personnages de La tempête dont un certain… Ferdinand. Tout se rejoint. Alors, les allusions à La tempête sont à rechercher, et ainsi, une réplique répétée plusieurs fois par le Ferdinand de Godard, apparemment anodine -«à la Queneau»-, prend-elle, par le biais d’Aragon, une dimension supérieure :

«Allons-y, Alonso !»

Cela peut apparaître comme un simple calembour comparable à maints jeux de mots populaires, et fondé sur une paronomase. Mais, s’il y a effectivement une part de jeu, c’est un jeu bien plus complexe : Alonso étant le père du Ferdinand de Shakespeare. Godard exploite la mise en abyme de la citation citée.

Mais cela va plus loin encore, lorsque l’oeuvre de Shakespeare, ainsi introduite, éclaire le rôle de certains épisodes dont l’utilité restait floue. Car, si le film ne comporte ni citations littérales, ni évocations du nom de la pièce ou du dramaturge, La tempête dans son ensemble devient l’objet d’une allusion pure. Et certaines répliques du Ferdinand de Shakespeare semblent résonner dans le film. Ainsi les vers 391 et suivants:

«D’où vient cette musique ? Des airs ? De la terre ? Elle a cessé. Assurément, elle accompagne quelque Dieu de l’île. Comme j’étais assis, pleurant toujours le naufrage du roi mon père, cette musique a glissé vers moi sur les eaux, ses doux sons apaisant tout ensemble leur rage et ma douleur. Après cela je l’ai suivie ou plutôt c’est elle qui m’a comme attiré. Mais elle s’est tue… Ah, la voici qui reprend»

Ce passage de la pièce apparaît dans Pierrot le fou sous une forme modifiée, par le collage d’un texte inattendu et forcément un peu provocant, puisqu’il s’agit d’un sketch de Raymond Devos :

«Devos (assis au bord du quai): Ah, cet air-là, vous ne pouvez pas savoir ce que ça évoque pour moi. Cet air, vous entendez, là.
Ferdinand : Non, j’entends rien
Devos : Cet air-là, moi, c’est toute ma vie, toute ma vie. Ca me chrrrr… Quand je l’entends, ça me chrrrr… (…) Vous entendez ?
Ferdinand : Non !»

Ce parallèle farfelu se précise lorsque, quelque vers seulement après, Ferdinand demande à aller sur l’île d’où provient la musique, comme «notre» Ferdinand, qui en quittant Devos, part sur cette ultime île où il chantera encore la musique de cet autre fou. Une fois de plus, les citations appellent les citations.

Mais, bien sûr, Ferdinand Griffon n’est pas seulement un écho du personnage de Shakespeare. Il est aussi ce Ferdinand plus clairement évoqué, Louis Ferdinand Céline, ou du moins le Ferdinand que celui-ci présente dans ses romans. Roman, faisant eux-mêmes l’objet d’allusions simples comme Le voyage au bout de la nuit :

«M : En tout cas tu m’a dit qu’on irait jusqu’au bout.
F : Au bout de la nuit, oui.»

ou bien, de citations, comme Le pont de Londres ou Guignol’s band II. Le roman et Céline lui-même sont «actualisés» par Marianne :

«M : …j’ai trouvé ça d’occasion. L’écrivain a le même nom que toi.
F : Ah ! Ferdinand !»

Remarquons que Marianne considère ici «Ferdinand» comme le nom du héros. Comme La mise à mort, Le pont de Londres venait d’être publié pour la première fois, en 1964, trois ans après la mort de Céline. Godard pioche dans l’actualité littéraire, une actualité dérangeante comme le remarque Aragon lui-même :

«On lui reprochera au passage de citer Céline. Ici Guignol’s band : s’il me fallait parler de Céline on n’en finirait plus. (…) [A propos des querelles sur la vie et l’oeuvre de Céline] Ce sont les malentendus des pères et des fils. Vous ne les dénouerez pas par des commandements : «Mon jeune Godard, il vous est interdit de citer Céline !». Alors, il le cite, cette idée.» (D’après Aragon, «Qu’est-ce que l’art, Jean-Luc Godard», Les lettres françaises, Septembre 1965)

Ferdinand garde donc du personnage de Céline cette insouciance, cette vie «anarchique» qui agace les censeurs, cet univers de violence qui l’entoure , ce milieu de criminels, comme un film noir, un film de «Stuart Heisler revu par Raymond Queneau» !

A ce titre nous pourrions aussi rapprocher notre personnage du Ferdinand d’Intrigue et amour, la tragédie de Schiller, bien que, le prénom excepté, rien ne semble confirmer cette allusion. Pourtant ce Ferdinand là n’apparaît-il pas comme «la voix la plus éloquente qu’on ait prêtée, dans le Sturm und Drang, à la révolte des fils contre les pères. » (D’après Laffont et Bompiani, Dictionnaire des Personnages, ed. Robert Laffon, Coll. Bouquins, Paris, 1994). Toutefois, à la différence de celui de Godard, ce Ferdinand-là se bat pour l’honnêteté.

Mais revenons à Céline et relisons le passage dont des extraits sont lus, au milieu du film, par Ferdinand :

«Je veux brûler avant le froid au plein brasier du miracle… je me jette en plein dedans, je m’ébroue, les flammes m’environnent, m’emportent, m’élèvent entre elles tout tendrement, tout tourbillon ! Je suis de feu !… Je suis tout lumière !… Je suis miracle !… J’entends plus rien !… Je m’élève !… Je passe dans les airs !… Ah ! c’en est trop !… Je suis oiseau !… Je virevole !… Oiseau de feu !… Je ne sais plus !… c’est difficile de résister !… J’en hurle de plaisir…» (D’après Celine, Louis-Ferdinand, Guignol’s band I et II, Folio Gallimard, Paris, 1988, p.345)

Ce passage, d’abord cité directement, est en quelque sorte mis en scène, à l’extrême fin du film. Le Ferdinand de Céline, brûlant d’amour pour Virginie, devient ici Ferdinand hurlant de douleur et de plaisir, oiseau de feu agitant ses ailes de Nitramite avant de se consumer.

On peut se demander qui est qui ? Qui meurt, le Pierrot bleu ou l’oiseau de la violence ? Ferdinand allume la mèche et Pierrot tente de l’éteindre, à moins que ce ne soit l’inverse. Cette dualité de Pierrot avait déjà été évoquée par Eluard dans un de ses Premiers poèmes :

« Non, je ne conçois pas Pierrot
Vicieux, infame et troublé.
Si Pierrot n’est pas angelot,
Ce n’est pas Pierrot, c’est son double,
Un double qu’on a mal copié
Et qu’un poète, épris de vice,
L’esprit peu sûr, a calomnié
Sans que nul crie au maléfice
On en a fait un scélérat
Un fieffé voleur, un ivrogne.
Il faut, pour admettre cela

N’avoir vu jamais une trogne… » (D’après Eluard, Paul, Premiers poèmes, « Mon Pierrot », in Oeuvres Complètes II, La pléïade, Gallimard, Paris, 1968, p. 733. Godard)

Mais, ce ne sont pas, comme chez Eluard, un angelot et un scélérat, ou comme chez Aragon, un être de la société et un être libéré, mais deux hommes de la libération : l’un par le rêve, l’esprit, toujours un peu dans la lune et encore quelque peu dupé par ce monde autour de lui comme un sommeil («We are such stuff…»).

L’autre, Ferdinand, se libérant par l’action, la violence, l’oubli des règles et des lois, le «jusqu’au-boutisme» qui va au bout de la nuit, à la mort, sa mort et la mise à mort de Pierrot, comme William Wilson croyant tuer son double et se tuant lui même, c’est-à-dire mourant en voulant détruire sa dualité, en tuant cet alter ego, cet autre qui est JE, et ne comprenant que trop tard qu’il EST justement dans cet ET, «JE ET un autre», «Pierrot EST Ferdinand» – et, bien qu’il le refuse sans cesse, «Ferdinand EST Pierrot».

Mais, au-delà du personnage, c’est également d’art dont il est question. Si Velasquez peignait des personnages, nains ou rois, c’était pour peindre la vie, les échanges secrets entre eux : Godard parle aussi de la vie, du cinéma sur la vie. Le lien se fait par Céline et, plus précisément, à travers un passage non cité de Guignol’s band II dans lequel Virginie parle du cinéma comme Rostand de Pierrot, et Prévert du monde selon Picasso :

«Vous êtes comme le cinéma ! » voilà ce qu’elle a découvert ! « Vous êtes triste ! et puis vous êtes gai…! » voilà l’effet de ma pantomime… C’était pas flatteur… elle était sûre maintenant, J’étais comme le cinéma ! Comme le cinéma ou rien !»

Godard lui-même confirme que cet être double, réel et surréel, est l’incarnation du cinéma :

«…William Wilson qui s’imagina avoir vu son double dans la rue, le poursuivit, le tua, s’aperçut que c’était lui-même et que lui, qui restait vivant, n’était plus que son double. Comme on dit, Wilson se faisait du cinéma. Prise au pied de la lettre, cette expression nous donne ici une assez bonne idée, ou définition par la bande, des problèmes du cinéma, où l’imaginaire et le réel sont nettement séparés et pourtant ne font qu’un, comme cette surface de Moebius qui possède à la fois un et deux côtés, comme cette technique de cinéma-vérité qui est aussi une technique du mensonge» (D’après Godard, «Pierrot mon ami», in Godard par Godard, Les années Karina, coll. Champs Contre-Champs, ed. Flammarion, Paris, 1990, p.105)

Ainsi ce thème de l’homme double, qui est en fait un des enjeux majeurs du film, et qui n’est pas présent dans la diégèse du film (il n’y est, du moins, pas reçu comme tel), apparaît-il seulement à travers cet enchevêtrement de citations et d’allusions (associés à quelques actes du personnage) qui se répondent et s’entraînent les unes les autres en formant un réseau citationnel porteur et producteur de sens.

L’utilisation de ces réseaux citationnels autour d’une thématique deviendra de plus en plus importante par la suite dans le cinéma de Godard. L’intérêt de cette «textualité» seconde, offerte par cette organisation en réseaux, justifie pleinement l’utilisation des citations dans le cinéma de Godard. Toutefois, entrecoupant quelquefois ces réseaux, une autre « textualité » seconde s’organise autour d’esthétiques d’auteurs littéraires.

Chapitre 2 : Un cinéma « d’auteurs »

Avec la « Nouvelle-vague » est apparue la notion de «cinéma d’auteur». Issu d’une nouvelle critique qui reconnaissait enfin les cinéastes comme de véritables auteurs, se distinguant par leurs styles, leurs «univers», au même titre que les écrivains, Godard aime rendre hommage aux différents créateurs. Cet attachement quasi-politique de Godard à la notion d’auteur – il est d’ailleurs à l’origine de l’expression « la politique des auteurs » – se retrouve dans son emploi des citations.

En effet, il ne cite pas seulement pour greffer au film des thèmes ou des idées, mais aussi pour y intégrer ces styles et ces univers d’auteurs. Souvent, plusieurs emprunts de citations et allusions à un même auteur émaillent un film qui se voit ainsi associé à l’oeuvre de l’écrivain. Nous évoquerons rapidement quelques uns de ces «univers» d’auteurs explorés dans les films de Godard avant d’étudier plus en détail la présence de Rimbaud et de son oeuvre dans Pierrot le fou.

Certains auteurs ne sont pas seulement présent dans un film, mais dans toute son oeuvre. Parmi ceux-ci, celui qui est le plus cité est incontestablement Louis Aragon dont l’influence sur Godard est très importante. Dès A bout de souffle, Aragon est cité à plusieurs reprises. Michel Poiccard, dans sa voiture, cherche une station de radio, nous reconnaissons la voix de Georges Brassens : «Il n’y a pas d’amour…» et Michel coupe la radio.

En supprimant la fin du vers, Godard propose une relecture encore plus pessimiste du célèbre poème. Après une seconde citation d’Aragon, mêlée aux dialogues du film vu par le couple, cette citation est à nouveau évoquée à la fin du film par Michel qui, après avoir appris la trahison de Patricia, lui dit : «On dit qu’il n’y a pas d’amour heureux, mais c’est le contraire». Ironie du désespoir ou pensée profonde ? Quoi qu’il en soit, Michel semble, cette fois-ci, croire en l’existence de l’amour.

Aragon est souvent cité dans les films ultérieurs de Godard (La mise à mort dans Pierrot le fou, Le roman inachevé dans Made in U.S.A., Une femme mariée, et aussi de multiples allusions et citations d’Elsa Triolet, Voir infra, I, 3), mais, semble-t-il, il n’y est jamais l’objet d’une allusion personnelle sur tout un film. Toutefois, son influence plane sur toute l’oeuvre de Godard, notamment à travers les «collages» qu’Aragon a fortement encouragé et défendu chez le cinéaste devenu son protégé, son «enfant de génie». Le poète, nous l’avons vu, a aussi soutenu Godard lorsqu’il citait Louis Ferdinand Céline, un écrivain dont les prises de positions politiques étaient pourtant totalement opposées aux siennes.

Céline est régulièrement l’objet de citations ou d’allusions dans l’oeuvre du cinéaste (Pierrot le fou, Une femme mariée, Alphaville…). Godard apprécie la violence et la liberté provocante de l’écrivain, la fulgurance de son écriture. Proche de son projet de cinéaste, le style de Céline allie l’aspect «documentaire», «écriture vérité», de son argot et la sublime beauté du verbe que ce langage suscite. Godard choquera en employant un simple vocabulaire courant, et en composant ainsi sa «poésie», l’influence de Céline dépasse donc le cadre de la citation.

Remarquons, sans nous y attarder, que Alphaville est influencé par différents univers d’auteurs : Borges pour sa conception labyrinthique du temps, Orwell pour sa vision prophétique d’un univers totalitaire où le langage est contrôlé, et Eluard pour sa foi en une poésie prométhéenne et salvatrice.

Dernier véritable long-métrage avant le « sabordage » des années «invisibles», Week-end contient des références, nouvelles dans l’univers godardien, qui sous-tendent la violence du film. Georges Bataille est évoqué clairement deux fois à travers l’Histoire de l’oeil. Le début de ces très violents récits de la descente aux enfers de personnages entraînés dans une virée de mort et de sexe est repris par Mireille Darc sous forme de libres citations à l’ouverture du film.

A peine perçue sous le vacarme des bruits et de la musique, la citation est censée être le récit de ses infidélités, elle y raconte une aventure sexuelle à trois où elle fait un usage très particulier de la coupelle de lait du chat. A la fin du film, un des membres du F.L.S.O. casse, hors-champ, des oeufs sur les jambes écartées d’une jeune fille qui sera leur futur repas. C’est une nouvelle allusion à l’Histoire de l’oeil où les oeufs, substituts des yeux, sont omniprésents. La violence sexuelle, l’alliance du sexe et de la mort chez Bataille, correspond bien à l’esthétique de l’horrible recherchée par le cinéaste dans ce film à part dans sa filmographie.

L’épisode raconté par Darc paraît alors bien anodin comparé aux atrocités du Front de Libération de la Seine et Oise : «Si tu veux, tu peux la baiser avant de la bouffer !» . Godard, prophète révolutionnaire, présente, face à l’horreur quotidienne des accidents des week-end meurtriers et à l’amoralité «bourgeoise» des sauteries de salon, une immoralité sadienne , une terreur révolutionnaire. Un membre du F.L.S.O. déclare, comme une profession de foi (!) : «Il faut dépasser l’horreur de la bourgeoisie que par plus d’horreur encore».

Alors il est presque normal qu’un autre écrivain de l’horrible soit cité par les cannibales du commando révolutionnaire : Isidore Ducasse, ou plutôt, le «comte de Lautréamont». J.P. Kalfon déclame, sur un solo de batterie, de longs extraits du «Chant premier» des Chants du Maldoror («Je te salue vieil océan…»), puis le film se clôt sur des extraits du «Chant quatrième» («Quand le pied glisse sur une grenouille…»). Et, comme Ducasse, Godard malmène son spectateur, il lui propose des scènes de violence et de mort ; il ose des séquences interminables (le travelling de l’embouteillage avec son tintamarre de Klaxons, le panoramique à 360° de la ferme…)

Il rompt le pacte qui lie le cinéaste à son spectateur, il l’agresse en rendant volontairement difficile, «pénible» la vision et l’écoute. Avec Week-end, Godard accouche d’un monstre, d’un film «trouvé à la ferraille», il fait l’expérience d’un cinéma personnel, plus que jamais hors-norme. Il quittera ensuite, pendant quelques années, le public des cinémas pour le militantisme dans le groupe Dziga Vertov. Patrick Besnier écrit, à propos de Ducasse des chants du Maldoror, des propos qui pourraient s’appliquer à Godard pour ce film :

«Ce livre [ce film] ne veut pas de lui. L’auteur ne suspend à aucun moment ces provocations, détruisant ainsi un des fondements de la littérature [du cinéma], le pacte tacite par où se lient auteur et lecteur [spectateur], chacun ayant besoin de l’autre pour exister. Cette règle de l’échange littéraire [cinématographique] paraît irriter Ducasse [Godard], comme si lui était insupportable l’idée du lecteur [spectateur] enchaînée au texte qu’il lit [au film qu’il voit], s’en délectant, se fabriquant de l’auteur et de l’oeuvre une vision idéale. Cette image, Ducasse [Godard] va la bafouer, la parodier, comme pour détacher le lecteur [le spectateur] ou se détacher lui-même de la littérature [du cinéma] trop aimée [aimé]. En ce sens, la lecture des chants du Maldoror [la vision de Week-end] est une épreuve» (D’après Besnier, Patrick, Introduction, Les chants du Maldoror, Le livre de poche, Paris, 1992, p. 5.)

Au-delà de la citation, c’est l’esthétique, le style de Ducasse et de Bataille qu’il emploie dans ce film. Ces auteurs marquent de leurs «univers», cette oeuvre étape dans le cinéma de Godard.

Dans un registre plus «classique», Godard avait déjà «emprunté» l’univers d’un auteur, Musset, sur tout un film, Une femme est une femme. Le film contient une citation, lue puis jouée de façon exagérément théâtrale par Angela, de la pièce d’Alfred de Musset, On ne badine pas avec l’amour. Cette citation, introduite quelques instants auparavant par cette remarque : «Il ne faut pas badiner avec l’amour», est la forme la plus visible de cette «présence» de Musset (les crochets isolent les parties «ellipsées») :

«Adieu Camille, retourne à ton couvent, [et lorsqu’on te fera de ces récits hideux qui t’ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire :] Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux [ou lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux êtres si imparfaits et si affreux.]

On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. (Elle [Il] sort)» (D’après Musset, On ne badine pas avec l’amour, Classiques Larousse, Paris, 1992, l. 296-311, pp. 77-78.),

La réplique de Perdican devient celle d’Angela. Car, si la pièce de Musset mettait en scène deux femmes, Camille et Rosette, et un homme, Perdican, la situation est ici inversée, ce sont deux hommes, Emile et Alfred, avec lesquels joue Angela. De plus, Camille et Perdican sont cousins et, même si leur lien familial n’est jamais précisé, Emile et Angela, qui ne sont pas mariés, portent le même nom : Récamier.

Ce nom est une allusion à Juliette Récamier, muse de Chateaubriand. Leur liaison amoureuse évolua rapidement en relation platonique, comme Camille et Perdican. Elle mourra un an après le poète. Cette liaison est contemporaine de la pièce. La réplique lue par Angela est aussi une allusion à la liaison entre Musset et George Sand, car elle n’est en fait qu’un remaniement, un «collage» par Musset d’une lettre de rupture que lui écrivit Sand, en Mai 1834 :

«Mais ton coeur, mais ton bon coeur, ne le tue pas, je t’en prie. Qu’il se mette tout entier ou en partie dans toutes les amours de ta vie, mais qu’il y joue toujours son rôle noble, afin qu’un jour tu puisses regarder en arrière et dire comme moi: «j’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois ; mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui…»

Un autre jeu sur l’onomastique nous rapproche encore de Musset. Le personnage interprété par Belmondo se prénomme… Alfred. Godard donne le prénom de l’écrivain au personnage victime du badinage, à celui qui sera oublié à la fin. Sans entrer dans les travers de la critique biographique, notons simplement que ces allusions aux liaisons entre les artistes et leurs muses coïncident avec son récent mariage avec Anna Karina…

Toutefois, lorsque Godard, dans le disque du film, évoque le lien du film avec Musset, il cite une autre pièce :

«Emile trouve alors une phrase de Socrate qui servira de conclusion à ce marivaudage, marivaudage n’est d’ailleurs pas le mot, si Angela s’appelait Marianne, ce serait du Musset puisque, après tout, c’est l’histoire d’un caprice» (D’après Godard, disque du film Une femme est une femme, in Godard par Godard, les années Karina, p.25. D’autres pièces sont également évoquées : Angéla ouvre et ferme une porte plusieurs fois de suite ; en effet, Une porte doit être ouverte ou fermée…).

Pourtant, c’est bien avec On ne badine pas avec l’amour que les similitudes sont les plus nombreuses. En effet, si Une femme est une femme, film-proverbe (sur cet emprunt de la forme du proverbe à Musset, voir infra, II-4.), est composé autour d’une tautologie, la pièce de Musset insiste sur cette nature intangible des choses et des êtres ; ainsi Camille avoue : «Je suis comme cela, c’est ma manière.»(I,3,l.55) ; Perdican, à propos de son caractère, remarque : «Je ne puis refaire le mien»(II,2) et Rosette use volontiers de la tautologie : «Des mots sont des mots et des baisers sont des baisers»(III,3,l.8).

Là est peut-être la source de la tragédie dans la comédie («on ne sait pas si c’est une comédie ou une tragédie»), les personnages se croient prédestinés, ils s’enferment dans une «définition», une personnalité, dont ils ne veulent sortir, invoquant le destin lorsque c’est leurs craintes, conscientes ou inconscientes, qui les font agir.

Les rôles de la pièce de Musset sont redistribués, Perdican correspond à Angela, Camille à Emile, et Rosette à Alfred. Emile agit en effet comme Camille lorsque, à contre-coeur il lance un défi à Angela en la prenant au mot. Angela dit que, s’il refuse de lui faire un enfant, elle demandera «au premier venu», c’est-à-dire Alfred, de lui en faire un. Emile la défie de le faire comme Camille défie Perdican d’épouser Rosette.

Les personnages se retrouvent entraînés vers la tragédie pour avoir prononcé des paroles qu’ils ne pensaient pas. Ainsi, lorsqu’Angéla, au téléphone dit à Emile : «Non, je ne te pardonne pas» puis, tout bas, en dehors du combiné, «Si, je te pardonne», Emile aurait dû connaître cette réplique de Camille :

«Connaissez-vous le coeur des femmes Perdican ? Etes-vous sûr de leur inconstance, et savez-vous si elles changent réellement de pensée en changeant quelquefois de langage. Il y en a qui disent que non. Sans doute, il nous faut souvent jouer un rôle, souvent mentir (…) Et qui sait si, forcée à tromper par le monde, la tête de ce petit être sans cervelle ne peut pas y prendre plaisir, et mentir quelquefois par passe-temps, par folie, comme elle ment par nécessité.»(III,6,l.79s.)

Puis Emile, comme Camille, regrette d’avoir défié l’être aimé, «par orgueil, par ennui». Mais, si tout est rompu entre Camille et Perdican après la mort de Rosette, tout finit bien entre Angela et Emile, néanmoins Godard ne montre pas ce qu’il advint d’Alfred, la tragédie n’est donc pas totalement écartée de la comédie. Et Angela n’a pas «besoin de s’appeler Marianne» pour que ce soit «du Musset»… et du Godard bien sûr, car Musset est Musset et Godard est Godard !

Si la présence de Musset est intéressante, Godard, avec les années perfectionnera ces constructions autour d’un auteur. L’exemple de Rimbaud dans Pierrot le fou en est la plus belle illustration.

Pierrot le fou et Arthur Rimbaud

Lors de sa sortie Pierrot le fou fut interdit au moins de dix-huit ans pour «anarchisme intellectuel et moral». Qu’est-ce donc que cet anarchisme intellectuel sinon, en premier lieu, son refus du cinéma traditionnel, conformiste, d’une «vieillerie» cinématographique comme Rimbaud parlait d’une «vieillerie poétique» dans «alchimie du verbe» ? Godard inventeur d’une forme nouvelle dont une des composantes est ce «collage» de citations littéraires décrit par Aragon.

Ainsi un personnage inattendu apparaît, Rimbaud, omniprésent dans le film, comme nul auteur encore ne l’avait été chez Godard. Il est à la fois présent d’une manière presque physique par des allusions à sa vie, et présent par sa poésie, citée ou détournée par le cinéaste. Nous traiterons d’abord de la présence de Rimbaud-l’homme puis de sa poésie, malgré tout le côté arbitraire de ce découpage vie/poésie pour un auteur dont la vie est étroitement liée à son oeuvre.

L’homme

Rimbaud a une présence quasi-physique dans le film. Il n’est jamais nommé mais il apparaît par un insert d’un portrait en noir et blanc où il est entouré des voyelles, chacune de la couleur que le poète leur a attribuée dans «Voyelles» mais le «A noir» et le «E blanc» sont absents ou coupés par le cadrage ; restent alors les trois autres voyelles «O bleu», «U vert», «I rouge», trois voyelles qui disent O.U.I. au poète, affirmant alors que le cinéaste adhère à l’univers, au projet rimbaldien ; à moins que ce soit le poète qui approuve les personnages.

Rimbaud est alors désigné comme le sauveur attendu : en effet, le plan précédant directement l’insert du portrait de Rimbaud montre Ferdinand devant une affiche rouge avec, en lettres blanches, S.O.S., soit, littéralement, «Save Our Soul» car c’est d’abord une aide spirituelle que recherche Ferdinand. Rimbaud est le modèle de Ferdinand, l’homme en voyage vers la liberté, vers la dure liberté.

Mais Rimbaud apparaît aussi de façon allusive dans le personnage du prétendu frère de Marianne, Fred, d’abord simplement évoqué, puis présent ; Fred, avant d’être le frère-amant de Marianne, est trafiquant d’armes en Afrique, c’est donc le spectre du poète qui plane, le «Rimbaud» que pourrait devenir Ferdinand .

De plus, les personnages principaux se comportent quelquefois comme Rimbaud ; lors du vol d’essence à la station service on assiste à ce dialogue entre le pompiste et Marianne:

«Marianne : – Non m’sieu on n’a pas d’argent.
Le pompiste : – Eh bien, il faut travailler pour gagner de l’argent. Vous ne voulez pas travailler.
Marianne : – Non, m’sieu on ne veut pas travailler.»

Rappelons-nous alors Rimbaud :

«J’ai horreur de tous les métiers» (D’après Rimbaud, Une saison en enfer, Paris, GF Flammarion, 1989, p. 107)

«Jamais je ne travaillerai…» (D’après Rimbaud, Une saison en enfer, Paris, GF Flammarion, 1989, p. 120).

«Travailler, maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève» (D’après Rimbaud «Lettre à Georges Izambard, 13 mai 1871», Poésies, Paris, GF Flammarion, 1989, p.137).

Ainsi les héros décident de vivre, comme Rimbaud, une vie de bohème, délivrés d’un carcan social auquel ils refusent de se plier, de se résigner ; ils vivent d’amour, d’eau fraîche et de littérature, Ferdinand achetant ses livres à Paris au «Meilleur des mondes» ou les faisant acheter par Marianne, une fois parvenus dans le Sud.

Mais, lorsqu’elle n’a pu trouver tous les livres, cela provoque la colère de Ferdinand comme jadis Rimbaud regrettait dans une lettre à Izambard (D’après Rimbaud, «Lettre à Georges Izambard, 25 Aout 1870», Poésies, Paris, GF Flammarion, 1989, p.215) qu’il n’y ait plus de nouveautés littéraires qui arrivent à Charleville. La littérature est nécessaire à Ferdinand, il semble s’en nourrir (le peu d’argent qu’il leur reste sert à acheter des livres et non de la nourriture) ; Pierrot-Ferdinand écrira même sur son cahier : «Lire. Faire de la pensée un objet»

Leur vie de bohème peut aussi rappeler les fugues du jeune Arthur, notamment les nombreuses allusions du poète aux cafés : par exemple «Au cabaret vert, cinq heures du soir». Les deux fugitifs fréquentent eux aussi de nombreux cafés et l’on peut entendre Pierrot dire en voix-off «J’ai vu le café où Van Gogh, un soir terrible, a décidé de se couper l’oreille (A l’image un tableau de Van Gogh, Café de nuit (1888), apparait en insert). J’ai vu…». Et cette répétition laissée inachevé du passé composé du verbe voir nous rappelle ceux de Rimbaud, notamment dans Le bateau ivre :

«(…) Et j’ai vu quelque fois ce que l’homme a cru voir (…) J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques (…) J’ai vu fermenter les marais énormes (…) J’ai vu des archipels sidéraux (…)» (D’après Rimbaud, « Le bateau ivre », in Poésies).

Même les «cinq heures du soir» sont récurrentes dans le film : Le cahier de Ferdinand indique «Samedi 5 p.m.» et, dans le cinéma vide il répète quatre fois : «Ah ! quelles terribles cinq heures du soir ! Le sang je ne veux pas le voir.», les vers de Federico Garcia Lorca (Extrait de «Llanto por Ignacio Sanchez Mejias») qui sont eux mêmes répétés de nombreuses fois à l’intérieur du poème.

Un même besoin d’écrire les unit ; Ferdinand rédige son journal sur un cahier d’écolier comme Rimbaud recopiait certains de ses poèmes sur un cahier (le «cahier de Douai»). Par cet acte d’écrire Pierrot se fait poète, créateur d’une oeuvre mêlant récit de voyage, poésie et réflexions.

Mais, surtout, Godard donne au couple Pierrot-Marianne ce que Rimbaud réclamait à Dieu : une vie d’aventure. «Oh ! La vie d’aventures qui existe dans les livres des enfants, pour me récompenser, j’ai tant souffert, me la donneras-tu ?» (D’après Rimbaud, Une saison en enfer, GF, pp. 122-123) écrit-il, malgré ses fugues (peut-être la trouva-t-il enfin, cette vie, dans ses trafics africains.).

Ainsi dans Pierrot le fou «film sur l’aventure, plus que film sur les aventuriers» (D’après Godard, in Cahiers du cinéma N° 172), Ferdinand et Marianne vivent des aventures dignes des héros de la revue L’épatant que Pierrot garde à la main lors de sa fugue : Les pieds nickelés. Marianne et lui sauront le remarquer : «Total, c’était un film d’aventure.».

Enfin, deux grands combats rimbaldiens sont présents chez J.L.G., à savoir le socialisme et l’anticléricalisme ; mais les occurrences en sont rares dans Pierrot le fou. Nous remarquerons toutefois l’attitude du couple face à la guerre du Vietnam lors de la pièce improvisée et les allusions au napalm lors de la torture de Ferdinand mais, dans ce film du moins, il est plus question de critique des U.S.A. que d’une prise de position communarde.

On assiste aussi à une pointe anticléricale de la part du futur réalisateur mystique de Je vous salue Marie et de Hélas pour moi lorsque sur le mur derrière la grille de l’entrée du quai on peut lire un graffito : «VIVE LE PAPE» où «LE PAPE» est barré, remplacé par «DIEU».

Mais s’il est vrai que les «aventures» des personnages sont souvent empruntées à celles de Rimbaud, ces allusions pourraient sembler légères si elles n’étaient soutenues par de solides emprunts, citations et allusions à l’oeuvre et à l’esthétique du poète.

La poésie

«Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne.

J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.» (Rimbaud , «Délires II», Une saison en enfer.)

Cette confession de Rimbaud n’est pas citée dans Pierrot le fou, mais en régit toute l’esthétique. Et là où Rimbaud inclut dans ses goûts, à la fois, l’art «noble» et l’art populaire, Ferdinand (et au-delà, Godard) semble également apprécier les deux en même temps. Les célébrités de la peinture (Picasso, Modigliani, Klee…) et de la poésie moderne (Prévert, Lorca, Pavese, Aragon…) côtoient les «peintures idiotes» (le tigre Esso…), les enseignes et enluminures (les nombreux néons : LAS Vegas, Riviera), les romans et revues d’aventures policières, des pages de revues érotiques épinglées au mur de l’appartement où a lieu la torture, les pieds nickelés, les airs populaires («Au clair de la lune», «Compère qu’as-tu vu ?», «Tout va très bien Madame la marquise» et les chansons de Delerue et Bassiak).

Le premier plan sur Ferdinand présente déjà un «dessus de porte» signifiant, puisqu’il indique «Le meilleur des mondes». Et, comme Rimbaud avec la poésie, Godard accepte, intègre les sous-genres du cinéma, mêlant le film noir, la comédie musicale, le film d’aventures, le «slapstick» des Laurel et Hardy à la tragédie du héros qui se suicide après avoir tué celle qu’il aime.

Et comme Rimbaud toujours, Godard connaît les règles qui régissent son art, les constructions parfaites des films d’Hitchcock ou de Mankiewicz, les règles régissant les raccords et alors chaque déviation est une figure signifiante, chaque travelling «une affaire de morale».

Mais ces règles qui ont fondé un cinéma adulé par la nouvelle critique des Cahiers du cinéma (Voir à ce propos l’aricle déroutant du jeune «Hans-Lucas» Godard en Septembre 1952 «Défense et illustration du découpage classique» in Cahiers du cinéma n°15 repris in Godard par Godard, les années Cahiers, pp. 58-65.) sont aussi celles utilisées par les cinéastes de «La qualité française» tant haïe par la nouvelle-vague, et c’est de cette «vieillerie» cinématogra-phique dont veut se libérer Godard en utilisant autrement le cinéma comme le firent jadis Einsenstein ou Welles tout en sachant saluer la beauté de la simplicité chez Nicholas Ray ou Howard Hawks.

Et si Pierrot le fou est un film sur la liberté, c’est que Godard (et son personnage) suit le même itinéraire libérateur que Rimbaud dans «Le bateau ivre» puis dans Une saison en enfer. Car avant d’être un film libre, un film sur la liberté, Pierrot le fou est le film d’une libération.

Comme l’a remarqué M.C.Roppars-Wuilleumier (D’après Wuilleumier, Marie Claire, La forme et le fond, in Etudes cinématographiques, Jean-Luc Godard, au-delà du récit, ed. Lettres modernes, Paris, 1967,p. 26), les invités de la partie chez les Expresso ressemblent en bien des points aux haleurs du «Bateau ivre», fixés dans des images colorées (rouges, vertes, bleues puis blanches) comme «cloués nus aux poteaux de couleurs» ; certes leur fixité, les colorations de l’image, la nudité d’une des invités permettent cette interprétation, mais voyons au-delà en quoi ils sont comparables aux «haleurs».

Chacun de ces invités n’a pour discours que la récitation parfaitement exacte de slogans publicitaires (Printil, Oldsmobile rockett 88, Elnett satin…) comme l’épouse de Ferdinand récitait les qualités de la gaine Scandal. Pierrot souhaite se libérer de cette pensée modelée, imposée par une société qu’il rejette (Godard adhère à la vague contestataire des années pré-70 comme Rimbaud à la commune de 71, c’est-à-dire qu’il y prend part, mais de loin.). Fuir ne suffira pas à le libérer totalement de cet endoctrinement publicitaire dont il est lui-même victime (à moins que ce jeu de dé-contextualisation soit volontaire, Voir infra, III, Les mots, Au pied de la lettre) :

«Ferdinand : -Mettez un tigre dans mon moteur (Célebre slogan d’Esso or ils sont dans une station Total, l’impossibilité viendrait-elle de là ? Par ailleurs un plan plus tardif isolera les lettres SS de ESSO).

Le pompiste: – On n’a pas de tigre ici.
Ferdinand : -Alors faîtes le plein, et en silence !»

Lorsqu’il quitte les premiers haleurs, c’est avec fracas, en provoquant un «tohu-bohu», en jetant le gâteau sur les invités sur fond de cinquième symphonie de Beethoven (notons le renouvellement dramatique du gag cliché des vieux slapstick). Et, une fois dans la voiture, les grondements du tonnerre et la pluie semblent «béni[r] [s]es éveils maritimes» comme la tempête le fît de ceux du bateau ivre de Rimbaud.

C’est alors une renaissance qui s’amorce pour Ferdinand qui remarque : «Dans envie, il y a vie. J’avais envie. J’étais en vie.». Et c’est Marianne, muse de sa résurrection qui dit à Pierrot dans son lit : «Debout les morts !».

Mais les haleurs n’ont pas tous été cloués, et le couple s’en sépare petit à petit ; le cadavre sur le lit (Cadavre dont on ne comprend le rôle qu’en lisant Le démon d’onze heures (Obsession) de Lionel White, cf. infra I, 4), puis Frank. Celui-ci assommé, le dernier haleur semble éliminé, mais ils n’ont pas encore atteint la liberté, ils sont encore guidés par le fleuve. La 404 suit toujours le cours de la Seine mais le projet de fuir est accepté : « De toute façon c’était le moment de quitter ce monde dégueulasse et pourri.». Alors la libération se rapproche avec la mer et l’on entre alors dans une nouvelle époque, la découverte de la liberté : « Chapitre huit : Une saison en enfer». Mais Ferdinand pense encore à sa femme (allusions, flash-back…), dernier blocage avant la liberté, il sent alors encore la mort autour de lui. Puis, enfin, la vie triomphe, et il devient libre :

«Y a dix minutes je voyais la mort partout, maintenant c’est le contraire. Regarde : la mer, les vagues, le ciel…Ah ! La vie est peut-être triste mais elle est toujours belle parce que je me sens libre. On peut faire ce qu’on veut (il zigzague sur la route). A droite, à gauche, à gauche, à droite.»

Et alors Marianne, catalyseur de la libération , provoque l’acte libérateur. Pierrot écrira sur son journal : «Marianne-Mer-Arianne-Ame-Arme», Marianne est donc Arianne, celle qui guide, certes, comme les haleurs, mais elle le guide vers la sortie du labyrinthe, vers la liberté, vers la mer, autre composante de son nom. :

«Marianne : – Lui, ben c’est un vrai p’tit con. Il roule sur une ligne droite (Elle montre la route devant eux) : il est forcé de la suivre jusqu’au bout
Ferdinand : – Quoi ? Regarde !»

Et Ferdinand sort de la route, traverse la plage et la Ford pénètre dans la mer en projetant de grandes gerbes d’eau (nouveau «tohu bohu triomphant»). La liberté enfin conquise, un nouveau chapitre s’ouvre : «Chapitre huit, une saison en enfer». Ces instants de libération sont placés sous l’influence de Rimbaud. Dès la mer atteinte, les citations se succèdent :

«Marianne : – Une saison en enfer.
Ferdinand : – L’amour est à réinventer.
Marianne : – La vraie vie est ailleurs.»

Ces deux phrases sont extraites d’Une saison en enfer. Quelle interprétation pouvons nous, dans un premier temps, donner à ce «Chapitre huit : Une saison en enfer» déjà prononcé quelques minutes auparavant ? Cette saison est-elle celle qui débute après la libération, celle que l’on vient de quitter ou bien encore une sorte de sous-titre donné à l’oeuvre ?

En effet, à partir de cette libération ils vont vivre un épisode agréable pour Ferdinand, leur vie sur «l’île mystérieuse» du capitaine Grant, où ils traversent des ersatz de jungles, vivent de chasse et de pêche (Pierrot l’écrit sur son journal mais on les voit aussi avec des poissons au bout de leurs harpons !), ils sont également accompagnés d’un petit renard, d’un perroquet rappelant, à un niveau plus concret, les paysages rencontrés par le bateau ivre ainsi que les topoï de la littérature «insulaire», de la vie sauvage des auteurs et des oeuvres cités : Jules Verne, Vendredi ou la vie sauvage, Paul et Virginie voire même Le petit prince (Pierrot-homme de la lune, le renard…).

Mais si Pierrot semble se plaire dans cette liberté naïve (M.C.Wuilleumier, dans l’article cité, pp.26-27, est d’un avis contraire mais plus interessant pour les rapprochements avec Rimbaud. Toutefois cette interprétation plus pessimste ne semble convenir si l’on considère Marianne seulement comme une facette de l’âme de Ferdinand, et cela malgré certains écrits de ce dernier.), cet univers utopique et Rousseauiste, Marianne par contre semble regretter «l’Europe aux anciens parapets» : «Qu’est-ce que j’peux faire, chais pas quoi faire…».

Car là où Rimbaud était seul, Ferdinand est accompagné de son contraire, complémentaire en la personne de Marianne : il est «les mots» et elle, «les sentiments». Marianne demeure cette Ariane mi-libératrice mi-haleur. Lorsqu’elle désire quitter cette vie à l’état naturel, elle crie à Pierrot : «C’est le même prix. Prix, Uniprix, Monoprix. : Moi aussi je sais faire des alexandrins».

Elle revient ainsi à la publicité aliénante, celle qui différencie l’affranchi Pierrot sur la côte d’azur du touriste «esclave moderne» tel qu’il le définit dans son journal. La troisième des citations successives est encore plus intéressante : «La vraie vie est ailleurs» n’est pas, en dépit des apparences, la citation exacte de Rimbaud qui est en réalité «La vraie vie est absente.». En opérant cette modification, Godard rend sa véritable signification à cette réflexion de Rimbaud, perdue dans une lecture contemporaine erronée.

Le lecteur actuel confond absente et inexistante, mais, en fait, Godard rejoint (volontairement ou non) Rimbaud, excellent latiniste, pour qui l’«ab-sent» est celui qui est loin, mais qui est. L’«Ailleurs» de Godard est donc équivalent : La «vraie vie» existe mais pas ici, ailleurs, dans un ailleurs peut-être inaccessible mais dont on pressent l’existence. Et c’est vers cet Ailleurs que voyagent Rimbaud, Ferdinand et Godard. Et, plus que cet Ailleurs, c’est leur voyage vers cet Ailleurs que Rimbaud, Godard ou Ferdinand (Griffon et Céline) décrivent, ainsi Pierrot écrit (ou emprunte ?) :

«Au fond, la seule chose intéressante, c’est le chemin que prennent les êtres. Le tragique, c’est qu’une fois qu’on sait où ils vont, où ils sont, tout reste mystérieux».

Et, si l’Ailleurs est recherché c’est pour atteindre enfin la «vraie vie», celle du poète.

Godard, dans les phrases fondamentales prononcées par Ferdinand imitant Michel Simon, définit sa démarche :

«J’ai trouvé une idée de roman [de film]. Ne plus décrire la vie des gens mais seulement la vie, la vie toute seule ; ce qu’il y a entre les gens, l’espace, le son et les couleurs. Je voudrais arriver à ça. Joyce a essayé, mais on doit pouvoir…pouvoir faire mieux.»

Ainsi que nous l’avons suggéré dans le rapport entre la vie et l’oeuvre chez Rimbaud, Godard tente de faire de son oeuvre une représentation de la vie, comme Joyce semble-t-il, mais aussi comme Velasquez ainsi que le remarque Elie Faure dans les extraits lus par Pierrot :

«Il ne saisissait plus dans le monde que les échanges mystérieux, qui font pénétrer les uns dans les autres les formes et les tons, par un progrès secret et continu dont aucun heurt, aucun sursaut ne dénonce ou n’interrompt la marche…».

La vie est alors enfin présente, annoncée dès la première image, le premier flash qui suit la libération : de l’enseigne au néon «RIVIERA» se détache le «VIE» central par sa couleur blanche. La vie est aussi ce que recherche Marianne malgré sa «fâcheuse habitude de tuer les gens qui l’embêtent» . «Ce que je veux, moi, c’est vivre. Mais ça il le comprendra jamais. Vivre.» dit-elle après avoir précisé qu’elle en avait «marre de tout» : la vie utopique, le retour à la nature ne lui conviennent pas; elle préfère à cette vie de romans, une autre vie de roman, plus cruelle, plus vraisemblable, celle «des romans policiers, des revolvers, des boites de nuits»

Dès lors, c’est l’échec pour Ferdinand. Et comme le bateau ivre voulait quitter l’océan pour retourner dans une «flache» européenne, Pierrot, s’assied sur les rails d’une ligne de chemin de fer, il veut retrouver une voie qui lui serait imposée, perdre sa liberté. Alors les titres de «chapitres» expriment cet échec : «Chapitre suivant – Désespoir – Chapitre suivant – Liberté – Amertume». Cet échec est l’expression de la déception, la liberté a un goût amer, le goût amer d’un espoir déçu. Ferdinand tue d’abord une partie de lui, Marianne qui meurt les bras en croix, une tache rouge sur sa poitrine – pas un impact de balle et de sang, chez Godard le sang n’est pas crédible. «Le sang je ne veux pas le voir» récitait Pierrot, et Godard déclarait «Pas du sang, du rouge» à propos de Week-end où le «sang» est énormément présent, l’hémoglobine y coule à flot, écarlate.

Ce rouge, à la place du sang, rappelle «Le Dormeur du Val» et ses «deux trous rouges au côté droit». La litote de Rimbaud devient artifice volontaire du cinéaste, figure de style. Il compose avec la mort une fresque colorée, comme le poème de Rimbaud («haillons d’argent», «frais cresson bleu», «lit vert», «glaïeuls»). L’horreur y est «tranquille», et donc plus révulsive. Ainsi, si la mort devient artifice, l’art n’appelle plus la vie mais la mort. Ferdinand retouche son texte et transforme «L ART» en «LAmoRT» avant de faire de sa mort un spectacle du paroxysme : les couleurs éclatent sur l’écran ; Pierrot, le visage peint en bleu, portant des chapelets d’explosifs jaunes et rouges, crie à tue-tête son désespoir. Mais, alors que cette mort dont il veut faire un spectacle, son chef-d’oeuvre final, est inexorable, l’ironie de la vie le rattrape. Toutefois ce retour inespéré de son goût à lavie («Après tout, je suis idiot») sera inefficace : l’explosion aura lieu car, comme il l’eût écrit, «nous sommes tous des morts en permission» (C’est en fait une citation de Lénine déjà présente dans A bout de souffle).

Alors deux voix se font entendre, deux chuchotements, ceux de Ferdinand et Marianne, enfin réellement libres, la vraie vie semble enfin atteinte, dans la mort, dans l’au-delà, l’Ailleurs tant recherché.

« M : – Elle est retrouvée.
F : – Quoi ?
M : – L’Eternité
F : – C’est la mer allée
M : – Avec le soleil. »

Le poème de Rimbaud est enfin réalisé, et l’image en est la preuve, sur l’écran, la mer et l’éblouissement du soleil se mêlent progressivement dans le silence retrouvé. Godard respecte l’idée de dialogue entre les vers du poème de Rimbaud, celui de Mai 1872 et non la reprise remaniée présentée dans Une saison en enfer. (Sur ce remaniement, cf. J.P. BOBILLOT, « Le clinamen d’Arthur Rimbaud », in Rimbaud 1891-1991, Actes du colloque d’Aix-en-Provence et de Marseille, 6-10 novembre 1991, Honoré Champion Editeur, Paris, 1991) :

« Elle est retrouvée !
– Quoi ? – l’Eternité.
C’est la mer mêlée
Au soleil. »

Pourquoi ce choix de la version originelle ? Godard, le novateur qui n’a pas peur des faux raccords, des entraves volontaires à la «versification cinématographique», n’aurait pas du s’effrayer de l’a-musicalité de la version (5/5/5/3). Nous pensons plutôt que Godard, après le chaos, recherche le lyrisme apaisant, une Eternité plus parfaite, correspondant mieux à ses élans mystiques.

La version originelle est plus «poétique» car outre le rythme régulier appartenant à cette «vieillerie» qu’est l’esthétique de l’harmonie, il y a surtout l’image sensuelle, absente dans le remaniement, qui convient si bien au couple Ferdinand/Marianne. Mais encore nous pensons que Godard innove en insérant, en «collant», la poésie dans le cinéma ; or, en insérant la seconde version, massacre volontaire d’un Rimbaud en rupture avec la «vieillerie poétique», la «poésie» aurait peut-être été moins présente et donc ce dialogue, paradoxalement, moins novateur. La vieillerie poétique devient nouveauté cinématographique.

Godard crée donc certains films autour d’un auteur. Mais cela n’est, en aucun cas, de l’adaptation ou du plagiat. Il filme comme écrit l’écrivain, comme il croît que l’écrivain aurait filmé, tout en gardant sa personnalité, son style. Il s’inspire des écrivains en effectuant une «refonte» de leurs oeuvres, il imite les anciens, leurs thèmes, leurs styles. Et, là est sa modernité de cinéaste. En rendant hommage aux grands littérateurs, il inscrit son art, alors à part, dans la continuité de l’aventure artistique. Le cinéaste devient un artiste qui ne se situe pas seulement dans l’histoire du cinéma, mais aussi dans l’histoire universelle de l’Art.

Chapitre 3 : Le mépris, au carrefour des cultures

A côté de ces références organisées autour de thèmes, d’auteurs précis, Le mépris propose de nombreuses allusions aux grandes oeuvres et mythes qui constituent la culture universelle. Godard fait un tour du monde, des allusions culturelles. Il tend à décrire l’universalité de ces rapports entre hommes et femmes, entre hommes et dieux. Et, évoquer les différentes civilisations, c’est donner au film une «pluriculturalité» conférant à son propos cette dimension universelle.

La culture antique est au centre des discussions. L’adaptation de l’Odyssée, «l’histoire du type qui voyage», préoccupe les personnages, et influe inconsciemment sur leurs comportements, comme leurs vies interviennent sur leurs perceptions de l’oeuvre : «l’Odyssée, c’est l’histoire d’un homme qui aime sa femme et elle ne l’aime pas» explique Paul. Lang décrit un extrait de son adaptation cinématographique : «Ici, c’est le problème éternel des anciens grecs (…) It’s a fight against the gods, the fight of Prometheus and Ulysses».

Homère est même collé «physiquement», par une sculpture de son visage. D’autres statues, filmées pour le film dans le film, présentent des dieux de la mythologie gréco-latine. Minerve, «la protectrice d’Ulysse», et Neptune, «son ennemi mortel», observent les personnages se déchirer, nous sommes dans une tragédie, grecque. Ces dieux sont désignés par leurs noms romains.

Le cadre italien du tournage de l’Odyssée, permet d’évoquer la Rome antique. Paul et Camille portent leurs serviettes de toilette comme des toges, à la manière d’un couple antique à la sortie des bains. Ils feuillettent d’ailleurs un ouvrage sur les représentations érotiques de l’antiquité romaine, Roma Amor. Prokosch, comprenant les difficultés du couple, prête ironiquement cet ouvrage à Paul, qui se méprend sur la raison de ce prêt :

«- C’est un livre sur la peinture Romaine. Ca vous aidera.
– Jery, l’Odyssée, c’est en grec !
– Je le sais.»

Lang, à son tour, ironise, Prokosch en devient la cible. Ce dernier ayant jeté une bobine de film à la manière d’un discobole, Lang remarque : «Finally, you get the feel of the greek culture». Mais, ce qui relie le mieux les cultures grecques et romaines, c’est la Méditerranée, cette mer commune, riche en légendes où se baigne B.B., dans un plan semblable à celui des sirènes. Le cadre du film est volontairement «méditerranéen», même le choix du poète allemand Hölderlin, dont l’univers poétique est largement teinté de mythologie, découle de cette esthétique.

Et pourtant, Godard ne se limite pas à l’horizon méditerranéen. Il évoque d’autres cultures ancestrales. La culture indienne est présente par une fable racontée par Paul à Francesca, celle de Râmakrisna, un sage indien dont un disciple se retira plusieurs années pour pouvoir traverser le fleuve en marchant sur l’eau, alors que le maître n’a besoin que d’une barque et d’une roupie pour en faire autant. Paul devrait en tirer comme enseignement que rien ne sert de se compliquer la vie lorsque tout peut être si simple.

L’Orient intervient avec l’histoire de «l’âne Martin» racontée par Camille pour désigner Paul qui n’en comprend pas le message, pourtant limpide. Martin «est allé à Bagdad pour acheter un tapis volant», celui-ci décollera toujours, sauf s’il pense à un âne. Sachant cela, il pensera toujours à un âne lorsqu’il voudra s’envoler, et ne pourra donc jamais décoller : si Paul veut que sa femme l’aime, il ne lui faut plus penser qu’elle ne l’aime pas.

Nous avons identifié certaines citations de Prokosch comme étant extraites des pensées de Confucius. Dès 1963, Godard place donc la pensée chinoise dans un (très) petit livre rouge ! Prokosch, le très capitaliste américain, ne semble pas avoir compris toute l’ironie de sa situation.

Les grands auteurs de la culture européenne sont évoqués. Dante est cité par Lang ; la remarque de Prokosch sur Cinécittà a des accents shakespeariens «There were kings here…», et Camille traitera ce producteur de «Roméo». Lang, à propos de la logique, cite la préface de Suréna de Corneille (préface qui, d’ailleurs, n’existe pas !).

La culture allemande est présente par les citations de Brecht et d’Hölderlin, mais aussi par les nombreuses évocations du nazisme, fuit par Fritz Lang, une des grandes figures du cinéma allemand. Et Prokosch déclare : «When I hear the word «culture», I bring out my cheque» ; autrefois, à ce même mot, «les hitlériens», Goebbels en particulier, sortaient leurs revolvers.

Mais, à coté des mythologies grecques, on peut, à la manière de Roland Barthes, rechercher les mythes contemporains. Le premier est bien sûr le cinéma, où les producteurs sont sans pitié, où l’argent coule à flot, où «on voit [le] cul» de ces femmes qui, dans la vie, portent des robes. Mais d’autres mythes, plus « barthiens », sont présents : Camille, dans l’appartement, boit un Coca-Cola dont les «mythiques» bouteilles sont aussi célèbre que la boisson.

La marque de soda est souvent synonyme de capitalisme, et la génération décrite dans Masculin-Féminin est bien, pour Godard, celle des «enfants de Marx et du Coca-Cola». La «nouvelle Citroën» de Barthes fait place aux Alfa-Roméo, les «mythiques» coupés sportifs rouges, sont très souvent évoqués dans les films de Godard (A bout de souffle, Vivre sa vie, Pierrot le fou…). Mais l’Alfa de Prokosch dépasse le stade de la simple évocation. En effet, le cabriolet à deux places est le déclencheur du mépris de Camille.

Paul la force à monter dans cette voiture qui l’isole avec «Jéry», loin de son mari. Et, après la désormais célèbre dernière réplique de Camille («Montez dans votre Alfa, Roméo»), c’est cet objet de frime du Roméo dragueur qui s’en-castre dans un camion, tuant le couple, comme Hippolyte se tua jadis dans un «accident» de char.

Autre mythe incontournable de ces années 60, Brigitte Bardot est bien plus qu’une actrice. Elle était alors au sommet de sa popularité, elle était LA star française, un monstre sacré, en un mot, un «mythe». Alain Bergala est d’un avis contraire dans la notice qu’il lui consacre dans Une encyclopédie du nu, (ed. Yellow now). Or, si, comme le définit Barthes, le mythe est une parole, l’utilisation de B.B. par Godard étant signifiante, Bardot est bien considérée comme un mythe dans ce film. Godard sait jouer avec cela, ainsi, ce qui pourrait être une simple allusion à un titre de Brecht, prend une dimension comique :

«- Un extrait d’une ballade du pauvre B.B.
– Bertold Brecht ?»

La personnalité exceptionnelle de Bardot ajoute au personnage une force, une présence qu’il n’avait pas dans le roman de Moravia. Elle a toujours excellé dans les rôles de boudeuses un peu enfantines, de poupées capricieuses. Sa voix et son jeu si particulier font que, au-delà du personnage, l’actrice est «visible» dans le film (comme elle le sera dans Masculin-Féminin). Il la compare même à Marylin Monroe à travers ses plans de Pin up sur fond bleu, semblables aux célèbres photos de calendrier, sur fond rouge, de l’actrice américaine.

Comme le Coca-Cola représentait l’Amérique, B.B. était le plus connu des «produits d’exportations» français, elle était l’image de la femme française à l’étranger.

Toutes ces références aux cultures de tous les continents, de toutes les époques permettent de rendre le propos du Mépris universel : la tragédie des rapports amoureux et de l’homme seul face à son destin, abandonné par les dieux. L’universalité est un des aspect de son esthétique de la totalité. En faisant allusion à toutes ces cultures, Godard s’inscrit également dans la lignée des « anciens », par les thèmes employés comme par le style (La bande-annonce désignait Le mépris comme « le nouveau film traditionnel de Jean-Luc Godard. » !).

Chapitre 4 : Exercices de styles

Comme il l’a fait avec les thèmes, les auteurs et les cultures, Godard inscrit la littérature dans ses films en employant, en adaptant des genres littéraires à son cinéma. En effet, les genres cinématographiques se sont créés indépendamment de la littérature.

La plupart sont déterminés par leur milieu, leur «décor» dirait Godard. Ainsi, dans les westerns, les polars ou les films de guerre, le style, très codifié, est imposé par l’univers décrit. Echappent à ce «conditionnement» par le décor, des genres tels que la pure comédie (notamment les «slapsticks»), le fantastique ou la comédie musicale.

Ensuite, les films qui ne sont pas typiquement des «films de genres» se classent souvent en trois catégories très floues et très larges : la comédie (le film est «léger» et finit bien), la comédie dramatique (soit le sujet est grave mais le film se clôt sur une happy-end, soit il est léger mais finît mal) et le drame (tout va mal). Par conséquent, au cinéma, le style est rarement à l’origine du genre.

Godard utilise alors quelquefois, sur tout le film ou seulement sur quelques séquences, des genres littéraires qu’il adapte en genres cinématographiques, bien souvent inédits. Le genre littéraire est avant tout une question de «forme», fréquemment associée à des thèmes traditionnels. Un de ces genres adoptés par Godard qui a inspiré le plus de commentaires de la part des critiques, est le «blason».

Le blason était un genre littéraire du XVème et XVIème siècles surtout représenté par l’oeuvre collective initiée par Marot, Blasons anatomiques du corps féminin (1535-1550). M. Fontaine précise :

«En tout état de cause, le propos du blason est la description ; son mode : l’énumération des qualités ou vices, sous forme de litanie ou de liste – ou, à défaut, d’apostrophes régulières à l’objet considéré – dont le ressassement crée la présence, ou précise le contour.» (D’après Fontaine, Notice sur le blason in Dictionnaire des littératures de langue française de J.P. de Beaumarchais, D. Couty et A. Rey, Bordas, Paris, 1994.)

C’est avec les descriptions du corps féminin que le genre trouve sa dimension véritable. Sous l’autorité de Marot, les poètes concourent à louer la beauté féminine dans un poème, en détaillant, chacun, une partie du corps. Cette description de l’ensemble par les parties ne pouvait que s’intégrer à l’esthétique godardienne. La fragmentation – et en particulier celle des corps – est récurrente chez le cinéaste, elle peut être rapprochée, entre autres, du travail de Picasso, de David Hockney ou de Man Ray qui morcellent le corps ou en isolent des parties.

Cette utilisation du blason appartient à sa recherche d’une description totale du monde, de la globalité par l’addition, le «+», le «et». Il «atomise» le corps féminin pour y chercher la vie, isoler ce «et», qui assemble les parties. Il se livre à un travail de dissection, et l’on peut dire, en paraphrasant Apollinaire à propos de Picasso, que Godard «étudie un objet comme un chirurgien dissèque un cadavre». L’«atomisation» devient «anatomie». Le Dictionnaire des littératures de langue française note à propos du mot «anatomique» dans le titre de l’oeuvre majeure du genre :

«Qui, des poètes ou de l’imprimeur, a pris conscience que leurs vers rivalisaient avec l’un des domaines les plus florissants de la médecine : l’anatomie, dont le but est précisément de diviser par ordre les parties du corps pour mieux les décrire ?»

Mieux décrire les parties, certes, mais afin de mieux décrire le tout, l’ensemble. Le plus bel exemple de ces blasons godardiens est la séquence d’ouverture du Mépris, où Camille, nue sur un lit, demande à Paul s’il l’aime :

«Camille : – Tu vois mes pieds dans la glace ?
Paul : – Oui.
Camille : – Tu les trouves jolis ?
Paul : – Oui, très.
Camille : – Et me chevilles, tu les aimes ?
Paul : – Oui.
Camille : – Tu les aimes mes genoux, aussi ?
Paul : – Oui, j’aime beaucoup tes genoux.
Camille : – Et mes cuisses ?
Paul : – Aussi.
Camille : – Tu vois mon derrière dans la glace ?
Paul : – Oui.
Camille : – Tu les trouves jolies mes fesses ?
Paul : – Oui… très. (…)
Camille : – Et mes seins, tu les aimes ?
Paul : – Oui, énormément. (…)
Camille : Qu’est-ce que tu préfères : mes seins, ou la pointe de mes seins ?
Paul : – J’sais pas. C’est pareil.
Camille : – Et mes épaules, tu les aimes ?
Paul : – Oui.
Camille : – Moi j’trouve qu’elles sont pas assez rondes… Et mes bras ?
Paul : – Oui.
Camille : – Et mon visage ?
Paul : – Aussi.
Camille : – Tout ? Ma bouche, mes yeux, mon nez, mes oreilles ?
Paul : – Oui, tout.
Camille : – Donc tu m’aimes totalement !
Paul : – Oui. Je t’aime totalement, tendrement, tragiquement.
Camille : – Moi aussi, Paul.»

Aimer toutes les parties du corps de la belle, c’est donc l’aimer «totalement». Même en amour, c’est toujours un «total» qui est recherché à travers une addition. Apprenti sorcier, anatomiste, Godard démonte tout pour comprendre les mécanismes de la vie, son «système».

Après avoir aussi donné l’exemple de la séquence d’ouverture du Mépris, l’ouvrage de Bergala, Deniel et Leboutte, Une encyclopédie du nu au cinéma, propose une définition du blason cinématographique :

«Blason : (…) Au cinéma : art de choisir, de découper et disposer du corps. Chaque cinéaste, qu’il le veuille ou non, construit de plan en plan, de film en film, un blason du corps qui lui est propre et qui dessine à son insu le portrait le plus intime de son désir de cinéaste. Pour tout cinéaste, ce blason est à la fois poème du corps de l’autre et étendard de son art poétique» (D’après A. Bergala, J. Deniel, P. Leboutte, Une encyclopédie du nu au cinéma, Yellow now / Studio 43, Dunkerke, 1991, p.59).

Cette séquence du Mépris est bien un «étendard» de l’art poétique du cinéaste, mais c’est aussi un poème, chaque réplique fait de ce dialogue une litanie, les formules s’y répètent comme une incantation de l’amour, contre le mépris. Il n’y a pas de réelle description (ni orale, ni picturale) des parties du corps de B.B., seule l’appréciation est donnée. L’évocation par la parole seule suffit à créer l’image. Godard auto-citera cette séquence en la présentant sur un téléviseur dans Tout va bien.

D’autres blasons émaillent l’oeuvre de Godard. Dans A bout de souffle, Michel parle de Patricia en ces termes :

«Hélas ! Hélas ! Hélas ! J’aime une fille qui a une très jolie nuque, de très jolis seins, une très jolie voix, de très jolis poignets, un très joli front, de très jolis genoux, mais qui est lâche.»

Patricia elle-même propose à Michel de choisir entre les différentes parties de son corps, comme le jury des Blasons anatomiques du corps féminin (ce fût le poème sur le sourcil qui l’emporta) :

«Tu aimes mieux mes yeux, ma bouche ou mes épaules ? Si tu devais choisir…»

Michel, lui , préfère des parties du corps plus originales :

«Montre tes doigts de pied… C’est très important les doigts de pied chez une femme. Rigole pas.»

Mais c’est son sourire qu’il semble préférer, avec toutefois un angle de vue précis :

«Ton sourire, quand on le voit de profil, c’est ce que tu as de mieux. Ca c’est toi !»

Dans Une femme est une femme, Emile aime Angéla… et les différentes parties de son corps :

«Je n’aime que toi, tes yeux, ton cou, tes épaules, ta taille.»

Une femme mariée contient différents plans du corps de Charlotte à qui Robert fait ces quelques remarques :

«Tu as de jolis sourcils»

«Tu devrais faire comme dans les films italiens, t’as vu ? les femmes ne se rasent pas sous les bras»

«J’aime tes dents»…

Dans Pierrot le fou, c’est Ferdinand qui parle de lui-même en prenant conscience de la fragmentation de son corps :

«J’ai une machine pour voir qui s’appelle les yeux, pour entendre les oreilles, parler la bouche. J’ai l’impression que c’est des machines séparées, y a pas d’unité. On devrait avoir l’impression d’être unique, j’ai l’impression d’être plusieurs»

Paul (J.P. Léaud), dans Masculin-Féminin, à qui Madeleine (C. Goya) demande «Y a rien d’autre [que la tendresse] qui vous intéresse chez moi ?», répond : «Si, tout : les cheveux, les yeux, la bouche, les mains, les…»

Comme Pierrot le fou, 2 ou 3 choses que je sais d’elle évoque cette impression d’atomisation de la personnalité :

«Quand je rêve, j’ai l’impression de m’éparpiller en mille morceaux»

Mais, nous l’avons remarqué, le blason est plus évoqué qu’employé. Il n’y a pas de description précise des détails physiques, juste l’affirmation de leur existence par l’énumération, à mi-chemin entre le blason et l’inventaire «à la Prévert» (qu’il utilisera notamment dans la séquence du bar de Made in U.S.A., et dans les différentes bandes-annonces qu’il créa pour ses films).

Autre «genre littéraire» adapté par Godard, le théâtre est présent sous de multiples formes, comédie, tragédie, pantomime… Auparavant, les rapports entre le cinéma et le théâtre se limitaient à l’adaptation de pièces, ou à l’apparition d’un théâtre dans le film (cf. Les enfants du paradis de Carné…).

Une femme est une femme se définit, dès le générique, comme une comédie, une «comédie – française». Bien sûr, le mot comédie évoque également les films de Lubitsh, auquel il est largement fait allusion, ainsi que les comédies musicales, genre cinématographique dont le film bouleverse les règles. Mais cette comédie est aussi une oeuvre inspirée par Musset, nous l’avons vu, ainsi, ce film adopte-t-il le genre des «comédies et proverbes». En effet, les comédies de Musset furent les plus belles réussites d’un genre littéraire précis, le proverbe.

Le proverbe dramatique est issu des jeux de salons du XVIIème siècle. Il fut reconnu comme genre littéraire au XVIIIème siècle avec Carmontelle qui, dans la préface de ses Proverbes dramatiques, définit le proverbe comme «une espèce de comédie, que l’on fait en inventant un sujet, ou en se servant de quelques traits, quelques historiettes.» Plus que sur des «historiettes», le proverbe était fondé, comme son nom l’indique, sur une maxime.

Le Dictionnaire des littératures de langue française confirme que le proverbe dramatique est issu d’un jeu de salon appelé l’énigme, «sorte de devinette, jouée ou mimée, dont on devait trouver le mot, ce «mot» était généralement une maxime ou un proverbe ainsi qu’en témoigne la Comédie des proverbes de Crasmail, publiée en 1633». Le proverbe illustré tenait lieu de titre. Le genre réapparaît avec Leclercq au début du XIXème siècle, Vigny s’y essaie, mais c’est avec Musset que le genre trouve sa plus belle expression, ses lettres de noblesse.

Le film de Godard est, sur bien des points, proche du proverbe. Le titre, à la tautologie toute godardienne, est le proverbe illustré tenant lieu de morale : Une femme est une femme. Comme pour les différents proverbes dramatiques, plusieurs «saynètes» composent le film, et de nombreux proverbes (et tautologies) en illustrent le propos.

Les références au théâtre y sont également nombreuses. Dans le générique, le film est présenté comme «théâtral», Angéla «théâtralise» à outrance sa réplique de Musset, les acteurs «saluent les spectateurs», etc… De plus, ce film, comme le remarque Angela, hésite constamment entre la comédie et la tragédie. Marc Cerisuelo relève cette confusion des genres :

«Malgré la réussite de la comédie et la permanente drôlerie de son oeuvre Godard semble savoir déjà que son genre est la tragédie (avec la mort pour attribut) et que la réflexion sur le théâtre passe par le documentaire.» (D’après CERISUELO, Jean-Luc Godard, p.73. ).

Et Godard confirme que le film a été construit dans cette optique :

«La vue d’ensemble du film, je l’ai eue sur une phrase de Chaplin qui dit : la tragédie, c’est la vie en gros plan ; la comédie, la vie en plan général. Je me suis dit : je vais faire une comédie en gros plan ; le film sera une tragi-comédie» (D’après Jean-Luc Godard, «Entretien», Cahiers du cinéma, n°138, décembre 1962; repris in Godard par Godard, les années Karina, p.42.).

Angela elle-même fait ce rapprochement entre le cinéma et le théâtre :

« Dans les comédies, comme dans les tragédies, à la fin du troisième acte, l’héroïne hésite car son destin se joue. C’est ce que le vieux Corneille ou le jeune Molière appellent «suspension» »

C’est par un de ces « mots dans les mots » qui lui sont chers que Godard rapproche le suspense cinématographique de la suspension théâtrale.

Mais, l’emploi du proverbe au cinéma découle surtout de l’allusion générale du film à Musset. Pour la première fois, Godard ne se contente pas de citer les mots ou l’univers de l’auteur, il emploie également le genre dans lequel il excelle, un genre qui lui est si particulier qu’il participe au style de l’écrivain. L’allusion surpasse les mots, elle est dans le style.

Le théâtre est aussi l’objet d’allusions rapides dans certains films. Ainsi, à la fin d’A bout de souffle, Patricia apparaît-elle dans une loggia de l’appartement de la suédoise, entre deux rideaux, comme sur une scène. Un muret, duquel dépasse sa robe, lui cachant les jambes, cela évoque également un théâtre de marionnettes. Patricia serait alors manipulée malgré elle…. Marianne et Ferdinand jouent des pantomimes d’actualité aux soldats américains dans Pierrot le fou. Paul, dans Vivre sa vie, dit à Nana, qui aurait aimé faire du théâtre : «Ne dis pas n’importe quoi, on n’est pas au théâtre»

Une femme mariée est tout entier placé sous l’empire du théâtre. Une analyse plus complète du théâtre dans ce film serait à faire. Rappelons que nous n’avons pu le visionner. Des portraits de Molière, de Jouvet, et de Dullin composent le décor. Des réflexions sur le théâtre sont proposées :

«En mil six cent quatre-vingt-quatorze, Bossuet publie ses Maximes et réflexions sur la comédie : « Je crois qu’il est assez démontré que la représentation des « passions agréables » porte naturellement au péché… quand ça ne serait qu’en flottant et nourrissant de desseins prémédités la concupiscence qui en est le principe. Molière répond que, pour prévenir le péché, le théâtre purifie l’amour.»

La septième partie du film s’intitule d’ailleurs «Le théâtre et l’amour», elle contient, outre une réflexion sur ce sujet, une définition de l’acteur et, dans la scène finale, les protagonistes se quittent en se lisant la dernière scène de Bérénice. Le film a partiellement pour sujet cette théâtralité -et théâtralisation- de l’amour.

Ces allusions sont moins «visibles» dans Le mépris. Ce film ne fait pas d’allusion au théâtre, mais il est, en partie, construit comme une tragédie. Il contient du moins de nombreuses similitudes avec les tragédies antiques et classiques.

La culture antique, la mythologie, le cadre méditerranéen et la forte présence de la mer, tout cela constitue le lieu du drame, de la tragédie. Les trois unités sont presque respectées . Ressort principal du tragique, la fatalité du destin est indiscutablement présente. Les personnages sont entraînés par une force qui les dépasse, sous le regard des dieux représentés par ces «statues antiques polychromes qui, dans le film, rendent l’absence des dieux par leur présence de pierre» (D’après Desbarats, Carole, «Le mépris», in Une encyclopédie du nu au cinéma.).

Camille pressent que c’est le destin qui la conduit contre sa volonté (en ce sens, elle confirmerait plus l’interprétation de Lang sur le destin d’Ulysse que celle de Paul) : «C’est pas toi qui me force, c’est la vie.».

Sur un mur de leur appartement, on distingue une petite gravure représentant une salle de théâtre classique, avec, au centre, un oeil, l’oeil de Dieu sur ce monde qui n’est qu’un théâtre. A la fin du sketch Le grand escroc, Godard récite ces vers célèbres : « Le monde entier est un théâtre / Et tous les hommes, et toutes les femmes, simplement des acteurs/ Avec leurs entrées et leur sorties./ Et un homme, dans sa vie, joue bien des rôles. »

La tragédie se met en place progressivement, fondée sur un quiproquo, une mécompréhension, comme bien souvent. Et c’est l’incapacité des personnages à communiquer, à s’expliquer, à prendre la parole qui va les mener jusqu’à la mort. Après un dernier «adieu», une fois la scène de Capri quittée, Camille va mourir, avec son amant. A trop accélérer, ils vont se tuer sur la route de leur fuite. «Accélérer ou ralentir, tel est le dilemme» précise Jean-Luc Douin à propos du Mépris (D’après Douin, Jean-Luc Godard, p.147.). Le monstre marin de Phèdre a fait place à un trente-huit tonnes, «l’essieu crie et se rompt, l’intrépide [Prokosch] voit voler en éclat tout son char fracassé».

Mais, si des types de personnages sont présents (le couple, le sage, le traître, le(la) messager(e)), ces personnages ne sont pas des héros, Camille n’est pas reine mais dactylo, et les temps modernes n’ont pas de place pour les héros. Comme Paula Nelson dans Made in U.S.A., elle pourrait se demander «dans quelle tragédie de bazar» doit-elle «jouer le dernier rôle». Car, si les accents tragiques sont nombreux, ils s’accordent avec un ton réaliste où les personnages emploient un vocabulaire familier, s’insultent, s’échangent quelques banalités… «La réflexion sur le théâtre passe par le documentaire». Godard lui-même confirme cela :

«Ce qui m’intéresse aussi, c’est le côté théâtre. Dans Le petit soldat, déjà, où je cherchais à rejoindre le concret, j’ai vu que, plus je me rapprochais du concret, plus je me rapprochais du théâtre. Vivre sa vie est à la fois très concret et très théâtre. J’aimerais tourner une pièce de Guitry, j’aimerais tourner Six personnages en quête d’auteur pour montrer, par le cinéma, ce qu’est le théâtre. A force d’être réaliste on découvre le théâtre, et à force d’être théâtral…» (D’après Godard, «Entretien», Cahiers du cinéma, n°138, décembre 1962; repris in Godard par Godard, les années Karina, p.40)

Parmi les différents genres utilisés par le cinéaste, nous pouvons évoquer également le roman picaresque. En effet, certains ont qualifier Week-end de film «picaresque». Notamment Thierry Jousse dans le numéro hors-série des Cahiers du cinéma «Spécial Godard, 30 ans depuis», p.119. Mais, c’est en fait une perception erronée de ce genre qui est à l’origine de cette qualification. Il n’y a pas ici de vision subjective d’un héros pouvant suppléer à la narration à la première personne des romans picaresques.

Les héros ne sont pas non plus des «picaros», de «basse extraction» mais des stéréotypes d’une bourgeoisie de banlieue. Les seuls réels rapports avec les romans picaresques sont la structure ouverte du film, et les multiples péripéties qui confrontent le couple à des personnages étranges : Emilie Brontë, le « gros poucet », un pianiste dans une ferme, un groupe révolutionnaire… La forme du conte est plusieurs fois évoquée dans son oeuvre, notamment dans Week end etUne femme est une femme

Le film serait donc plus proche d’anti-romans français et anglais des XVIIème et XVIIIème siècle comme le Tristram Shandy de Laurence Sterne, Jacques le fataliste de Denis Diderot, etc. On y trouve la même destruction de l’illusion romanesque (filmique) :

«Ca fait chier ce film, on tombe que sur des malades.»
«Ca suffit, on est pas dans un roman, on est dans un film. Un film, c’est la vie.»
«- Tu vois pas que c’est des personnages imaginaires.
– Pourquoi elle pleure alors ?»
«- Vous êtes dans un film ou dans la réalité ?
– Dans un film
– Dans un film ? Menteur.»

Les multiples rencontres, la structure décousue, les réflexions sur l’illusion artistique, cela appartient bien plus au non-genre de l’anti-roman qu’au roman picaresque. En ce sens, Week-end, encore plus que les autres films de Godard, est un anti-film, mais pas de l’anti-cinéma, comme les anti-romans ne sont pas de l’anti-littérature.

A travers cet emploi de genres «littéraires», Godard utilise une fois encore les procédés d’un art différent, et crée son style en ne se limitant pas à ce que le cinéma «doit» ou «ne doit pas faire». En communiquant, les arts s’enrichissent mutuellement en esthétiques, en possibilités d’expression. Godard n’est pas seulement créateur de films, il est créateur de cinéma : «Je ne sais pas si je fais des films, mais je fais du cinéma» ; il crée la «forme» pour le cinéma, notamment en empruntant, en adaptant les genres littéraires. Ainsi il est comparable à d’autres créateurs de «cinéma» comme Eisenstein, Griffith ou Welles.

Jean-Luc Godard fait donc souvent appel à la littérature existante pour créer sa propre oeuvre. La littérature n’est pas un simple faire-valoir, un prétexte, mais elle fait partie intégrante de son style de cinéaste. L’univers godardien est donc bien, en partie, un univers « littéraire », où les personnages parlent comme des livres, écrivent pour s’exprimer, lisent pour échapper à l’aliénation et vivent comme des personnages de romans. Et si la littérature leur est vitale, c’est peut-être parce qu’elle les a créés. Toutefois, si Godard a su se servir admirablement des emprunts, ce n’est qu’un aspect de sa création « littéraire ». A côté de cet emploi du texte comme un « ready made » dont le « collage » est signifiant, la création godardienne consiste aussi en un travail personnel important sur le langage, le mot.

Partie 3 : « Cédugodar », un style littéraire

« Et maintenant, il va falloir travailler sans citation. » (Lénine)

L’art de Godard s’étend à la création « littéraire », c’est-à-dire à une expression artistique par le langage, les mots. Lorsqu’il n’emprunte pas les mots des autres, Godard crée ses propres phrases, avec un style qui lui est propre. Cette création littéraire dans l’art cinématographique met en jeu deux processus de création : le premier consiste en une pure création textuelle, avec ses interrogations sur les mots, ses figures littéraire ; le second est relatif à l’emploi « littéraire » procédés spécifiques à un art audio-visuel.

Chapitre 1 : Le langage de Jean-Luc Godard

« Je ne cherche pas à créer un nouveau langage, je cherche à parler, à me faire entendre… » (D’après Godard, Introduction à une vétitable histoire du cinéma, p. 268)

Godard cherche à se faire entendre, certes, mais il a aussi quelque chose à faire entendre. Et notamment, cette dénonciation de l’incompréhension, de la difficulté à se faire comprendre par le langage. Son travail sur le langage est donc « forme » et « fond » : il est l’instrument et l’objet de cette dénonciation. Il doit lui même être capable de surmonter l’incompréhension. C’est donc une réelle création poétique où la « forme » est le « fond ». Il s’interroge alors sur le « sens » des mots, des paroles.

Mais il effectue aussi une vraie recherche poétique sur la materialité des mots. Enfin, il emploie, avec constance, certaines figures stylistiques qui forgent son style d’écrivain tout en lui permettant de mieux se faire entendre.

En quête de définitions

La question des définitions est à l’origine du travail de Godard sur les mots, notamment dans sa recherche des « mots dans les mots » ou dans l’emploi de tautologies et d’aphorismes. Mais, bornons-nous, pour l’instant, à l’étude des nombreuses définitions, demandées ou proposées, dans la plupart des films des «années Karina». Godard cherche à définir le monde, un monde où les certitudes sont rares et où les significations des mots se perdent.

Dès A bout de souffle, des définitions sont demandées et proposées. Patricia, américaine à Paris, ne comprend pas toujours Michel et son argot. Elle demande alors le sens des mots qu’elle ignore en employant toujours cette même formule, devenue célèbre : «Qu’est-ce que c’est…». Au long du film, elle sollicite les définitions des mots «horoscope», «gazer», «plaquer», «zigouiller», «dingue», «trouillard», «minouche» et, bien sûr, «dégueulasse». Elle s’interroge aussi : «C’est quoi « faire la tête »», à quoi Michel ne répond que par une grimace.

L’«experience» du «réel» auquel réfère le langage excéde la pure et simple sémantique qu’est la définition, c’est-à-dire la délimitation du « réel » à un faisceau de sèmes trop réducteurs. Ses autres « définitions » – ou, pour être plus exact, ses propositions de sens pour des termes employés dans des circonstances précises – sont assez floues :

Horoscope : «L’horoscope, c’est l’avenir.»
Gazer : «Elles étaient très jolies mais ça gazait pas, ça marchait pas… je sais pas.»
Plaquer : «J’ai fait autre chose.»
Zigouiller : Il répond par geste.
Dingue : «C’est moi !»
Trouillard : «Avoir peur»

Il ne donne pas de définition pour «Minouche» et l’inspecteur ne répond pas à l’interrogation finale de Patricia. Certains aphorismes peuvent être considérés comme des définitions. Ainsi, dans Le petit soldat, «La tragédie, aujourd’hui, c’est la politique» (Napoléon) et «L’éthique, c’est l’esthétique de l’avenir» (Lénine), servent aussi à définir ces notions, l’évolution de leur signification.

Dans Une femme mariée, Charlotte demande «Qu’est-ce que c’est, un acteur ?», et Raoul lui répond :

«Un acteur est un monsieur qui monte, euh…, sur des planches, euh…, qui joue la comédie, euh…,c’est un monsieur qui essaie d’interpréter quelque chose, qui essaie de dessiner, de…, de créer un personnage quoi ! De sortir de soi et des sentiments, des idées…»

Et, lorsqu’elle s’interroge «Qu’est-ce que ça veut dire, regarder ?», on lui répond : «Re-garder, c’est garder deux fois», la définition est une de ces étymologies godardiennes que nous étudierons dans la partie suivante.

Comme A bout de souffle, Alphaville contient plusieurs interrogations sur le sens des mots, certains étant interdits, d’autres ayant changé de sens sous l’autorité d’Alpha-60. Alors, Natacha demande à Lemmy Caution le sens de «faire la cour», «conscience» et, à deux reprises elle s’interroge : «Amoureux, qu’est-ce que c’est ?».

Masculin-Féminin montre en «cinéma-vérité» ce qui était de la fiction dans Alphaville : l’ignorance du sens de certains mots. Lors de son interview, en prise directe, Mademoiselle 19 ans, à qui l’on demande la signification de «réactionnaire», en donne une définition totalement opposée, proche de «révolutionnaire».

Dans Made in U.S.A., un personnage (Yves Alfonso) demande : «C’est quoi un bar ?». Le barman (ou Paul…) répond par deux « définitions » métonymiques : «C’est-à-dire, c’est à la fois plusieurs personnes réunies sous le regard d’un barman et puis, c’est aussi une salle [dans laquelle on verse des liquides]». Mais le premier locuteur réplique que « un bar ne peut pas être deux choses à la fois ». Il confond ainsi le mot « materiel » avec un seul des signifiants qu’il peut accueillir, et, par là même, il croit qu’il ne peut avoir qu’un seul signifié.

Par exemple, le Petit Robert, signale, pour l’entrée « Bar » plusieurs termes génériques à l’étymologie différente : « Bar », le poisson appelé aussi loup ; « Bar », l’unité de mesure de la pression atmosphérique ; et le mot « Bar » qui nous interresse. Celui-ci accueille deux signifiants, soit Bar 1 et Bar 2 auquels correspondent deux signifiés soit 1°, «Débit de boisson où l’on consomme debout ou assis sur de hauts tabourets devant un comptoir » et 2°, « Le comptoir lui-même ».

Le barman rajoute un signifiant Bar 3 auquel correspond sa définition du signifié : 3° « Plusieurs personne réunis sous le regard d’un barman », c’est-à-dire, l’ensemble des personnes réunies dans un bar 1. Godard s’intéresse assez à cette relation mot-signifiant-signifiè en jouant avec les syllepses et les synonymes. Pour les syllepses, voir partie suivante, c) multisémantisme. Quant aux synoymes, la scène de Masculin-Féminin sur les différentes appelations des fesses est assez caractéristique.

Dans 2 ou 3 choses que je sais d’elle, la méconnaissance du vocabulaire vient d’un enfant, Christophe demande : «Maman, qu’est-ce que c’est le langage ?» La mère répond par une citation «Le langage, c’est la maison où l’homme habite» (Dans J.L.G./J.L.G., Godard «colle» ce qui devient alors une auto-citation «Où habitez-vous ? – Dans le langage.»). Une définition de l’art est aussi proposée dans un commentaire sous forme d’un syllogisme composé de citations : «Qu’est ce que l’art ?… Ce par quoi les formes deviennent style a dit quelqu’un (Il pense à André Malraux). Or le style, c’est l’homme (Cette phrase-ci est de Buffon.). Donc l’art est ce par quoi les formes deviennent humaines.».

Les définitions proposées sont donc très diverses. Elles peuvent être des gestes, des citations sérieuses, des réflexions proposées comme définitions. Car, quelles qu’elles soient, elles ne sont jamais des définitions de dictionnaires, dictionnaires qui apparaissent à deux reprises dans notre corpus : la «bible» des habitants d’Alphaville est ce dictionnaire mutilé par Alpha-60, et, Anna Karina, dans Made in U.S.A., cache son revolver dans un dictionnaire Larousse creux. Ils deviennent donc des livres dangereux lorsqu’on les maltraite, lorsqu’on les dépouille de leurs sens.

Lemmy Caution, semble parler pour Godard lorsqu’il constate :

«C’est toujours comme ça, on ne comprend jamais rien et on finit par en mourir»
Les habitants d’Alphaville, privés de mots, ne comprennent plus le monde et en meurent. Les mots, bien définis, permettent donc de retrouver la réalité, de la comprendre, et, point important de la philosophie godardienne, les mots « retrouvés » octroient aux hommes une vie en harmonie avec «les choses».

Lemmy Caution, agent secret prométhéen, est celui qui apporte les mots aux hommes, pour les éclairer dans cette ville nocturne. Dans Pierrot le fou, une phrase récitée en voix-off par Ferdinand et Marianne corrobore cela :

«Car les mots au milieu des ténèbres ont un étrange pouvoir d’éclairement de la chose qu’ils nomment. En effet, même si elle est compromise dans l’horizon quotidien, le langage souvent ne retient que la pureté.» («ne retient que» et non pas «veut» comme l’indique le découpage paru en Avant-Scène qui contient quelques erreurs sans grande importance, notamment pp. 85 et 86 )

Seront dans la lumière ceux qui s’interrogent sur le sens des mots au lieu de les subir passivement, ceux qui ont conscience du langage. Voilà, peut-être, la raison pour laquelle, les « définitions » godardiennes ne sont pas des définitions de dictionnaires : elles sont « vécues », inscrites dans une « situation », un « projet ». Ainsi, pour éviter cette « vie » du langage, Alpha-60 interdit-il l’emploi du mot «Pourquoi» dans Alphaville. Dans Le Petit soldat, Bruno Forestier déclare que «poser des questions est plus important que donner des réponses».

Godard aime chercher ces réponses, ces définitions. Cela est même une démarche avouée par le cinéaste, notamment lors de son entretien avec J.M.G. Le Clézio :

«Il y a quand même une différence entre vous et moi. J’ai l’impression que je cherche ce que vous ne cherchez pas. Je cherche à définir. Soit une sensation, soit une perception. Moi j’en suis conscient.» (D’après Godard, «Godard – Le Clézio, face à face», L’Express, 9/05/66, in Godard par Godard, les années Karina, pp. 147-148.)

Le cinéaste tente de filmer la vie, pour mieux la comprendre. Mais pour être sûr de bien la percevoir il faut que les mots, que ces mots qui structurent notre pensée, correspondent à la réalité qu’ils décrivent. Godard, quelquefois, doute du langage, s’interroge sur l’adéquation entre le mot (donc la pensée) et la perception du « réel ».

Les mots « forgeant » la pensée, il craint que, si ces mots sont erronés, celle-ci, et donc la perception du monde qui en découle, le soient aussi. La légitimité de la convention sur laquelle repose le langage est mise en doute. Ainsi, dans 2 ou 3 choses que je sais d’elle, Juliette réfléchit : «Si on s’était trompé au départ et qu’on ait appelé le bleu, le vert…, ce serait grave.». Puis une jeune fille a cette conversation avec Robert :

«- Comment vous savez que c’est un garage ? Vous êtes sûr qu’on ne s’est pas trompé de nom ?… Que ce soit une piscine ou un hôtel ?
– Ah ! C’est possible, oui. Ca pourrait s’appeler aussi autre chose, oui.
– Bon, ben, justement, qu’est-ce qui fait que les choses portent un certain nom ?
– Parce qu’on leur donne.
– Et qui leur donne ?»

Godard est méfiant envers les mots, il sait que, comme ses héroïnes, les mots peuvent nous trahir. Godard, par l’intermédiaire de Nana, discute de cette question avec Brice Parain dans Vivre sa vie : le philosophe lui explique également que, pour être sûr de «trouver le mot juste, (…) il faut travailler». Voilà pourquoi il tient à redéfinir les mots, à les explorer jusque dans leur materialité même, pour en extraire le sens.

Une fois définie, la «chose» n’effraie plus (Les définitions étant manquantes dans Alphaville, les habitants, Natacha en particulier, ont peur, peur de s’exprimer, de penser.), elle «est» : le langage est ce qui nous permet de mettre à distance le monde, de l’exorciser autant que de l’utiliser. D’où l’emploi des tautologies, définitions trop précises du mot par le mot. Cette crainte face à l’inadéquation du mot et de la chose est d’autant plus présente dans l’emploi de langues étrangères.

Les langues se bousculent, se confrontent chez Godard. L’anglais est la langue étrangère la plus présente, c’est celle de Patricia, Prokosch, Fuller, etc. ; Lang parle l’allemand, Francesca l’italien, Doris Mizogushi le japonais… De plus, des simulacres de langues sont présents, notamment dans Pierrot le fou : le «petit homme» téléphone dans une langue étrange, Pierrot et Marianne imitent les sonorités de l’américain et du chinois… Et certains personnages usent d’expressions étrangères, comme Michel Poiccard qui utilise de nombreuses expressions italiennes (Ciao, Arrivederci…), espagnoles (Buenas noches mi amor), suisses (nonante neuf, huitante quatre), etc… Cette utilisation des différentes langues est inspirée par Valéry Larbaud, Joseph L. Mankiewicz et Blake Edwards (Voir sa critique de Vacances à Paris de Blake Edwards, parue aux Cahiers du cinéma sous le titre «le passe temps retrouvé», et reprise dans Godard par Godard, les années Cahiers, p.242).

Nous constatons alors que le sens échappe au mot, qu’il lui est supérieur. Ainsi, par exemple, les hésitations de Patricia, «Of course, of course… of course» (la même expression répétée sur des tons différents), est traduite, en sous-titre par «Pourquoi naturellement ? Après tout, oui». De même, au début de Vivre sa vie, Anna Karina prononce «Qu’est-ce que ça peut te faire» de différentes façons cherchant «la meilleure façon d’exprimer cette idée». L’intonation fait donc partie intégrante du sens.

Ce sens qui échappe à toute traduction, à toute définition. Le « sens » inclut bien d’autres choses que le signifié : intonation, situation d’énonciation, intentions de l’énonciateur, connivence du récepteur… Il le supplante quelquefois, ainsi, Michel Poiccard explique «Je voudrais recoucher avec toi parce que t’es belle», Patricia ne pensant pas l’être, il rectifie «Alors, parce que t’es laide». Mais Patricia comprend que «c’est pareil», les antonymes deviennent synonymes, parce que le sens, alors, neutralise l’opposition des signifiés.

Car, si Godard définit sans cesse, il sait que cela est vain, insuffisant, le mot «est ce qu’il est», il ne peut pas «être deux chose à la fois», un mot et une définition. Les mots se perdent dans la parole : «Plus on parle, et plus les mots ne veulent rien dire» remarque Nana. Il aimerait pouvoir saisir directement le sens des mots, sans définition, admettre le monde tel qu’il est. A propos du temps, Juliette, dans 2 ou 3 choses que je sais d’elle avoue :

«Non, une définition ne s’impose pas forcément. On essaie souvent de chercher, d’analyses le sens des mots mais on s’étonne trop. Il faut admettre que rien n’est plus simple que de penser que telle ou telle chose va de soi.»

Godard accepte donc peu à peu les mots, les prend comme des unités autonomes, des axiomes de réalité, les atomes de la pensée. Mais le professeur Godard va tout de même tenter différentes expériences sur cette materialité des mots.

Les mots

Godard effectue un travail poétique important sur les mots pour saisir, comprendre leurs sens éventuels. Il tente de ranimer la valeur des significations perdues. Seule la conscience des mots lui permet de comprendre la vie. Il montre alors les mots, joue avec eux, pour en explorer tous les champs de signification et, ainsi, tenter de décrire le monde dans son ensemble, sa totalité. Il souhaite donc que les «signifiants» soient réellement signifiants, que, en plus du signifié qu’ils impliquent, ils deviennent, paradoxalements, des signifiés en eux-mêmes par les ramifications sémantiques qu’impliquent les mots. Pour cela, il emploie divers moyens stylistiques qui, s’ils ne lui sont pas absolument personnels, n’en sont pas moins devenus l’une des caractéristiques les plus emblématiques de son écriture de cinéaste : la recherche «étymologique» de mots dans les mots, la délexicalisation d’expressions populaires, le multi-sémantisme et la syllepse….
Les mots dans les mots, l’étymologie selon Godard

« J’aime les calculs faux, car ils donnent des résultats plus justes » (Jean Arp)

Cette recherche étymologique «sauvage» est constante dans l’oeuvre de Godard. Elle consiste à repérer, à l’intérieur des mots, des combinaisons de lettres créant d’autres mots. Les sens des mots ainsi formés procurent alors des nuances de sens aux mots originels, des explications sur leurs significations exactes , comme le ferait une véritable étymologie. Mais, bien sûr, ces «étymologies» sont fantaisistes, elles ne sont jamais fondées sur la recherche des racines du mot, mais simplement sur l’agencement de ses lettres.

Toutefois, certaines d’entre elles sont quelquefois aussi éloquentes, si ce n’est plus, qu’une authentique étymologie. Qu’il soit réalisé à l’oral ou à l’écrit, ce «découpage» du mot est encore l’extraction d’une partie à un tout, à un ensemble, comme le sont les citations, la fragmentation du récit…

Mais c’est ici la fragmentation d’un mot, unité censément autonome, censémement indivisible comme l’atome (du moins du point de vue sémantique). Alors, cette «fission sémantique» est effectivement productrice d’un flux de sens entre le signifié de ce mot et ceux des mots le «composant».

Ainsi, dans Une femme mariée, des plans isolent successivement, «EVE» dans «REVES», et «ANGE» dans «DANGER». Ces rêves-là seraient-ils les rêves de cette femme unique, unie à un seul homme et pourtant pécheresse, comme Charlotte, cette femme mariée et adultère, retrouvant son paradis angélique dans le danger de sa liaison extra-conjugale ?

Pierrot le fou contient plusieurs applications de ce principe, notamment ces deux occurrences qui se répondent : les trois lettres centrales, blanches, du néon «RIVIERA» qui, elles aussi, isolent le mot «VIE» et Pierrot remarque que «Dans envie, il y a vie. J’avais envie, j’étais en vie». Cette recherche de la «vie» dans les mots permet une nouvelle interprétation du néon «LAS VEGAS» qui retrouve son sens commun en espagnol : la vie.

Sur le mur de l’appartement de Marianne un graffiti divise le mot «OASIS» par l’emploi de deux couleurs en «OAS-IS». Le lieu de paix algérien devient connoté politiquement, occupé par les pro-français de l’Organisation Armée Secrète.

Le journal de Pierrot propose deux emplois de cette figure. Le premier «décortique» le nom de Marianne pour faire apparaître différentes facettes du personnage : «Marianne, ariane, mer, âme, amer, arme». Alors que la plupart des jeux onomastiques appartenait plutôt au champ de l’allusion littéraire (Ulysse, Ferdinand, Camille…), cette fois-ci la recherche par onomastique dévoile que Marianne est celle qui libère Ferdinand du labyrinthe pour atteindre la mer. Elle n’appartient ni à la «civilisation du cul», ni à celle de la réflexion mais à celle de l’âme. Et l’amertume et le désespoir servent à qualifier le «chapitre» concernant la prise d’armes, qui présente une autre facette de Marianne, la criminelle et la manipulatrice, manipulatrice qu’est aussi Ariane…

Le jeu vertical sur la «déclinaison» des mots rappelle quelque peu ceux de Maurice Roche. Sous Marianne est écrit ariane, véritable mot dans le mot (à un «n» près…). Ensuite, à droite d’ariane est inscrit Mer qui correspond au «Mar» de «Marianne». Puis, sur la gauche, âme est décliné d’après «anne», à moins que ce ne soit l’inversion de «Ma».

Le jeu devient plus complexe avec amer, à la droite du mot âme auquel il rajoute un «r», et sous mer auquel il adjoint un «a». Amer est donc une composante de ces deux mots issus eux-mêmes d’un autre mot. arme, inscrit sous âme, est à la fois un anagramme d’amer et une déclinaison d’âme qui débute par les deux premières lettres d’arianne. La construction de ce travail par onomastique se construit seulement sur les lettres et les phonèmes du mot, mais ces sonorités et ces lettres impliquent des mots dont le sens convient parfaitement pour décrire Marianne.

Ces mots dans les mots ne sont pas forcément à l’intérieur des mots : ils peuvent être à l’extérieur du mot, comme ce passage du journal de Pierrot où «l’a rt» devient «la mort», Godard associe donc de façon originale ces deux thèmes traditionnellement liés. En proposant cette «étymologie», il souligne que cette association est inévitable car inscrite dans leurs «gènes», leurs signifiants. Il réutilisera ces mots à l’extérieur des mots dans le générique de Masculin-Féminin, où il découpe «FIN» dans «FEMININ». Son personnage n’avait pas vu ce mot à l’extérieur de «féminin» lorsqu’il faisait remarquer à son camarade que «dans le mot Masculin, il y a le mot masque et il y a cul» et que dans Féminin , «y a rien».

Cette misogynie ne fait que confirmer que ce personnage n’envisage chez la femme que le «cul». A moins que ce machisme ne soit qu’un «masque» de plus pour cet homme qui ne comprend «rien» aux femmes, car les définitions étymologiques manquent.

Anna Karina coupe court à une discussion de Made in U.S.A. en déclarant à son interlocuteur : «Ce n’est pas la peine de con-tinuer, cette con-versation». Belle formule pour mettre fin aux discussions stériles. Et, les «SS» envahissent les films de Godard… dans «eSSo» (Pierrot le fou, La chinoise), mais aussi dans «Lutte des claSSes» (Week-end). Les inserts de Week-end contienent beaucoup de mots dans les mots. «ANALYSE» est écrit sur deux lignes, la première isolant «anal». L’analyse révélerait-elle la persistance de l’un des premiers stades de l’évolution sexuelle de l’enfant chez les personnes appartenant à la « civilisation du cul » ?… «Faux/to/graphe» contredit les propos de Bruno Forestier dans Le petit soldat : «Si la photo, c’est la vérité, le cinéma, c’est la vérité vingt quatre fois par seconde.» Mais, quel est le sens de «CID» et «DENT», dans «OCCIDENT» ?

One + One découvre «L.O.V.E.» dans «ALL ABOUT EVE», titre d’un film de Joseph L. Mankiewicz, mais aussi titre de la partie du film consacrée à l’interview d’Eve Democracy : Godard souhaiterait-il plus d’amour dans la démocratie ? Notons également que le personnage est interprété par Anne Wiazemsky, le nouvel amour du cinéaste. Il ne se limite donc pas à rechercher les mots déjà composés, mais il compose avec les différentes lettres pour déceler des analogies avec certains mots.

Il va même jusqu’à se contenter d’une seule lettre commune, comme dans Alphaville où Lemmy Caution dit à un policier : «Vous avez remarqué que journaliste commence par la même lettre que justicier ?». Le lien entre les deux mots est plus que mince, mais il équivaut à une relation d’identité, de définition : un journaliste (au Figaro-Pravda) est un justicier. Mais Godard crée aussi une relation de cause à effet entraînée par la lettre «J», comme si la lettre insufflait du sens au mot, à la manière d’un idéogramme. Chez Godard, le signe dans sa materialité même devient aussi porteur de sens.

Ces mots dans les mots appartiennent aussi à la thématique typiquement godardienne de l’intérieur et l’extérieur. Au début de Vivre sa vie, lecture nous est faite d’une prétendue rédaction d’enfant décrivant la poule, c’est encore une «définition» :

«Une poule est composée d’un intérieur et d’un extérieur. Si on enlève l’extérieur, il reste l’intérieur, et quand on enlève l’intérieur, on voit l’âme.»

Godard recherche donc l’âme des mots «à l’intérieur» de ceux ci. Nous pouvons considérer le signifié comme «l’extérieur» du mot, le signifiant comme «l’intérieur», et les mots dans les mots en seraient alors «l’âme»…. Il fait donc bel et bien « de l’étymologie », mais une étymologie personnelle, où la recherche du sens des mots est fondée non pas sur ses origines, mais sur ses lettres. C’est une approche à la fois formelle sentimentale du langage, bien plus poétique que scientifique. Et cette poésie est, tout entière, consacrée au mot. Godard réussit à créer de la poésie sur un seul mot, une poésie minimale, épurée.

Au pied de la lettre, le mot à mot

«Un mot ne peut avoir deux sens à la fois», disait un personnage de Made in U.S.A. ; de la même façon, une phrase ne devrait pas pouvoir désigner deux réalités différentes. Ainsi, en marge des nombreuses tautologies, dans Une femme est une femme, Godard emploie des expressions « figurées » avec le sens « propre » des mots qui les constituent.

Il délexicalise certaines expressions populaires proches de la catachrèse, et les emploie dans leur sens «originel», rarement employé car supplanté par le sens « figuré », lequel n’est alors plus perçu comme tel. Cette idée semble lui avoir été en partie inspirée par Truffaut à travers Tirez sur le pianiste, auquel il est plusieurs fois fait référence dans Une femme est une femme. En effet, lorsqu’un personnage du film de Truffaut jure «sur la tête de [sa] mère», un plan nous montre, dans un appartement une vieille femme s’écroulant…

Mais, relevons d’abord ces expressions délexicalisées, dé-figurées dans ce troisième film de Godard :

– Emile, ayant une discussion avec Angéla lui dit «Laisse tomber», celle-ci laisse tomber ses oeufs par terre.

– Un policier dit à Emile «Vous lisez l’Humanité, bravo… continuez», celui-ci continue.

– Emile refusant de faire un enfant à Angela, alors qu’elle est en période d’ovulation, celle-ci décide de «demander au premier venu» de l’enfanter. Emile la prend au mot, elle demande à Alfred.

1. Lorsqu’Emile, dans un bar, s’exclame «Oh, qu’elle aille se faire cuire un oeuf !», un plan nous montre Angéla, dans sa cuisine, se faisant cuire un oeuf.

Ces prises-à-la-lettre, sont de natures différentes, certaines (la première et la dernière) sont réellement des délexicalisations, la seconde est une anti-phrase volontairement non-perçue (L’antiphrase étant une figure de style, et celle-ci («Bravo ! Continuez !») étant très courante, nous sommes proche de la délexicalisation : ce sont, du moins, des expressions dé-figurées), la troisième n’est pas un trope en elle-même, mais une «menace» si courante qu’elle n’est habituellement pas reçue au premier degré.

Bien qu’elle soit étrangère, si Angéla «laisse tomber» ses oeufs au lieu de «laisser tomber» la conversation, cela ne vient pas d’une mécompréhension du sens de l’expression par l’héroïne car cette «coïncidence» la fait rire au milieu de ses pleurs.

De même, lorsqu’elle «va se faire cuire un oeuf», cela ne provient pas d’une mauvaise interprétation du français par Angéla, qui maîtrise mal cette langue. En effet, celle-ci n’est pas supposée entendre les propos d’Emile, qui est dans un autre lieu ; il n’y a donc, dans la fiction, aucun rapport de cause à effet entre la phrase et son exécution. Comme pour les réseaux citationnels, le « texte » filmique est autonome par rapport à la narration.

Le jeu sur les expressions est donc assumé par Godard de façon directe, comme monteur et créateur du film, assumant pleinement son rôle démiurge, en «abusant» même lorsque, comme Truffaut, il réalise les paroles des personnages. Il rend ainsi compte de la force que peut -pourrait- avoir le langage. Dans ce monde godardien où tout langage est potentiellement « performatif », les personnages devraient faire -mais ne font guère- attention à leurs paroles.

La fiction a ici, comme toujours chez Godard, un rôle pédagogique, il rappelle au spectateur que les mots ne sont pas innocents, qu’une réflexion sur les paroles, prononcées ou entendues, est nécessaire. Le langage pouvant être performatif -c’est-à-dire, toute parole pouvant être l’équivalent d’un acte- les paroles ne doivent être prononcés sans une pleine conscience : bref, «on ne badine pas avec les mots». Car cela peut avoir des conséquences graves, tragiques. Ainsi, le «je demande au premier venu» d’Angela est à l’origine de la situation de crise entre les personnages. Les commentaires des sous-titres le soulignent :

«Emile prend Angela au mot parce qu’il l’aime. Et Angela se laisse prendre au piège parce qu’elle l’aime. C’est parce qu’ils s’aiment que tout va tourner mal pour Emile et Angela»

Les personnages se prennent « au mot », donc « au piège », ce piège du langage sans conscience qui entraînera leur ruine, en les engageant sur des propos tenus «à la légère». Le langage est une force, Godard le rappelle en donnant à ces énoncés un rôle performatif qu’ils n’avaient pas, qu’ils n’avaient plus.

Etrangement, la «poésie» de ces phrases est dans le choix de leurs sens « propre » contre le sens « figuré », dans le rejet de l’image. Face à ces images usées, c’est l’emploi du sens « propre » qui fait figure. Comme à son habitude, c’est en faisant ce qui «ne se fait pas» que Godard impose ses réflexions. Mais n’oublions pas que, aussi sérieuse soit cette réflexion sur le langage, ces «prises au pied de la lettre» sont aussi des effets comiques dans ce film qui ignore s’il est une comédie ou une tragédie.

Le tragique des conséquences de ces paroles est associé à un pur comique de mot. Mais c’est aussi du comique de mot visuel, car cette phrase, dite au sens figuré, est «exécutée» au sens propre par l’image, la figure linguistique est associée à une figure cinématographique.

Le «total» des sens

Proche du mot à mot, ce travail sur le mot est plus rare, mais permet une nouvelle recherche poétique sur le mot. Godard joue sur et avec les différents sens des mots. Nous illustrerons cette figure avec l’emploi fait du mot «total» dans Pierrot le fou.

En effet, Godard propose, en insert, le plan d’une inscription publicitaire de la marque de carburant «TOTAL». La typographie de la marque étant aisément reconnaissable dans le contexte de la station-service, le premier sens du mot est donc un nom propre, dénué de toute autre signification. Les plans de marques de carburants sont fréquents chez Godard, elles représentent souvent l’entreprise «capitaliste».

«TOTAL» fait ici écho aux «SS» américains de «ESSO» et permet de comprendre la plaisanterie sur la publicité Esso, prise, encore une fois, au pied de la lettre : la raison pour laquelle le pompiste ne peut mettre de tigre dans le moteur de Ferdinand est simple : la station service n’est pas une Esso mais une Total !

Un deuxième sens du mot est exploité par le commentaire en voix-off prononçant le mot lors de son apparition à l’image : «Total, c’était un film d’aventure». C’est cette association oral/écrit qui permet au cinéaste d’utiliser ce mot avec le sens de la locution adverbiale «au total» dans sa forme familière «total». Nous n’avons pas seulement affaire à une simple syllepse – où un seul et même terme recouvre successivement deux signifiés, comme, par exemple, le verbe «passer» dans les deux répliques finales de Made in U.S.A. – chacune des acceptions du mot « total » est liée ici à une nature grammaticale distincte.

Une troisième acception du mot est présente, plus allusive, mais dont la connotation associative est importante dans l’idiolecte du cinéaste et spécialement dans ce film. «Total» évoque cette volonté de description globale du monde, de la vie, qui régit l’esthétique de ce film. C’est aussi un indice de la tentation de Godard pour un art total.

Mais «TOTAL», c’est aussi, selon la définition du dictionnaire Hachette, «le résultat d’une addition, ou d’un ensemble d’opérations équivalentes». Le «total» est le résultat de ces «+», ces et, qui constituent l’esthétique godardienne, cette totalité est recherchée dans la notion d’ensemble, c’est-à-dire l’addition d’éléments séparés, les plans, les couleurs, les sens…

Le cinéaste exploite donc tout le champ sémantique du mot, de ce mot considéré comme une unité fragmentée, un ensemble une fois encore, qui prouve que, quelquefois, le mot «peut désigner deux choses à la fois». Là encore, Godard mène tout un travail poétique sur un seul mot.

A travers ces trois aspects de la recherche de Godard sur les mots, nous décelons sa volonté de faire prendre conscience au spectateur de la force et de la richesse du langage, des mots. Il réanime des mots dont le sens se fige quelquefois dans des expressions usées, dans des sens figurés qui n’en sont plus, dans des noms propres qui dérobent leurs sens aux noms communs…

En répétant ces mots, en les «disséquant», les maltraitant, en les montrant à l’écran, il combat les phrases creuses, le langage sans conscience des «petits-bourgeois» d’Ionesco, ces hôtes des Expresso qui ne parlent que par slogans, sans la réflexion qui devrait accompagner la création de toute phrase.

Les mots de Godard sont riches et forts de sens lorsqu’ils atteignent les spectateurs, disciples du poète/cinéaste.

L’écriture godardienne

Le style d’un écrivain se définit par son rapport au langage, son utilisation particulière des mots, ses constructions de phrases, son emploi personnel des figures. Dans l’écriture des textes de ses films (dialogues, voix-off…), Godard emploie plus régulièrement certaines tournures, certaines figures que d’autres, elles forgent son style très personnel.

Nous avons déjà évoqué quelques formules qui lui sont propres («Qu’est-ce que c’est X ?», «Dans XYZ, il y a Y»…), mais nous examinerons ici quatre structures phrastiques particulières en cherchant ce qu’elles ont en commun, les raisons de leur récurrence. Nous nous intéresserons à la présence d’aphorismes, à l’emploi de la réversion, de la tautologie et de la répétition.

Aphorismes et formules

On a souvent reproché à Godard d’être moralisateur, que ses idées soient morales, amorales ou immorales. Il est en fait plus moraliste que moralisateur ; comme Ducasse dans ses Poésies, J.L.G. emploie souvent la forme de la maxime.

Découlant de son désir de définition, ces aphorismes sont, pour la plupart, destinés à exprimer une opinion catégorique, des avis définitifs sur la nature des choses ou des êtres. Ainsi, le verbe «être» est souvent employé dans ces maximes, et, particulièrement à travers la locution «c’est». Certains de ces aphorismes sont des emprunts :

«Comme disait le père Bugatti, les voitures sont faites pour rouler, pas pour s’arrêter»(A bout de souffle)
«Nous sommes tous des morts en permissions»(Lénine, cité dans A bout de souffle et Pierrot le fou)
«Je est un autre» (Vivre sa vie)

D’autres sont des créations personnelles originales, des idées reçues ou leur pastiche :

«A film is like a battleground» (Pierrot le fou)
«La poésie, c’est qui perd gagne» (Pierrot le fou)
«La photographie, c’est la vérité, et le cinéma, c’est la vérité vingt-quatre fois par seconde» (Le petit soldat)
«Dès qu’une fille dit que tout va bien et qu’elle n’arrive pas à allumer sa cigarette, c’est qu’elle a peur de quelque chose.» (A bout de souffle)
«Les femmes, c’est toujours les demi-mesures» (A bout de souffle)
«Les femmes au volant, c’est la lâcheté personnifiée» (A bout de souffle)

Comme Isidore Ducasse, il plagie certaines pensées en inversant les termes (ce ne sont pas forcément ses pensées, mais celles qu’il prête aux personnages) :

«Il n’y a aucun doute, la force est supérieure à l’intelligence» (Le petit soldat)

Comme le verbe être, l’emploi d’adverbes généralisants tels que «jamais» ou «toujours» contribuent à la créations d’aphorismes, censés exprimer des vérités générales :

«Les hommes seuls parlent toujours trop» (Pierrot le fou)
«La vie est peut-être triste mais elle est toujours belle»(Pierrot le fou)
«Les femmes ne veulent jamais faire en huit secondes ce qu’elles veulent bien faire huit jours après» (A bout de souffle)
«Les français disent toujours que les choses sont pareilles quand elles le sont pas du tout» (A bout de souffle)
«Les suisses n’ont jamais été très courageux» (Le petit soldat)

Un certain goût de la formule est facilement décelable. Une phrase de Michel Poiccard, fonctionnant, comme beaucoup de proverbes, sur une homophonie, propose une recommandation originale :

«Vaut mieux rouiller que dérouiller»

Ce goût de la formule et des aphorismes s’explique en partie par une séquence d’A bout de souffle ; l’interview de Parvulesco présente une vision très particulière de la figure de «l’écrivain». Demi-dieu, l’écrivain est admiré par les journalistes et ses paroles sont recherchées car il est considéré comme détenteur de la vérité et de la sagesse.

S’il est attendu pour exprimer la vérité, ses réponses ont donc souvent la forme de maximes, forme la plus apte à énoncer une vérité :

«Les sentiments sont un luxe que peu de femmes peuvent s’offrir»
«Devenir immortel, puis mourir»

La caution de vérité qu’implique la phrase d’auteur est même confirmée par Parvulesco. Une ambiguïté subsiste tout de même : Parvulesco est-il la figure d’un grand auteur ou bien est-il un pantin médiatique ? Ses paroles sont-elles des parcelles de vérité ou des slogans porteurs ? Rappelons aussi que les « aphorismes » des personnages ne sont pas forcément assumés par Godard qui, comme à son habitude, ne juge pas mais propose différents axes de reflexions :

«Rilke était un grand poète, il avait donc certainement raison»

Godard emploie donc des formules imitant la «phrase d’auteur» pour leur donner ainsi leur force de persuasion. Ainsi, Ferdinand «parle comme un livre» (ou presque) lorsqu’il désigne l’époque contemporaine :

«Il y avait la civilisation athénienne, il y a eu la Renaissance, et maintenant on entre dans la civilisation du cul.» 2 ou 3 choses que je sais d’elle aborde à nouveau cette question des civilisations : «Dans cette image se rejoignent trois civilisations : la civilisation des loisirs, la civilisation des portes-clefs… et la civilisation du cul»

L’aphorisme est un moyen efficace pour conférer à ses propos une caution de vérité, il renforce la capacité de persuasion. Dans sa quête de vérité, et son projet «pédagogique», Godard utilise ce moyen pour transmettre ses «messages» de manière plus efficace. Ce sont donc des coups de force sémantiques, ce moyen permettant de mieux transmettre l’information, d’approcher une communication plus efficiente.

Godard souhaite toujours « se faire entendre », et cette figure est employée non seulement pour communiquer, mais parce qu’elle est créatrice de sens, qu’elle transmet du sens. Cette figure littéraire est utilisée dans une création poétique, elle est à la fois forme et fond. Lorsqu’il emploie ces formules, l’essentiel n’est pas, pour Godard de « communiquer », mais de « communiquer quelque chose », un message, une création poétique, des reflexions, des émotions etc., et que ces messages soient compris sans être déformés.

La réversion

La question de la réversion (ou antimétabole) chez Godard a été inaugurée par Marc Cerisuelo (in Cerisuelo, op.cit., pp. 21-24.). Son étude porte essentiellement sur l’emploi de ce procédé dans ses critiques cinématographiques, mais il est intéressant d’étendre le champ de cette analyse à ses films. Il est toutefois important de constater que ce qui était «la figure centrale du style de Godard» dans ses critiques, demeure une figure constante dans ses films.

La constance de l’emploi de cette figure à travers ces différents moyens d’expression confirme que la réversion est une des composantes les plus personnelles, les plus emblématiques de l’écriture godardienne. Nous nous bornerons, à l’étude la réversion «écrite», mais on peut également déceler des réversions dans l’image : inversion positif/négatif dans Alphaville… L’exemple le plus célèbre de cette figure est le proverbe populaire cité par Molière dans l’Avare : Il ne faut pas vivre pour manger, mais il faut manger pour vivre. Cette figure consiste à permuter par un chiasme les mots principaux d’une proposition dans une proposition parallèle subordonnée, coordonnée, ou ellipsée par des locutions comme «et réciproquement» ou «et vice versa».

Cela a souvent pour conséquence d’inverser une relation de causalité. L’avantage de cette formule sur l’antithèse ou sur une certaine forme de plagiat, est de conserver ensemble les deux propositions, l’une n’étant pas pour autant le contraire absolu de l’autre. Ainsi que le souligne Cerisuelo, «la réversion est la figure de la réinvention». De même que dans les plagiats de Ducasse ou certains détournements situationnistes, il s’agit de repenser une réflexion par son contraire ; mais, chez Godard, la réversion n’exclut aucune des deux propositions.

Au contraire, elle présente la confrontation des deux, leur co-existence comme la pensée même. Nous retrouvons alors cette esthétique du «et», de l’addition : c’est le «total» des pensées qui importe. Alors, la formule d’exclusion utilisée dans le proverbe que nous citions en exemple n’est jamais présente chez Godard qui ne souscrirait à aucune des deux propositions. L’illustration se trouve dans sa critique de Le temps d’aimer et le temps de mourir de Douglas Sirk (D’après Godard, «Des larmes et de la vitesse», in Godard par Godard, les années Cahiers, pp. 221-225.) où il cite un plagiat de cette maxime, plagiat emprunté au film : «C’est parce qu’il faut aimer pour vivre, qu’il faut vivre pour aimer».

Il trouve là la réponse à une question qu’il posait en amont dans l’article : «Faut-il vivre pour aimer ou aimer pour vivre ?». Cette même réversion est d’ailleurs esquissée dans A bout de souffle où un journaliste demande à Parvulesco : «A votre avis, que vaut-il mieux, aimer pour vivre ou…». Ainsi, les reversions présentes dans ses films privilégient une relation de coordination (par «et» ou par «ou») à une subordination.

La première réversion rencontrée dans A bout de souffle est en anglais ; Patricia s’interroge :

«I don’t know if I’m unhappy because I’m not free or I’m not free because I’m unhappy»

Un sous-titre traduit :

«Je ne sais pas si je suis malheureuse parce que je ne suis pas libre, ou si je ne suis pas libre parce que je suis malheureuse»
La relation entre l’absence de liberté et le manque de bonheur est en fait réciproque. Cette remarque insiste sur les interactions entre les différents sentiments, leurs «échanges mystérieux» fonctionnant par flux et reflux (« Nouvelle vague »oblige !).

Dans Le petit soldat, Godard propose la «réversion» de cette réversion ; Bruno Forestier confie :

«Je me suis demandé si j’étais heureux de me sentir libre, ou libre de me sentir heureux.»

La réversion est elle-même renversée, Godard explore tous les champs d’interaction entre bonheur et liberté. De même, dans Une femme est une femme, la réversion est construite sur un seul mot :

«C’est toujours quand on est pas ensemble qu’on est ensemble, et réciproquement.»

Le même mot désigne, pour Emile, la présence physique et l’union spirituelle, la réversion n’est donc pas réellement paradoxale, mais remarquons qu’en l’occurence, un mot «veut dire deux choses à la fois».

De là naît d’ailleurs le «drame» dans ce film où les mots signifient leurs contraires. Alors, par la réversion, Godard propose «l’endroit» et «l’envers» d’une pensée, et il tente ainsi de remettre à l’endroit ce qui est à l’envers. Mais le monde ne suit pas toujours le langage.

«Je suis en train d’écrire avec des mots, des mots qui se renversent et peuvent se remplacer les uns les autres, mais la vie qu’ils représentent, est-ce que ça se renverse ?» (D’après Godard, « Pierrot, mon ami », in Godard par Godard, Les années Karina, p.104.)

Est-ce qu’un heureux événement est toujours un événement heureux ? Et une image juste, est-ce juste une image ? C’est aussi ce que se demande, dans la séquence du bar, l’ouvrier de Made in U.S.A. ; il inverse et mélange les mots dans la phrase pour voir si, selon la définition de son dictionnaire une phrase est «une parole inutile et vide» ou, selon le dictionnaire de Paula Nelson, «un assemblage de mots qui donnent un sens complet» :

«Le verre n’est pas dans mon vin. Le barman est dans la poche de la veste du crayon. Le comptoir donne des coups de pieds à Mademoiselle. Le plancher s’écrase sur la cigarette. Les tables sont sur les verres. Le plafond éteint la lampe. La fenêtre regarde les yeux de Mademoiselle.

Je les ouvre et la porte s’assied sur le tabouret. Le téléphone à trois bars. Le café s’emplit de Vodka. Le Cinzano a quatre fenêtres. Le barman remplit une cigarette avec son whisky. Il allume son robinet. Je suis ce que vous êtes. Il n’est pas ce que nous sommes. Ils sont ce que tu es. J’ai ce que tu as. Il a ce qu’ils ont. Ils ont ce que nous n’avons pas.»

La réversion n’est plus logique, elle devient absurde. Le monde décrit est inversé, il est tel «l’autre côté du miroir», Lewis Carroll n’est pas loin… Ces phrases n’ont aucun « sens » selon le « sens commun » mais elles sont très riches de « sens » selon les dimensions propres au langage, l’intérêt de ce discours est dans l’inversion, la puissance d’évocation de la phrase pouvant créer un monde référentiel inexistant dans la réalité. La forme est le fond.

A propos de reversions plus «classiques», Cerisuelo écrit :

«Cette figure de l’opposition est mieux qu’un simple auxiliaire à la réflexion : elle produit une pensée circulaire, sans extériorité, où tout repose sur la subordination des termes. Par là même, elle n’est pas seulement pensée, mais travail de cette pensée.»

La réflexion se produit à l’intérieur même d’une pensée existante, dans un échange, une réciprocité. Comme Velasquez, d’après Elie Faure, il tente de saisir les «échanges mystérieux», entre les mots dans le monde clos de la phrase. Et, si ces relations peuvent être «circulaires» dans la réversion, elles le sont aussi dans une figure chère au cinéaste, la tautologie.

La tautologie

Degré zéro de la définition, la tautologie est une figure récurrente dans l’oeuvre de Godard. Malgré son apparence, elle n’exprime pas toujours une évidence, mais elle peut préciser une relation d’identité, de causalité. Besoin de définition, jeu sur le plurisémantisme des mots, réflexion sur les interactions entre la pensée et les mots, la tautologie est la somme de bien des interrogations du cinéaste.

La plupart de ces tautologies sont destinées à affirmer certaines notions comme des certitudes, des axiomes de vérité absolue, incontestables. Cette manière de définir, préciser le sens de certains mots par ces mots mêmes peut découler, soit d’une mécompréhension due à une imprécision intrinsèque au sens du mot («Bientôt, ça veut dire bientôt» dans A bout de souffle : seule Patricia elle-même peut interpréter la durée du laps de temps entre « maintenant » et cet autre deictique) ; soit d’une affirmation autoritaire de la signification, impliquant un refus de chercher des sens cachés («Après tout les choses sont comme elles sont, rien d’autres, mais si, un visage, c’est un visage. Des assiettes sont des assiettes.

Les hommes sont des hommes. Et la vie, c’est la vie.», Vivre sa vie). Comme lorsqu’il prend une expression au pied de la lettre, affirmer ses idées par le syllogisme dénote un refus du plurisémantisme, si «un mot ne peut pas être deux choses à la fois», il n’est alors que «ce qu’il est». Certes, comme le souligne Roland Barthes (D’après Barthes, Roland, «Racine est Racine», in Mythologies, Points, Le Seuil, Paris, 1957, pp. 96-98.), la tautologie est souvent le refus de la pensée, de la réflexion :

«Il est bien vrai que la tautologie est toujours agressive : elle signifie une rupture rageuse entre l’intelligence et son objet, la menace arrogante d’un ordre où l’on ne penserait pas. Nos tautologues sont comme des maîtres qui tirent brusquement sur la laisse du chien : il ne faut pas que la pensée prenne trop de champ, le monde est plein d’alibis suspects et vains, il faut tenir court sa jugeote, réduire la laisse à la distance d’un réel compatible.»

Mais, si dans le cas décrit par Barthes, la tautologie est un argument agressif, la figure de force du «poujadiste», les personnages de Godard ne l’utilisent pas tous dans cette optique. Contrairement à Michel Poiccard qui appartient peut-être à ces tautologues qui refusent la pensée («C’est normal, les dénonciateurs dénoncent, les cambrioleurs cambriolent, les amoureux s’aiment»), Nana, elle, utilise la tautologie pour se rassurer.

C’est aussi un certain refoulement de la pensée, mais après avoir pensé («Après tout, les choses sont…»). Elle s’est laissé abuser par les illusions (ses rêves de théâtre, photographes et proxénètes véreux…). Comme bien des personnages godardiens, elle a essayé de comprendre le monde en cherchant ce qu’il y avait de caché derrière. N’y réussissant pas, elle se retrouve plongée dans la réalité brute, et la tautologie lui permet d’affirmer qu’elle accepte le monde tel qu’il est. Elle tente du moins de s’en persuader.

Lors de sa discussion avec «le philosophe» (Brice Parain), elle fait part de son inquiétude, les mots ne correspondent pas toujours à l’idée que l’on souhaite exprimer. La tautologie est un remède (efficace ?) à cette inadéquation : elle exprime la pensée par le mot qui l’a générée. Nous sommes encore dans une pensée circulaire.

Mais la tautologie peut également exprimer une relation de causalité. La nature des objets ou des êtres les conditionne. Comme pour les «mots dans les mots», la désignation influe sur l’objet désigné. La tautologie implique une vision «tragique» : être ce que l’on est, c’est être dans l’incapacité d’échapper à un destin, d’être responsable. C’est croire en une prédestination qu’affirmer que «les dénonciateurs dénoncent», que «la vie, c’est la vie», que «une femme est une femme». Ce titre signifie en effet que, si la femme agit ainsi, si la femme est «infame», c’est qu’elle ne peut pas faire autrement, que sa nature même de femme la conditionne, la prédestine.

Un philosophe interrogé par Jean Collet voit aussi dans ces tautologies une manifestation de son refus de juger. Il rapproche alors Godard des cyniques :

« Les personnages de Godard, on les regarde vivre, on n’apprend rien à les écouter parler . Que peut faire la parole, sinon s’entêter dans une morne tautologie ? Comme le dit Nana, une assiette est une assiette. On pourrait ajouter : une fille est une fille, un homme est un homme, les choses sont ce qu’elles sont, et comme dit la chanson : « Y a rien à faire à ça. »

Si le philosophe de Vivre sa vie avait eu l’occasion d’offrir un autre verre à Nana, il lui aurait peut-être raconté qu’il y avait autrefois (il y a deux mille cinq cents ans) un de ses collègues nommé Antishène, qui soutenait que nous ne pouvons formuler aucun jugement, pas même dire : la terre est ronde – sans tomber dans le non-sens. Car le mot « être » exprime une identité, et la seule identité est celle d’une chose avec elle-même. La Terre est le Terre. Ce qui est rond est… rond.

On appelait « cyniques » les philosophes de cette école, et le cynisme est bien en effet le refus de juger, puisque juger, c’est toujours comparer, pour la louange ou pour le blâme, ce que les choses sont avec ce qu’elles devraient être.

Mais comment une chose pourrait ne pas être ce qu’elle est ? Nana est comme-ci, le philosophe est comme-ça, comment voudriez-vous qu’il en soit autrement ? Avec Godard, le cynisme reçoit son expression cinématographique. » (in Collet, Jean, Jean-Luc Godard, Cinéma d’aujourd’hui, Seghers, Paris, 1968, p. 32.)

Toutefois, si Nana est entraînée malgré elle dans «une série d’aventures», elle les «traverse comme une apparence», donnant son corps mais gardant son âme. Elle dépasse la tautologie, elle refuse la prédestination en s’affirmant «responsable» (en vain ?). C’est ce qu’indique la fausse tautologie du titre : Vivre sa vie. La réflexion n’est pas totalement close cette fois-ci, l’adjectif possessif indique la prise de pouvoir du personnage sur la vie, sa vie.

La pure tautologie est dépassée. Elle doit l’être. Les personnages usent de cette figure comme une arme défensive, un moyen de se rassurer face à ces signes, ces mots qui «ne veulent rien dire». Parler par tautologie, c’est affirmer que le mot a (au moins) un sens. Comme Natacha Von Braun dans Alphaville, les tautologues retrouvent seuls le sens de mots dont la signification leur avait échappé ou leur avait été refusée.

Ils énoncent alors le signifié correspondant au signifiant «vide», par ce même signifiant : «Sa est (Sa+Sé)». Comme souvent dans les films de Godard, les personnages sont à la recherche du «sens» des mots, à la recherche de quelques certitudes là où il n’y en a pas.

La tautologie est une nouvelle figure d’insistance destinée à augmenter la force de conviction, d’évocation, des mots. Plus forte est cette puissance d’évocation, plus la communication, la transmission du sens a des chances de réussir. La répétition a également pour fonction de permettre une meilleure « communicativité » des messages godardiens.

La répétition

La tautologie, la réversion (et quelques aphorismes) sont des figures fonctionnant sur la répétition (d’un terme pour la tautologie, de deux pour la réversion). La répétition est certainement la figure d’insistance la plus efficace, la plus évocatrice. Elle prend différentes formes chez Godard. Certaines sont des réitérations de termes dans une même proposition :

«Hélas, hélas, hélas, j’aime une fille qui a une très jolie nuque, de très jolis seins, une très jolie voix, de très jolis poignets, un très joli front, de très jolis genoux…, mais qui est lâche.»

Ces propos de Michel Poiccard, sont aussi une prise au pied de la lettre de l’expression «Hélas, trois fois hélas». Le mot «hélas» ayant perdu toute la force d’évocation qu’il avait à l’époque classique, la répétition permet d’indiquer que le mot est utilisé dans son sens fort -sa lâcheté lui sera fatale- et non dans son sens galvaudé.

Répéter une phrase, c’est exprimer une pensée «consciente», les mots répétés ne peuvent l’être à la légère. Ainsi, si Camille répète «J’irai pas. J’irai pas. J’irai pas.» et Ferdinand «J’y vais pas. J’y vais pas.», c’est que tel est réellement leur désir, et, lorsque tous les deux «y iront», ce sera à contre-coeur.

De même, pour montrer que Marianne s’ennuie profondément dans l’îlot de quiétude de Ferdinand, elle répète :

«Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire. Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire. Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire…»

Lorsque Ferdinand répète les vers légèrement modifiés de Garcia Llorca («Ah ! Quelles terribles cinq heures du soir. Le sang, je ne veux plus le voir.»), il ne fait que reprendre la figure d’insistance employée par l’écrivain dans un poème où ces vers, sans cesse répétés, servent de refrains, d’imploration litanique.

Ces répétitions peuvent également avoir lieu sur l’ensemble du film. Bruno Forestier, le héros du Petit soldat, ne cesse de dire «Je ne sais pas». Veronika Dreyer le lui fait d’ailleurs remarquer : « Vous dites toujours «Je ne sais pas» ».

C’est cette simple répétition qui permet au spectateur de saisir, consciemment ou non, le doute essentiel qui ronge le personnage. Et, nous comprenons rapidement que les habitants d’Alphaville sont conditionnés, robotisés, lorsque la «séductrice d’ordre trois» répète «M’sieur» à chaque fin de phrase, ou que les habitants remercient tous en disant «Très bien, merci, je vous en prie». De même, le barman, dans Made in U.S.A., répète bêtement à tous ceux qui l’appellent «Monsieur» : «Ne m’appelez pas monsieur, appelez-moi barman ou Paul. Après tout, je suis pas bien plus âgé que vous.»

Marc Cerisuelo évoque une figure godardienne qui recoupe en partie celle-ci, la «rime». Ces «rimes» cinématographiques sont des répétitions de séquences identiques ou proches – sans que ce soit la même, auquel cas ce serait un simple flash-back. Il note, par exemple, à propos d’A bout de souffle :

«La rime en [= le rythme] est la forme la plus fréquente ; elle se marquera par la répétition des claques et des baisers, le retour des phrases (comme ce «Dis moi quelque chose de gentil», énoncé tour à tour par Patricia et Michel) ainsi que celui des grimaces ou le célèbre décompte des amours sur les doigts. Dans le dialogue, c’est la contradiction qui crée le rythme et elle est surtout le fait de Michel (Je t’aime/Je t’aime pas, Tu es belle/Tu es laide ; etc.)»

Un exemple plus convaincant, que n’évoque pas Cerisuelo, est une scène d’Une femme est une femme où Emile joue à imiter Angéla, répétant ses gestes et ses paroles. Chacun de ses actes étant directement la conséquence des actes de l’autre, nous pouvons plus justement évoquer la rime, avec son alternance féminine/masculine (Angéla-Emile/A-E…). L’emploi de la «rime» est plus justifié dans ce film à l’esthétique déjà très répétitive (les tautologies). Cette séquence propose aussi une utilisation originale de la comédie musicale : la «rime» crée (et est crée par) une chorégraphie et des voix «en canon».

La répétition force l’attention du spectateur, elle l’oblige à réfléchir sur la phrase et sa répétition même. Elle permet à cette phrase d’être reçue par le spectateur, l’échange, la communication est alors établie.

Ces quatre figures ont pour but de transmettre plus efficacement la parole. Ce sont quatre procédés courants dans la création de slogans. La communication godardienne semble en effet être construite sur le mode du slogan (politique ou publicitaire). La fonction du slogan est de permettre une transmission rapide de l’information, essayant de marquer inconsciemment l’esprit des «cibles».

Contre cet univers publicitaire, cette «civilisation du porte-clefs», où les gens débitent des slogans publicitaires stupides, Godard se sert de la même arme «de propagande», le slogan, pour communiquer ses messages à des spectateurs. Mais, contrairement aux publicitaires, s’il choisit le même moyen de communication, il l’utilise pour transmettre autre chose que du vide, il « communique » du sens, et il emploie même ce moyen de communication comme figure, donc comme sens en elle même.

De plus, il ne s’adresse plus à des cibles, mais, il le sait, à des spectateurs sensibles. L’important dans la communication n’est pas le « moyen », mais les personnes, avec lesquelles on peut avoir un échange enrichissant. Comme il l’explique dans Passion, peu importe que le spectateur «comprenne» tout, l’important est qu’il «prenne», qu’il ait ressenti le film. Cette esthétique du slogan permet une transmission inconsciente, directe de l’information, et donc, si elle est sagement utilisée, elle peut combattre l’incompréhension.

Après les «années Karina» et pendant quelques années, son cinéma se tournera d’ailleurs vers ce qu’un de ses titres résume parfaitement, des «Ciné-tracts», l’esthétique du slogan adaptée à la cinématographie, à l’art.

Chapitre 2 : Cinémato-graphie

Il ne nous faut jamais oublier que, pour être très « littéraire », Godard est avant tout cinéaste. Ainsi, son emploi de la littérature appartient à sa création cinématographique. Et, en tant que réalisateur, il exploite les possibilités offertes par son art pour son travail sur la littérature, le langage, la parole et l’écrit. Il utilise le cinéma comme un nouvel outil de création poétique permettant d’aborder, à la fois, tant l’aspect visuel que sonore du langage.

Godard a souvent décrit le cinéma comme étant un art « Image + Son », nous aborderons donc un aspect de ce « + » commun à la littérature et au cinéma : le découpage. Enfin, nous étudierons son emploi du signe, de l’écriture dans un art où cette pratique est rare.

Section 1 : Image, de la figure à l’image

Les «figures de style» cinématographiques sont totalement différentes, indépendantes des figures stylistiques littéraires qu’elles soient de type narrative, ou poétique. Elles sont spécifiques à la prise de vue (plongée, contre-plongée, éclairages…), au mouvement (travelling, panoramique…), ou au montage (faux-raccords, flash-back…). Mais Godard emploie, comme à son habitude, quelques figures empruntées à un art différent, la littérature ; figures qu’il adapte (volontairement ou non) à l’image. Le traitement de l’image est emprunté au travail sur le texte.

La plus célèbre des «figures» godardiennes est le faux-raccord, qui n’est rien d’autre qu’une déviation cinématographique de l’anacoluthe. Utilisé pour la première fois dans A bout de souffle, le faux raccord volontaire est une rupture de construction réfléchie et signifiante.

La locution «faux-raccord» est d’ailleurs inexacte ; ces raccords sont volontairement en rupture avec la grammaire cinématographique. Ce donc plus des a-raccords que des faux-raccords. Découvrant par hasard ces coupes, il les utilise aussitôt en pleine conscience. Toute «déviation» consciente à la règle, dès lors qu’elle est porteuse de sens, n’est pas une faute mais une figure.

Godard aime répéter cette définition de Malraux : «L’art est ce par quoi les formes deviennent style». Et ces «faux-raccords» deviennent style car ils sont signifiants. Ils permettent d’associer, par mimétisme, la «forme» au «fond». Les raccords libres, anarchiques, sont à l’image des personnages, «les anarchistes», comme Godard les qualifie dans la bande-annonce du film ; et, dans ses «années Karina», il répétait que «pour faire du cinéma, il suffit de filmer des gens libres» paraphrasant ainsi Chaplin qui disait d’Un roi à New-York : «C’est le film d’un homme libre». L’a-raccord est aussi un procédé manifeste, celui d’un cinéaste refusant de se laisser emprisonner par de fausses règles cinématographiques.

Mais l’a-raccord est encore une facette de plus de son esthétique de la fragmentation, de l’éclatement «cubiste» de la perception du monde. Les séquences les plus significatives de cette utilisation des a-raccords sont celles des trajets où Michel et Patricia sont réunis, en voiture décapotable puis en taxi. Choisir certains instants dans une même séquence et en supprimer d’autres procède de la même démarche que la citation. Comme le fait la mémoire, Godard sélectionne, dans la continuité temporelle, seulement les instants marquants, intéressants, même lorsqu’ils apparaissent, du point de vue de la grammaire traditionnelle, comme des « temps morts ».

L’a-raccord, comme l’anacoluthe, est souvent la marque d’une subjectivité (Du narrateur dans un roman, directement de l’auteur dans ce film). Ces raccords provoquent aussi une accélération du rythme, une impression de vitesse. Michel Poiccard est dépassé par les événements. Sans cesse traqué, il est nerveux, toujours obligé d’accélérer (comme Prokosch), il ne sait pas ralentir : «Il ne faut jamais freiner.

Et comme disait le père Bugatti, les voitures sont faites pour rouler, pas pour s’arrêter.» L’a-raccord retranscrit cette nervosité de Michel, la séquence du meurtre du policier en est l’illustration la plus évidente. La narration n’est pas assurée par Michel, mais ses états d’âme sont représentés, voire même présentés, par la forme, brutale, faussement instinctive.

Chez Godard, chaque plan correspond souvent à une idée, et peut équivaloir à un mot. Sans entrer dans une étude sémiologique, cela s’illustre clairement par quelques séquences. Ainsi, dans Une femme est une femme, Godard présente une phrase, en sous-titre, dont le sujet grammatical est un plan d’Emile qui la précède : «est tellement malheureux qu’il s’en fout».

De même, dans Pierrot le fou, l’héroïne est présentée par une voix-off qui prononce son prénom «Marianne» sur un plan d’Anna Karina et son nom «Renoir» sur l’insert d’une toile du peintre. L’image est, tel un mot en italiques ou entre guillemets, mise en évidence.

Mais, l’une des utilisations les plus originales de figures littéraires adaptées pour l’image est ce que nous pouvons appeler «l’image par l’image», soit, un trope par l’image. 2 ou 3 choses que je sais d’elle est le film où cette figure est la plus explicite. Un commentaire explique :

«Fallait-il parler de Juliette ou des feuillages ? Puisqu’il est impossible, de toute façon, de faire vraiment les deux ensemble… Disons que tous les deux ensemble… Disons que tous les deux tremblaient doucement en fin d’après-midi d’Octobre.»

Puis un plan montre ces feuillages qui tremblent. L’image de ces feuilles fonctionnent comme un trope : la comparaison usée «elle tremble comme une feuille» est ici illustrée. Cette comparaison est suggérée par le texte, mais sa mise en scène en augmente la force, délexicalise quelque peu l’expression : certes, elle tremble comme une feuille, mais cette fois-ci nous percevons comment tremblent les feuilles, et, par conséquent, comment tremble Juliette. Le texte prépare la comparaison, ensuite, le trope se matérialise par l’image.

Comme le souligne un commentaire qui précède cette séquence :

«Il y a de plus en plus interférence de l’image et du langage. Et on peut dire à la limite que, vivre en société aujourd’hui, c’est quasiment vivre dans une énorme bande dessinée. Pourtant, le langage, en tant que tel, ne suffit pas à déterminer l’image avec précision. Par exemple… Par exemple, comment rendre compte des événements ? (…) Par exemple, il y a des feuillages et, bien que Juliette n’ait rien d’une héroïne de Faulkner, après tout ils peuvent bien valoir dramatiquement ceux des Palmiers sauvages…»

Le trope ne semble pouvoir fonctionner ici que par l’alliance du texte et de l’image. Soit l’image, comme nous l’avons vu, est le phore d’un thème énoncé par le texte, soit le contraire se produit. Ainsi, toujours dans 2 ou 3 choses que je sais d’elle, un très-gros-plan du café tournant dans une tasse s’accompagne d’un commentaire où il est question de l’univers («… où l’avenir est plus présent que le présent, et les lointaines galaxies sont à ma porte…»).

Le plan du café devient métaphore du cosmos. Mais le processus est complexe. Le plan du café est l’équivalent d’un signifiant dont le signifié premier serait le simple café et le signifié second, par la connotation qu’entraîne le commentaire, le cosmos. Le motif est offert à la fois par le texte associé qui évoque les galaxies, et par une certaine ressemblance entre ce café et l’univers (noir avec des particules blanches tournoyant à l’intérieur).

L’intérêt n’est évidemment pas de comparer le café et l’univers, mais de suggérer que ces «galaxies lointaines» sont bien «à notre porte». Cette séquence a aussi un aspect synecdochique : le très-gros-plan isole une infime partie de l’univers censée le représenté dans son infinie grandeur (Nous retrouvons ici une thématique fréquente chez Godard : l’intérieur et l’extérieur, la partie et l’ensemble… ). Les gros plans ont souvent cette valeur synecdochique ou métonymique au cinéma.

Soulignons également que la citation est aussi une «image», elle associe des situations, des personnages, l’esthétique du film à ceux d’un auteur, d’une oeuvre. L’aspect le plus évident de cette question se présente lorsque la comparaison est explicite. Ainsi, dans Pierrot le fou : «Y a un petit port comme dans les romans de Conrad… un bateau à voile comme dans les romans de Stevenson… un ancien comme dans les romans de Faulkner… un type qui est devenu milliardaire comme dans les romans de Jack London… (…) Y a deux types qui m’ont cassé la figure, comme dans un roman de Raymond Chandler».

Mais chaque citation ou allusion, picturale, musicale ou littéraire ne fonctionne pas directement comme une comparaison, où l’association est explicite. La plupart des tropes citationnels se rapproche plus de la métaphore, in praesentia (Ferdinand se bat, des toiles de Picasso à l’envers illustrent le combat) ou in absentia (les affiches de films dans Le Mépris). Godard évoque même la métaphore lorsque, à la fin de Made in U.S.A., il cite le poème de Raymond Queneau, «L’explication des métaphores». L’utilisation de citations et d’allusions appartient donc également aux figures de sens, les tropes ; les citations picturales ou cinématographiques sont donc aussi des «images par l’image» (cf., dans Vivre sa vie, les plans «parallèles» d’Anna Karina et de Renée Falconetti dans La passion de Jeanne d’Arc de Dreyer).

Nous pouvons également déceler une variante cinématographique des figures de répétitions dans le cinéma de Godard. La répétition est une des composantes de l’esthétique godardienne (voir sur ce point la longue étude de Sylvie Ayme, in Jean-Luc Godard, 2, au-delà de l’image, Etudes cinématographiques, Lettres Modernes, Paris, 1993, pp.63-134.). Si ces répétition sont présentes dans la parole, elles le sont aussi dans les images, notamment par des flash-back sur des séquences déjà vues. Par exemple, lors de sa fuite, Pierrot se souvient de sa femme : des images déjà diffusées au début du film sont alors répétées.

Dans Le mépris, où les séquences sont très longues et parfaitement ordonnées, deux séquences se distinguent par leur rythme très rapide enchaînant des images de plans antérieurs (et postérieurs). Dans ces deux exemples, le strict « flash-back » traditionnel est dépassé, le montage rapide de séquences muettes présente plutôt des éclairs fantasmatiques, d’étonnantes répétitions (ce qui n’est pas le cas du flash-back traditionnel) qui excèdent très largement – surtout dans Le Mépris – la justification par les souvenirs des personnages. Toute répétition est une figure d’insistance, de mise en valeur.

Certaines séquences sont ainsi répétées pour illustrer une relation de cause à effet. Répéter la séquence où Paul insiste pour que Camille monte dans l’Alfa de Prokosch, c’est préciser le rôle capital de cet instant pour Camille ; la répétition est le seul moyen de montrer, par l’image, que cet instant sans importance sur le moment dans l’esprit de Paul (la séquence originelle) est à l’origine du mépris de Camille (sa répétition). Le même plan prend une signification différente, la figure de style est signifiante.

La figure de style littéraire peut donc être adaptée (ou redécouverte) pour l’image. Ce style «littéraire» de Jean-Luc Godard est aussi la résultante de l’utilisation de telles figures filmiques inspirées par la rhétorique de l’écriture. Bien sûr, de nombreuses autres figures filmiques sont présentes dans son cinéma, mais elles appartiennent au langage cinématographique et nous estimons que leur trouver des équivalents littéraires serait inutile et hors de propos. Il nous importait simplement de constater comment Godard pouvait travailler l’image en utilisant des figures empruntées et adaptées d’un art différent. Il réussit à employer des figures déjà existantes en littérature, mais avec un matériau différent du mot, l’image. Sa démarche est sensiblement identique avec le son.

Section 2 : Son, l’art du parlant

«Des cinéastes qu’on identifie immédiatement à l’oreille, il y en a fort peu. Orson Welles, Jacques Tati, Robert Bresson, Jean-Luc Godard. Mais des quatre, Godard est sans doute le seul pour qui l’expression «univers sonore» peut avoir un sens.» (D’après Jousse, Thierry, «Godard à l’oreille»,in Cahiers du cinéma spécial Godard, «trente ans depuis», p.40. Dans une optique très différente de la nôtre, Jousse traîte brillamment cette même question.)

Thierry Jousse insiste sur la notion d’«univers sonore» dans le cinéma de Godard : en effet, le travail du cinéaste sur le son ne se limite pas à une utilisation particulière de la musique ou à des prises de sons «directes» mais il s’applique aussi au langage des acteurs, à leur jeu, et aux différents sons et «bruits» interférant dans la communication.

Et même si, par l’image, l’écrit apparaît dans les films de Godard (infra III, l’écrit à l’écran), le cinéma en tant que tel permet aussi d’explorer la dimension sonore du langage, la parole. Le travail «d’écriture» du cinéaste est aussi une recherche sur la communication orale et une création artistique sonore.

Souvent parodié, le jeu des acteurs dans les films de J.L.G. est très particulier. Difficile à définir, il n’est ni plus « juste », ni plus « faux » que le jeu traditionnel, il est seulement différent, personnel. Cette différence provient certainement, en partie, du contenu des dialogues. Pensées, réflexions à la caméra, lectures, etc., les acteurs doivent jouer des dialogues qui ne sont pas naturels : leur diction ne l’est donc pas non plus.

Ces paroles sont ainsi mises encore un peu plus en relief. Cette direction d’acteur diffère selon les films. En effet, ce jeu «à la Godard», très présent dans des films tels Une femme est une femme, Made in U.S.A. ou Pierrot le fou, est moins fort dans Vivre sa vie ou Masculin-Féminin. Ce dernier film comporte quelques scènes qui «sonnent» plus vraies (Mademoiselle dix-neuf ans, Chantal Goya devant son miroir…). Etrangement, on décèle très facilement ces scènes qui ne sont pas jouées, ce sont des entretiens présentés comme des scènes de fiction. L’acteur n’a alors pas de texte mais répond directement.

Dans Vivre sa vie, le dialogue entre Nana et Brice Parain semble (ce n’est peut-être qu’une impression) une discussion réelle entre le philosophe et Godard, hors champ, dont les questions furent doublées ensuite dans des plans tournés avec Karina. Aucun plan ne montre Parain et Nana ensemble durant la discussion réelle, ce qui nous conforte dans notre hypothèse.

Grâce à ce procédé, assez marginal, d’utilisation de paroles «réelles», il peut, à partir des réponses données, créer des dialogues fictifs en changeant les questions du personnage hors-champ.

Cette différence entre texte joué et réponses données est flagrante dans Masculin-Féminin lorsque Michel Debord (Robert) qui joue horriblement mal dans la plupart de ses scènes, est tout-à-coup criant de vérité dans une scène de questions-réponses ; il en est de même, bien qu’elles jouent mieux, pour Chantal Goya et Marlène Jobert.

Ces directions d’acteurs obéissent à la logique de sa recherche d’un langage vérité dans une optique réaliste, qui se manifeste ici soit par ce non-jeu, emprunt direct à la réalité, soit par un jeu volontairement différent qui, par son manque de naturel «académique», est une prise de distance avec le jeu prètendu juste des films de qualité française.

Il critique le jeu d’acteur traditionnel comme certains critiquèrent la diction ampoulée des acteurs de la Comédie française. On l’a déjà vu, la diction, dans une oeuvre de Godard, est une composante essentielle du sens de la phrase, au même titre que le ton : car son refus de l’académisme constitue en lui-même un sème supplémentaire, quelquefois plus important que la valeur intrinsèque de ces paroles.

A bout de souffle fut, à sa sortie, loué par certains et décrié par d’autres à cause de – grâce à – son «parler vrai». En effet, malgré ce jeu d’acteur différent et des dialogues peu naturels (lectures à voix haute, adresses aux spectateurs, citations, aphorismes…), une des grandes innovations du film résidait dans l’emploi d’un vocabulaire familier dans des scènes dont le prosaïsme était inhabituel. Jusqu’alors les dialogues de film étaient toujours très «écrits», soit empreints d’une «qualité» très «dix neuviémiste», le goût du beau dialogue, soit dans un argot «d’auteur» comme ceux de Prévert ou Audiard.

Le dialogue se devait d’être «littéraire» à tout prix, c’est-à-dire que le travail du dialoguiste consistait dans un exercice proche d’une certaine écriture théâtrale, où le texte est tout. Or le cinéma est né muet, et il peut vivre sans texte. Toute l’ambition des jeunes cinéaste de l’école des Cahiers était de mettre fin à ces dialogues «littéraires», éloignés du langage courant. Toutefois, peu à peu, chacun d’entre eux (Rohmer, Rivette, Godard…) aboutit en fait à une forme de dialogues, certes différente, mais tout aussi éloignée de la réalité. Cassavetes, qui a débuté à la même époque, est peut-être le cinéaste qui y parvint le mieux..

Dans son premier film, Godard cherche à retranscrire la vie, le réel ; il veut donner un aspect documentaire à sa fiction policière, il souhaite ancrer la réalité dans la fiction. Très influencé par Moi, un Noir, le documentaire-fiction de Jean Rouch, où, pour la première fois en France, les personnages s’expriment «comme dans la vie», Godard ose des répliques triviales, d’une familiarité, d’un prosaïsme alors inconnu au cinéma.

La banalité des échanges quotidiens devient une audace cinématographique, la platitude volontaire de certaines répliques est en fait une violente marque de style. C’est encore une composante de sa recherche de réalisme. Anatole Dauman (Il est, entre autres, le producteur de Masculin-Féminin de Godard, Mouchette et Au hasard Balthazar de Bresson, Chronique d’un été de Rouch, Nuit et brouillard et Hiroshima mon amour de Resnais…), en parlant de Moi, un Noir et du cinéma-vérité déclare :

«A quelque temps de là, je vois A bout de souffle, toujours à la première projection. Les dialogues improvisés de Godard, comme les dialogues des Noirs, n’étaient pas du langage usuel au cinéma. Le langage usuel au cinéma s’incarnait parfaitement dans les films fortement scénarisés selon les règles, les usages et les mots d’auteurs, comme ceux de Michel Audiard.

Je tenais pour certain que le langage qui se révélait soudain dans A bout de souffle était celui d’un cinéma nouveau qui avait puisé ses secrets dans Moi, un Noir, c’est-à-dire dans le principe même de l’a-raccord. J’ai compris l’étendue de la révolution qui venait de s’accomplir et qui achevait, si je puis dire, le premier coup porté à la narration par Hiroshima, mon amour» (D’après Dauman, Anatole, entretien par S. Fillipetti pour L’écran, le journal des cinémas indépendants, n°4, Avril 95, p.19.)

La liberté, le réalisme du langage en choqua plus d’un, comme les «censeurs» des XVIème et XVIIème siècles interdisaient le vocabulaire «réaliste» dans la littérature. Godard ose des mots qui paraissent bien anodins aujourd’hui : «Dégueulasse», «merde», «con», «la vache !», ou bien le célèbre «je peux pisser dans le lavabo ?».

Les réactions des critiques et des spectateurs à la sortie du film témoignent de la nouveauté du langage employé :

«Une des originalités de A bout de souffle tient dans la nature de ses dialogues. Il nous semble que, pour la première fois, nous entendions parler juste à l’écran. Mais ce naturel n’est qu’apparent. Il a été entièrement recréé… (…) Et tous les ressassements, les redites, les mots de passe, les cris étouffés, les appels muets de la conversation, telle qu’elle se passe non dans l’esprit du scénariste et selon leurs conventions, mais dans la vie.

Les voix se recouvrent ; elles poursuivent sans se répondre des monologues parallèles ; parfois elles coïncident un instant, se complétant dans la brève communion d’une seconde ; et c’est de nouveau cette double solitude camouflée par des mots anodins ou grossiers, des phrases qui sont là pour d’autres que l’on n’ose ou que l’on ne peut pas dire» (Claude Mauriac, Le Figaro Littéraire, 19 Mars 1960)

«A mon avis, la grande victoire de A bout de souffle est une victoire sur le «dialogue de cinéma». J.L. Godard y manie l’argot, les «gros mots», les interjections, avec audace mais sans complaisance.» (Gilbert Salachas, Radio-Télévision-Cinéma, 3 Avril 1960)

Des passants interrogés sur les films «Nouvelle-Vague», à la sortie de A bout de souffle et dans la rue, réagissent : «C’est dégoûtant !», «C’est épouvantable, c’est grotesque et c’est horrible, et c’est surtout un très mauvais exemple», «C’est une véritable saloperie», «J’aurais bien aimé en voir certains, mais mes parents m’interdisent»…

Ces réactions outrées sont autant d’indices de la nouveauté de l’écriture de Godard. Son style, mêlant réflexion poétique et prosaïsme, choque. L’art ne doit pas représenter la vie, Monsieur Godard !

Après ce travail sur l’oralité du langage, une caractéristique du travail de Godard sur le son est l’utilisation systématique de ce que nous appellerons les «bruits», au sens que ce terme acquiert dans la théorie de la communication. Cette utilisation des «bruits» appartient tout d’abord à sa recherche de réalisme, mais elle est vite devenue une «figure» de style typique de l’art godardien.

Le «bruit» désigne tout ce qui parasite le bon fonctionnement de la communication, tout ce qui interfère entre le locuteur et le récepteur, tout ce qui empêche la pleine compréhension du « message ».

Le premier de ces «bruits», est tout simplement le bruit, dans son acception usuelle. Certaines répliques sont inaudibles, les occurrences en sont nombreuses. Cela peut être «naturel», des bruits de voitures, des cris, le son des radios, des juke-box, des disques se superposent sur les paroles, les rendant inaudibles. D’autres occurrences sont plus artificielles – ou plus ouvertement systématiques -, ainsi, dans Made in U.S.A., chaque fois que Paula Nelson ou un policier prononce le nom de Richard, retentit une sonnerie, ou des rafales de mitraillettes, etc…

Ces bruits-là n’ont pas une justification mimétique, mais ils fonctionnent comme de véritables « signifiants » sonores.

Quelquefois, c’est la prononciation même qui est mise à mal : Emile parlant en se brossant les dents dans Une femme est une femme, Ferdinand imitant Michel Simon dans Pierrot le fou. La communication entre les êtres est rendue difficile, non seulement par l’inadéquation entre les mots et la pensée que décèle Nana, mais également parce que la transmission «physique» du son est imparfaite. Cette dimension matérielle de la communication peut être à l’origine d’équivoques, liées à un effet de pluri-sémantisme.

Ainsi, la célèbre réplique finale de Michel reste mystérieuse. Il est en effet impossible de savoir s’il dit vraiment «t’es dégueulasse» ou bien simplement «c’est dégueulasse». Dans son documentaire, Chambre 21, hôtel de Suède, Claude Ventura téléphone à Jean-Luc Godard pour lui demander des précisions. Celui ne répond pas (il est vrai que l’appel téléphonique était très impoli). La mauvaise compréhension devient figure de style, car elle est porteuse d’une déviation de sens.

La faute est une forme du «bruit». Les fautes grammaticales empêchent une transmission correcte de l’information. Patricia, américaine, en fait beaucoup, surtout dans l’emploi des verbes auxiliaires («On a pas resté longtemps», «Vous êtes fâché que j’ai parti sans dire au revoir ?»). Michel traque les fautes et les rectifie ; ainsi, corrige-t-il une erreur faite par la fille à qui il vole de l’argent : «Tu te le rappelles. Tu t’en souviens mais tu te le rappelles».

Dans Le petit soldat, Bruno corrige la faute de Véronika Dreyer qui lui dit «Je voudrais savoir à quoi vous pense». Les personnages demandent alors des précisions grammaticales comme Angela dans Une femme est une femme (elle-même commet beaucoup de fautes : «Deux petits animals jaunes») :

«En français, si on met l’adjectif devant un nom au lieu de derrière, est-ce que ça garde le même sens ? (…) Par exemple : Un heureux événement est différent qu’un événement heureux ?»

Ou bien, comme Emile, ils en donnent sans qu’on leur en demande :

«C’est elles [les femmes] qui font souffrir, ou ce sont elles, car l’un et l’autre est ou sont français et se dit ou se disent.»

Les mécompréhensions de certains phonèmes provoquent aussi des quiproquos. L’erreur de transmission se produit tant au niveau de l’émetteur que du récepteur. Dans Le Petit soldat, Les mots changent de sens lors de la transmission orale. Bruno Forestier raconte : «Il faut que j’aille à la gare. Ils ont cru que disais «à la guerre», alors, je leur ai dit que c’était la même chose.»

Le bruit, en parasitant le sens, permet une mécompréhension métaphorique. Il va à la gare pour se voir confier une mission terroriste, il va donc, en quelque sorte, à la guerre. Le jeu de mot crée un juste rapprochement. De même, dans Une femme est une femme, Angela croît rectifier un faute sur le genre de l’article lorsqu’elle dit «Non, une femme est une femme» à Emile qui constatait «Une femme est infame».

Là encore, ces accidents de transmission entre locuteur et récepteur créent du sens ; si la femme est «infame», c’est que, justement, c’est «une femme», l’infamie est dans sa nature. Nous avons là un procédé « oral » équivalent au « mots dans les mots » visuels : deux signifiants se superposent, et, par là, leurs deux signifiés également.

A l’origine de bien de ces communications difficiles, se trouve le problème de l’accent et des langues. Un accent est aussi un « bruit », une modification des phonèmes attendus qui gêne la compréhension ; même si Bruno, dans Le petit soldat, avoue l’une des raisons de ce choix des accents par Godard : «Une étrangère qui parle français, c’est toujours très joli.».

L’accent étranger apporte, il est vrai, un charme supplémentaire aux répliques d’Anna Karina. En leur donnant une certaine naïveté, cette diction modifie quelque peu la porté de ses propos. Godard lui-même précise ce goût de l’accent étranger :

« Moi, j’aime bien les gens (surtout les femmes) qui parlent français avec un accent étranger. C’est toujours aussi joli, et ça redonne aux mots les plus simples, les plus usés une certaine valeur à laquelle l’on ne faitpas attention. Si une Suédoise vous dit « une boîte d’allumettes » avec un certain accent, c’est amusant, alors qu’une Française, on s’en fout complètement. » (D’après Godard, in DOUIN, Jean-Luc Godard, pp.89-90.)

Le rôle de l’accent est donc double dans le projet godardien : redonner de la valeurs aux mots et indiquer une des raisons materielles de l’incompréhension (certains propos de Fritz Lang dans Le mépris sont totalement incompréhensibles).

Le «bruit» est encore plus gênant lorsque les protagonistes s’expriment dans des langues différentes, comme dans Le mépris (infra, III, Un monde en quête de définitions). Le «récepteur» ne peut pas toujours décoder les propos de son interlocuteur. Soit la communication ne passe pas du tout, soit elle est transmise par une tierce personne, un intermédiaire. Francesca Vanini tient ce rôle dans ce film. Mais les propos sont inévitablement déformés par cet intermédiaire, c’est un nouvel obstacle à la communication, un nouveau «bruit».

Godard emploie souvent également les différences de niveau sonore, de volume. Les personnages éloignés ou qui ne sont pas tournés vers la caméra ne sont pas toujours très «audibles». Cela lui a valu de nombreuses attaques sur la «qualité» du son de ses films de la part de critiques qui n’avaient pas compris les raisons pour lesquelles certains dialogues sont «inaudibles». Les enregistrements déforment aussi les voix et gênent la communication, c’est le cas, entre autres, dans Made in U.S.A. où un petit lecteur de bandes magnétiques diffuse des propos partiellement inaudibles prononcés par Godard lui-même.

De plus, quelquefois, les voix se mêlent et il est alors impossible de suivre l’un ou l’autre de ces discours. Cela est particulièrement utilisé dans Made in U.S.A., film très expérimental du point de vue sonore. Thierry Jousse aborde cette question des voix entremêlées dans l’oeuvre de Godard :

«Il y a accumulation, stratification, entrechoquement. L’auditeur lui-même est comme sommé de choisir entre plusieurs sons sans pour autant y parvenir (c’est particulièrement vrai depuis Passion). Car, encore une fois, mixage chez Godard signifie chez Godard mélange et dissociation. L’un n’est jamais le contraire de l’autre. C’est un véritable travail de feuilletage et de superposition de couches successives qui se dévoilent les unes après les autres et s’interpénètrent peu à peu.» (D’après Jousse, Thierry, «Godard à l’oreille», op.cit., p.43.)

Lorsque les hommes peuvent enfin parler, ils ont du mal à être entendus, à être compris, ils se font obstacle mutuellement.

Tout ces « bruits » représentent quelques-uns des obstacles «physiques» rendant difficile la communication entre les êtres. C’est dans une optique d’abord réaliste, puis de plus en plus «poétique» que Godard exprime ces «nuisances» sonores, ordinairement gommées dans les films. Cela appartient à une réflexion plus générale sur la communication entre les êtres, la dimension matérielle de la parole qui est faite de souffle (voir sur ce point Puissance de la parole) or, sur une bande magnétique comme sur une péllicule, le « souffle » est bel et bien un « bruit ». En retranscrivant ces bruits, il exprime son angoisse face à cette difficulté à communiquer. Le sens de ces paroles difficilement audibles ou totalement inaudibles est justement leur difficulté à être émises ou reçues par les hommes.

Toutefois, il ne « condamne » pas la parole pour autant : si ces bruits rendent plus difficile la communication, ils sont plus porteurs de sens, d’émotions et d’affects « humains » qu’une « communication » industrielle, technicienne. Les « moyens techniques de communication » sont toujours déshumanisés, donc jamais réellement communiquants : Alpha-60, le mini magnéto de Made in U.S.A., les téléphones, etc.

Mais le cinéaste ne fait pas que constater ou aggraver ces problèmes de communication, il démontre que, au cinéma, il est aussi possible de remédier à ces bruits, de créer des situations (artificielles) de communication. Une scène du Mépris illustre parfaitement cela : Lang, Paul, Camille et Francesca assiste, dans un cinéma, à la représentation d’une chanteuse et de ses danseurs. Le son est fort, saturé, mais, lorsqu’un des protagonistes s’exprime, la musique cesse totalement, puis reprend une fois l’intervention terminée.

De même, dans One+One, l’interview d’Eve Democracy est perturbée par des chants d’oiseaux, à un volume naturel au départ puis excessivement fort, perturbant la bonne audition de l’entretien, enfin, ces chants cessent totalement. Si le cinéma permet, à la fois, de faciliter et de compliquer la communication, c’est qu’il est justement un moyen de communication, de transmission de l’information, un «médium», plus ou moins efficace, entre Godard et les spectateurs.

Et si le cinéma de Godard est une réflexion sur «l’entre», c’est qu’il est avant tout, lui-même, un «entre» : l’univers de la communication, l’espace intermédiaire entre l’artiste et son public, à l’image du monde réel, intermédiaire entre les locuteurs et leurs récepteurs. Et son oeuvre possède donc un univers sonore particulier qui est une composante essentielle du style du cinéaste, de son «écriture».

Dans cet art « Image + Son », l’organisation du film est importante. Et c’est encore un aspect de la littérature, le découpage en chapitre, la fragmentation du récit, que Godard utilise au cinéma.

Section 3 : Le découpage littéraire et le paratexte

Une nouvelle fois, Godard adopte au cinéma un procédé spécifiquement littéraire, le concept de paratexte. Gérard Genette, dans Palimpseste, distinguait cinq types de transtextualité, le premier étant l’intertextualité dont nous avons donné la définition dans la partie «Qu’est-ce que c’est citation ?».

Le second type «est constitué par la relation, généralement moins explicite et plus distincte, que, dans l’ensemble formé par une oeuvre littéraire, le texte proprement dit entretient avec ce que l’on ne peut guère nommer que son paratexte : titre, sous-titre, intertitres, préfaces, post-faces, avertissements, avant-propos, etc…» (D’après Genette, Palimpseste, coll. Poétiques, Le seuil, Paris, 1982, p. 9.)

Nous comprendrons dans ce concept, tout ce qui concerne les différents découpages du film (chapitres, parties….). La présence de paratextes est importante chez Godard, nous tenterons d’en évoquer les principaux aspects et d’en comprendre le rôle. Il nous faut d’abord remarquer que, même si le cinéma muet a utilisé de nombreux intertitres, l’utilisation de paratexte est spécifique à la littérature (écrite).

Cet emploi presque systématique d’un paratexte important appartient une fois encore à l’utilisation de procédés empruntés à un art autre que le cinéma ; tout comme l’emploi de citations, du clair-obscur, des aplats de couleurs… Certains de ces paratextes – que nous analyserons dans la partie suivante – sont toutefois communs au livre et au film comme le titre, et éventuellement la dédicace ou le mot fin ; d’autres, au contraire, sont spécifiques au cinéma comme, par exemple, le générique. Interessons-nous pour l’instant à l’emploi de paratextes jusqu’alors plutôt réservés à la création littéraire.

Ce qui est une utilisation habituelle en littérature est rare au cinéma : ainsi, une fois encore, la « vieillerie littéraire » devient nouveauté cinématographique. Et, Aragon nous engage à approfondir cette étude :

«Il n’y a pas d’ailleurs chez Godard, que le seul blasphème du collage-citation : d’un même esprit procède, par exemple, l’écriture littéraire, romanesque dans la construction du film, qui le morcelle en chapitres, avec un titre chacun, comme un livre. De cela, de cette invention, je n’ai vu nulle part sérieusement parler. Sans doute, parce que ceux qui en ont fonction manquent de cet élément essentiel à la critique comme à la création, l’humour, celui de Swift, de Lewis Caroll et d’Alfred Jarry, les vrais maîtres de l’art moderne dans toutes ses branches, et sans quoi tout art tourne nécessairement à l’académisme.» (D’après Aragon, « Collages dans le roman et dans le film », Les collages, Hermann, Paris.)

Relevons, pour commencer, les différents «paratextes» présents dans les films de notre corpus.

A bout de souffle ne contient pas de paratexte important. La première phrase de Bruno Forestier dans Le petit soldat peut éventuellement être considérée comme une épigraphe au film : «Pour moi le temps de l’action est passé, j’ai vieilli, celui de la réflexion commence.». Dans Une femme est une femme, les textes ne sont pas réellement «à côté» du film.

Vivre sa vie se présente comme «un film en douze tableaux» ; ce sous-titre, paratexte lui-même, insiste sur la division du film en parties appelées ici «tableaux». Les cartons de titres présentent le numéro du tableau suivi de quelques mots résumant le contenu des différents épisodes :

«I – un bistrot – Nana veut abandonner Paul – l’appareil à sous –
II – le magasin de disques – deux milles francs – Nana vit sa vie –
III – la concierge – Paul – la passion de Jeanne d’Arc – un journaliste –
IV – la police – interrogatoire de Nana –
V – les boulevards extérieurs – le premier homme – la chambre –
VI – rencontre avec Yvette – un café de banlieue – Raoul – mitraillade dehors –
VII – la lettre – encore Raoul – les Champs-Elysées –
VIII – les après-midi – l’argent – les lavabos – le plaisir – les hôtels –
IX – le jeune homme – Luigi – Nana se demande si elle est heureuse –
X – le trottoir – un type – le bonheur n’est pas gai –
XI – place du Châtelet – l’inconnu – Nana fait de la philosophie sans le savoir –
XII – encore le jeune homme – le portrait ovale – Raoul revend Nana -»

Cette appellation de «tableau» peut correspondre à ces quelques définitions du dictionnaire (« Tableau », Dictionnaire encyclopédique de langue française, Hachette, Paris, 1989)

Sens A.6. «Représentation, évocation par un récit oral ou écrit»
Sens A.7. «Subdivision d’un acte correspondant à un changement de décor. Une pièce en trois actes et dix tableaux.»
Sens B.II.2. «Ensemble de renseignements regroupés et rangés méthodiquement pour être lus d’un bref coup d’oeil»

La première définition pourrait s’appliquer au film, mais elle est plus adaptée à l’emploi au singulier qu’à la description de divisions ; la seconde peut d’abord séduire mais les tableaux du film correspondent quelquefois à plusieurs lieux. Quant à la troisième elle désignerait plus les cartons indiquant les divisions que les divisions-mêmes.

Plus subtilement, «tableau» se rapporte peut-être à une dimension picturale, voire, indirectement, par les tableaux d’une exposition de Moussorgsky , à la musique. Toutefois, malgré ce découpage en «tableaux», la progression du film est linéaire, ce ne sont pas des parties autonomes. Les «tableaux» de Godard sont en fait assez proches de chapitres (évolution logique, progression de l’intrigue…, cette conception «classique» du chapitre est, bien-sûr, remise en question chez certains écrivains, notamment par J.Barnes dans Une histoire du monde en dix chapitres et demi) Le film contient un autre paratexte, une épigraphe de Montaigne :

«Il faut se prêter aux autres et se donner à soi-même»

Le mépris aussi débute par une «épigraphe», celle, célèbre, de Bazin. Mais elle est parlée cette fois-ci. De plus, Godard avait prévu d’insérer un carton divisant le film en deux parties distinctes :

«Le film se passant entièrement en Italie, il sera, comme tous les films italiens, divisé dramatiquement en deux parties. C’est ainsi que même dans les versions autres que la version italienne, c’est-à-dire dans les pays où il n’y a pas d’entracte comme en Italie, il y aura quand même un carton annonçant : fin de la première partie. Ces deux parties sont Rome d’une part, et Capri d’autre part, les deux lieux où se passe l’action.» (D’après Godard, «Synopsis et théorie générale du Mépris», cité par M. Marie dans son étude parue chez Nathan dans la collection Synopsis, p. 39.)

Dans Une femme mariée, sept cartons d’intertitres apparaissent. A chacun de ces cartons correspond l’intervention d’un personnage censé incarner ou illustrer les thèmes qu’ils présentent (Leenhardt, par exemple, pour le troisième) :

«1 La mémoire
2 Le present
3 L’intelligence
4 L’enfance
5 La java
6 Le plaisir et la science
7 Le théatre et l’amour»

Alphaville n’est pas «découpé». Il contient peut-être une épigraphe ni écrite, ni parlée mais codée, en morse, par ce phare clignotant. Il est très difficile, pour un non-initié, de décoder ce message. De plus il est possible que, comme pour les citations, le message soit tronqué par le montage. Ce peut être aussi du bluff, du faux morse… Les décodages sont donc les bienvenus !

Pierrot le fou s’ouvre sur la citation d’Elie Faure, puis, au cours du film, une voix-off (celle de Belmondo, mais est-ce celle de Ferdinand ?) décline des chapitres de façon assez «anarchique» :

«Chapitre deux. une partie chez les expresso dont la fille est ma femme», «chapitre suivant : désespoir, mémoire et liberté? amertume, espoir, la recherche du temps disparu» suit la fuite de chez les Expresso, «Chapitre huit» est répété quatre fois entre la séquence de la voiture en feu et celle de la voiture dans la mer.

Puis le «Chapitre sept» est évoqué avant la citation de Browning. Avant la séquence musicale dans la pinède, on entend «Chapitre suivant, desespoir».

Enfin, avant le bowling, la voix égraine «Chapitre suivant, désespoir. chapitre suivant, Liberté, amertume.».

A quoi correspondent ces chapitres ? A un découpage du film, du cahier de Pierrot ? Ou bien sont-ce des citations non repérées ? Certains n’apportent au film aucune information à l’exception de leur numéro, quelquefois dans le désordre.

D’autres n’ont plus de numéro mais sont repérés de manière déictique ou/et anaphorique : «chapitre suivant». A l’exception du premier, leurs rapports avec le déroulement du film sont plutôt vagues. Les trois premiers de ces «chapitres suivants» semblent être les mêmes («désespoir») ; et le dernier est enchaîné directement au précédent sans qu’un chapitre ait le temps d’être développé.

Une impression de division littéraire est donc présente mais, comme le personnage principal, le film se libère des carcans, des limites, et organise ses chapitres de façon, sinon «anarchique» (D’où cet «anarchisme intellectuel» qui a provoqué la censure ?), du moins libre, indépendamment, une fois encore, de la trame filmique.

Masculin/Féminin est un film en «15 faits précis». Mais le découpage de ces faits «précis» est, lui, bien loin de l’être. Certains sont annoncés par des cartons sans être numérotés :

«Le travail humain / ressuscite les choses / d’entre les morts»

D’autres n’ont que le numéro : «3», «15»… D’autres encore, allient les cartons d’intertitre et le numéro du « fait » :

«La pauvreté n’est pas / de ce monde / 7 / Mais / 8 / tous les dix ans il y a sa lueur, son éclair»

«1965 / 9»

Enfin, certains de ces « faits » ne sont énoncés par aucun carton. Deux ou trois choses que je sais d’elle n’est pas divisé en chapitre, mais les titres de la collection « Idées » scandent, scindent le film comme des intertitres. Et les différents commentaires de Godard procèdent aussi à un certain découpage.

Week-end comprend beaucoup d’inserts. Certains sont des commentaires sur le film même. Etant ainsi, en quelque sorte, «à côté» du film, ce sont aussi des «paratextes» :

«Un film egare dans le cosmos»
«Un film trouve a la ferraille»

D’autres inserts indiquent la progression de la fiction filmique, soit dans le temps («SAMEDI DIX HEURES», «SAMEDI ONZE HEURES»…), soit en d’étranges mesures («95253 KMH»…). D’autres cartons peuvent être considérés comme des intertitres :

«Scène de la vie quotidienne»
«De la revolution francaise aux week-end u.n.r.»
«Du cote de chez Lewis Carroll»

Malgré l’absence de découpage en chapitres, ces inserts semblent bien correspondre à des titres de parties.

L’utilisation de tels découpages chez Godard est donc complexe car elle est multiforme et souvent très «floue». Quelquefois, ces découpages apparaissent comme des leurres d’organisation stricte dans des films volontairement anarchiques, ou, pour d’autres films, l’annonce anarchique de parties donne une impression de flou à certains films très construits.

Ce travail ressemble un peu à celui de la citation : découper, coller, bref, faire un travail de montage. Godard assemble des parties pour faire un tout, un «ensemble» comme dans Deux ou trois chose que je sais d’elle où la fragmentation donne une impression de multiplicité. Souvent, ses films sont construits sur la notion d’«ensemble», c’est-à-dire à la fois le tout et les parties de ce tout.

Les films de Godard sont rarement des unités mais des ensembles de multiplicités, d’où le foisonnement de citations, d’auteurs, de pensées mêlées… Et cette multiplicité est régie par les ensembles formés par les thèmes. Car Godard a (avait ?) une vision fragmentée du monde ; mais un monde dont les «fragments», les parties, sont liés par ce «ET» qui définit son esthétique, par ces «ensembles».

Il est toutefois indéniable que ces découpages confèrent au film un caractère littéraire, l’évocation d’une construction romanesque. Mais il semblerait que Godard préfère en rester au stade de l’évocation, tant il déconstruit ensuite ces apparentes constructions. En général, ces inserts procurent au film la notion de récit et leur organisation inhabituelle conforte l’analyse selon laquelle Godard est «au-delà du récit». Gilles Deleuze analyse bien ce phénomène :

«Le cinéma cesse d’être narratif, mais c’est avec Godard qu’il devient le plus « romanesque ». Comme dit « Pierrot le fou », « Chapitre suivant. Désespoir. Chapitre suivant. Liberté. Amertume. ». Bakhtine définissait le roman, par opposition à l’épopée ou à la tragédie, comme n’ayant plus l’unité collective ou distributive par laquelle les personnages parlaient encore un seul et même langage. (…) Godard donne au cinéma les puissances propres du roman.

Il se donne des types réflexifs comme autant d’intercesseurs à travers lesquels JE est toujours un autre. C’est une ligne brisée, une ligne en zigzag, qui réunit l’auteur, ses personnages et le monde, et qui passe entre eux» (D’après Deleuze, Cinéma 2, L’image-temps, Editions de Minuit, Paris, 1985, pp. 244-245.).

Godard lui-même avoue filmer des romans :

«Je me considère comme un essayiste, je fais des essais en forme de romans ou des romans en forme d’essais : simplement je les filme au lieu de les écrire. (…) Pour moi la continuité est très grande entre toutes les façons de s’exprimer. Tout fait bloc.» (D’après Godard, entretien in Cahiers du cinéma n°138, décembre 1962, repris in Godard par Godard, les années Karina, p. 27.)

Ainsi, si Godard découpe ses films comme des livres c’est que ce sont des romans, mais d’étranges romans car ce sont aussi des films, un art non écrit… en apparence.

Section 4 : Un peintre en lettres, l’écrit à l’écran

«Les grands peintres en lettres aiment le mot peinture» (Eluard, Char et Breton, Ralentir travaux, «Décors»)

A côté de ces cartons de «découpages» de nombreux écrits traversent les films de J.L.G. ; filmé ou incrusté, le signe linguistique s’affiche dans cet art pourtant essentiellement plastique. Le spectateur devient régulièrement lecteur devant ces tentations de l’écriture chez Godard. La question de cette présence de l’écrit dans ses films est si vaste et si riche qu’elle nécessiterait une étude spécifique.

Cela a, semble-t-il, été commencé dans deux études universitaires que nous n’avons pas consultées : un mémoire de maîtrise de Claire Levassor dirigé par Michel Marie, soutenu à Paris III en 1986, Autour de «La chinoise», images de l’écrit chez Godard. Et une thèse de Science de l’information a été soutenue en 1989 à Lyon II par Janin Fouchet Janin, Du générique au mot FIN : le paratexte dans les oeuvres de Truffaut et Godard.

Nous nous bornerons donc à une ébauche des problèmes principaux. Nous pouvons d’emblée distinguer deux types d’écrits ; d’une part, certains sont des caractères «incrustés» sur la pellicule , des caractères sur le film, écrits et insérés par Godard. D’autre part, l’écrit est aussi saisi dans l’univers filmé, ce sont des écrits dans le film.

L’écrit sur le film

Un des aspects les plus explicites de la tentation de Godard pour la littérature et l’écrit est cette propension à inclure la lettre à l’image. Le cinéaste en utilise divers aspects : commentaires, sous-titres, traductions…

Mais une des utilisations les plus étonnantes de l’écrit est celle employée lors des génériques. Ces séquences font aussi partie, en quelque sorte, du paratexte du film, paratexte spécifiquement cinématographique cette fois-ci. Godard comprend vite que ces séquences imposées peuvent devenir des figures libres. Son travail va consister à insérer le générique au film, faire en sorte qu’il ne soit plus un texte «à côté», un «paratexte» justement, pour devenir une composante du film, un texte intérieur à l’instar des écriteaux et autres écrits dans le film.

Le générique d’A bout de souffle est étonnamment sobre : seuls apparaissent le numéro de «visa de contrôle cinématographique», puis une dédicace – «ce film est dédié à la Monogram pictures» – et, enfin, le titre du film sur fond noir. Il ne fait aucunement mention de son nom, ni de ceux des acteurs, producteurs et techniciens. Il n’évoque d’ailleurs ni Truffaut ni Chabrol, ses prétendus scénariste et conseiller technique.

Plus tard, dans les années 80, il supprima encore son nom du générique, expliquant que, tous ses techniciens se vantant de «faire le film de Godard», il n’a pas cru bon de se mettre au générique. Mais cette absence de signature est étrange pour un jeune cinéaste dont c’est le premier long métrage. Toutefois, s’il place une dédicace, cela tendrait à prouver que cette «absence» de générique ne correspond pas à une volonté de supprimer l’écrit en général, mais simplement de détourner une nouvelle fois les fausses «règles» du cinéma.

Cependant, dans ce film, la tentation de l’écrit se manifeste autrement qu’à travers le générique. Encore plus sobre, Le petit soldat obéit au même dépouillement, seul le titre apparaît.

Au contraire, Une femme est une femme a un générique très riche. Le premier carton indique :

«Le jury du onzième festival a décerné le prix special n°1 pour l’originalité, la jeunesse, l’audace, l’impertinence d’un film qui secoue les normes classiques de la comédie filmée»

Le second carton indique aussi une récompense :

«Le jury du onzième festival a decerné le prix de la meilleure actrice à Anna Karina dans une femme est une femme pour la révelation d’une personnalite prometteuse qui possède un échantillonnage de qualités rare chez une actrice débutante»

Puis le visa de contrôle et le laboratoire de développement. Enfin, le générique commence, sur les sons d’un metteur en scène de théâtre ou de cinéma – un chef d’orchestre selon certains – puis des bruits de tournage.

«IL ETAIT
UNE FOIS
BEAUREGARD
EASTMANCOLOR
PONTI
FRAN CHEMENT SCOPE
GODARD
COMEDIE
FRANCAISE
COUTARD
MUSICAL
LEGRAND
THEATRAL
EVEIN
SENTIMENTAL
GUILLEMOT
OPERA
LUBITSCH
14 JUILLET
CINEMA»

Puis une voix – celle de Karina – crie «Lights, camera, action !» pendant que l’on aperçoit, «BRIALY» en surimpression blanche sur un plan de Brialy, «KARINA» sur un plan de Karina, et «BELMONDO» sur un plan de Belmondo. Enfin, le titre du film s’inscrit en rouge, sur le premier plan du film. Pour la première fois, donc, Godard crée un générique. Et, pour ce premier essai, il déconstruit les «règles» habituelles.

Ainsi, insère-t-il des mots qualifiant le film («sentimental», «comédie»…) au milieu de la traditionnelle liste des noms et des fonctions. Mais ces noms ne sont pas, comme à l’habitude, associés aux fonctions correspondantes (photographie, montage, pellicule, format…). Une association différente se produit entre ces unités rassemblées dans un ensemble, le générique. Godard place des mots à la suite et laisse l’«entre» créer l’image, ce «rapprochement de réalités lointaines et justes», comme il la définit dans J.L.G./J.L.G..

On peut ainsi laisser les images se créer, par ces jeux de mots, certaines sont « logiques » comme « Musical – Legrand », d’autres plus « poétiques » comme « Beauregard – Eastmancolor », «Legrand – théâtral», «Guillemot – Opéra»… Il joue même plus directement en métamorphosant le format «franscope» en «FRAN CHEMENT SCOPE». En bleu, deux hommages sont à peine perçus au milieu de cette foule de mots, l’un est adressé à Lubitsch (Le personnage interprété par Belmondo s’appelle aussi Lubitsch, et le film contient peut-être des allusions à Sérénade à trois.), l’autre, «14 JUILLET» serait une allusion au film de René Clair (Pour plus de détails sur ce point – et sur tout ce générique -, voir les deux excellentes études de J.L. Leutrat et R. Odin présentées dans le numéro 22-23 de La revue belge du cinéma, consacré à Godard. Nous y empruntons quelques-unes des remarques qui suivent.) portant ce titre. Mais, dénué de toute explication, ce «14 Juillet» prend alors une multitude de sens virtuels. Ce générique est aussi un «hommage» à la littérature si l’on isole «COMEDIE – FRANCAISE», «THEATRAL», ainsi que l’organisation proche d’un inventaire de Prévert, et, bien sûr, cet «IL ETAIT UNE FOIS» qui ouvre le film comme un conte ; nous quittons la réalité pour cet univers différent, cet «ailleurs» que propose le dernier mot de cette partie du générique : «CINEMA». Et c’est un poème, ce générique, qui préface le film.

Vivre sa Vie, comme Une femme est une femme, s’ouvre sur un carton indiquant les récompenses reçues par le film, et sur une dédicace :

«Pléiade distribution présente le film qui a obtenu le prix spécial du jury, le prix de la critique italienne au festival de Venise. Il est dédié au films de série B»

Puis, au centre de l’écran, écrit en petits caractères, ce qui semble n’être que les renseignements administratifs, est en fait la signature de J.L.G. :

«visa de contrôle cinématographique numéro 25982
pensé, dialogué, tourné, monté, bref : mis en scène par J.L. Godard
copyright 1962 – les films de la Pléiade – Paris»

Puis, sur un profil de Karina apparaît le titre complet :

VIVRE SA VIE
film en douze tableaux

Sur ce même plan s’incruste un générique apparemment classique : le nom du personnage et, à sa gauche celui de l’acteur l’interprétant, seize acteurs sont crédités. Sur un plan de face de l’actrice, les techniciens sont présentés avec leur emplois (Photographie Raoul Coutard…). Mais, au milieu des termes normaux («Montage», «prise de son»…), certaines fonctions sont étrangement désignées («bras droit», «appareil», «trucs», «administration», «make-up», «driving», «costume» au singulier, «création»…). L’épigraphe de Montaigne termine ce générique.

Ainsi, même dans un générique à peu près «normal», Godard intervient-il pour jouer avec les mots, leurs sens, leurs dispositions ; et il cache toujours son nom tout en définissant son «métier».

Avec Les Carabiniers, Godard expérimente une nouvelle sorte de générique, certainement par plaisir de l’écriture et de l’organisation des mots.

Après l’épigraphe manuscrite, de Borges, et le logo de la société de production, il propose le générique inscrit de façon manuscrite, en blanc sur noir, sur un seul carton. On y distingue, entre autres, le titre du film, répété deux fois, mais aussi les noms de Coutard, Guillemot, ceux de six acteurs, des auteurs du scénario (Rossellini et Gruault), de la pièce (Joppollo), de la musique (Arthuys), ainsi que le laboratoire, la pellicule, le visa de contrôle et la mention «un film de Jean-Luc Godard». Au milieu de l’écran on distingue à peine la dédicace «à Jean Vigo».

Godard évite l’écrit dans le générique français du Mépris. Comme Sacha Guitry ou Orson Welles à la fin de La splendeur des Ambersons, il emploie une voix pour présenter ses collaborateurs. Une autre allusion est faite à Welles dans le film lorsque, vers la fin, une marche d’escalier, sur laquelle se sont assis Paul et Camille, porte l’inscription ouvrant Citizen Kane : «No trespassing». Un carton annonce pourtant, au préalable, le titre du film en rouge sur noir ; nous retrouvons d’ailleurs ce carton, multicolore, dans la bande-annonce du film.

Le générique d’Alphaville comporte deux parties. La première, sur fond noir, fait apparaître, les unes après les autres les différentes lignes de l’écran. Peu de fantaisie dans le générique de ce film signé par cette ligne : «Le neuvième film de Jean-Luc Godard» ; la désignation du film par son ordre indique déjà le règne de la logique et du chiffre qui sévit dans la ville morte.

La deuxième partie du générique montre le plan d’un mur puis un dessin de colombe sur lesquels est incrustée d’abord, la seule mention : «LEMMY CAUTION» ; puis, peu à peu, l’écran se complète : «UNE / ETRANGE / AVENTURE / DE / LEMMY CAUTION / EDDIE / CONSTANTINE / ANNA / KARINA / AKIM TAMIROFF»

Godard combine donc l’écrit, fixe, et le cinéma, en mouvement. Il utilise la dimension temporelle du cinéma pour «écrire», pour construire les phrases, les mots, les titres dans un ordre différent de celui de l’écriture. La construction du sens, dans la lecture comme dans l’écriture, ne semble pas être forcément subordonée à la linéarité du texte. Le sens du texte, même lu « normalement », serait alors reconstruit (lecture) ou retranscrit (écriture) par le cerveau, à partir de certains mots seulement, les unités principales les plus signifiantes, puis organisés ensuite dans une (artificielle) linéarité imposée par la syntaxe.

Il perfectionne cette pratique en l’étendant aux lettres dans le générique de Pierrot le fou. Après deux cartons «administratifs», les lettres apparaissent par ordre alphabétique faisant peu à peu apparaître cet énoncé complet :

«JEAN PAUL BELMONDO / ET / ANNA KARINA / DANS / PIERROT LE FOU / UN FILM DE / JEAN LUC GODARD».

A l’exception du titre, en bleu, ces lettres sont rouges. L’écran disparaît petit à petit, ne laissant plus que le titre puis «PIERROT FOU», et, avant le noir total, « O O ».

Godard commence alors à vraiment jouer avec les lettres : peut être par une lointaine référence à Rimbaud et à ses voyelles, il les isole, les colore, tout en se servant de cette spécificité du cinéma qui permet d’«éclairer» ou d’«éteindre» à volonté les mots et les lettres.

Avec Masculin/Féminin, Godard renoue avec ses premiers génériques. Le premier carton indique le visa de contrôle. Le second remplit l’écran et critique le film :

«Argos svenskfilmindustrie / Sandrews Anouchka / montrent avec de / l’ombre et de la lumière / l’un des 121 films parlant / français dont on ne fait que trois ou quatre»

Puis le titre se présente en quatre cartons : [MA] [SCU] [LIN] [FEMININ / 15 faits précis].

De nouveau, Godard ne signe pas et ne donne pas non plus les noms de ses collaborateurs ; mais il écrit tout de même un commentaire sur le film, un écrit sur le film.

Le générique de Made in U.S.A. joue de nouveau sur les couleurs, les lignes de l’écran étant bleues, blanches et rouges. Cinq cartons le composent :

«VISA DE CON / TROLECINEMATO / GRAPHIQUE 321X»
« MADE / IN / USA »
« UN FILM DE J L G / JOUE PAR AK, / PL, MF, YA ET LS»
«PHOTOGRAPHIE PAR RC / MONTE ET SONORISE PAR / AG, JM, AB, XX»
« A NICK ET SAMUEL / QUI M’ONT ELEVE / DANS LE RESPECT DE L’ / IMAGE ET DU SON»

Est-ce un générique pour les inconditionnels du cinéaste qui, seuls, découvrent immédiatement les identités de RC, AG, AK… Godard se joue de l’aspect sérieux – fonctionnel – des génériques, en conférant aux siens une dimension ludique.

L’information ne peut être reçue du spectateur si celui-ci ne consent pas à effectuer pas un travail de recherche. Le spectateur est mis à contribution, et ainsi impliqué, dès le générique, dans un vision/lecture active, nécessaire pour ce film compliqué. En réduisant les noms à leurs initiales, il limite le mot à la lettre, et seuls quelques «happy few» peuvent le suivre dans son travail constant de déstructuration.

Deux ou trois choses que je sais d’elle présente encore un générique incomplet. Un premier carton indique le visa de contrôle, puis, sur le bruit des marteaux-piqueurs les cartons «2» et «OU 3» se répètent plusieurs fois. Enfin, deux cartons complètent le titre : «CHOSES QUE JE SAIS D’ELLE» et «ELLE, LA REGION PARISIENNE».

Ce dernier carton, inscrit en lettres tricolores (bleu, blanc, rouge.), n’appartient pas au titre présenté sur l’affiche, c’est donc un sous-titre. Mais, une bande-annonce du film proposait douze référents au pronom «elle», notamment «ELLE, la région parisienne», mais aussi «ELLE, la Gestapo des structures» ou «ELLE, la salle de bains que n’ont pas 70 % des français»… Ce titre est donc un exemple de péritexte, comme « un film po- » (-litique, -licier, -étique…) pour Made in U.S.A..

Week-end innove encore dans l’emploi du générique. Les deux premiers cartons indiquent, en rouge, «INTERDIT AUX MOINS DE 18 ANS» et, en bleu, «LES FILMS COPERNIC PRESENTENT». Les troisièmes et quatrièmes cartons, sur le film, réapparaîtront pendant le film : «UN FILM EGARE DANS LE COSMOS» et «UN FILM TROUVE A LA FERRAILLE». Le dernier carton présente un écran rempli de «WEEK END» rouges, jaunes et bleus où les «WEEK» ont des couleurs différentes de celles des «END» correspondants. Godard ne crédite personne sur ce film.

En examinant ces génériques, nous constatons que Godard donne une dimension esthétique (plastique, mais aussi sémantique) à ce qui, bien des fois, est purement fonctionnel. Le générique devient partie intégrante du film. Godard y effectue à la fois un travail de peintre et un travail de poète, somme toute, un travail de «peintre en lettres».

Il prend le mot comme unité picturale, mais il le fragmente aussi pour en jouer, et créer de nouvelles significations. Peut-être pour souligner que ce sont des créations, Godard libère ces génériques de toute utilité, ils ne sont plus détenteurs de l’information attendue. Il fait, une fois de plus, ce qui «ne se fait pas», en sachant que cela peut être plus riche. Et même s’il y emploie les moyens offerts par le cinéma, il s’éloigne du générique spécifiquement cinématographique pour se rapprocher de paratextes littéraires tels que la dédicace, la préface (Une femme est une femme, Week-end), la simple page de titre (A bout de souffle, Le petit soldat).

Autre aspect de ces paratextes écrits très fréquent au cinéma, l’emploi du mot «FIN» est presque systématique dans ses films. A l’exception des Carabiniers, tous les films de notre corpus se terminent par ce simple mot.

Dans Une femme est une femme, un léger mouvement de caméra nous fait percevoir, à travers une vitre, en néon bleu ce mot «FIN» (c’est ici de l’écrit dans l’écran), Alphaville dévoile d’abord le «I» puis complète le mot. Masculin-Féminin se clôt sur le carton «FEMININ» auquel il retire les lettres centrales pour créer «F IN» : pessimiste association si, comme le déclare son poète favori, «la femme est l’avenir de l’homme». Week-end propose, pour sa fin, le carton le plus original : un carton apparaît trois fois, mais, lors de ces deux premiers passages, certaines lettres sont «éteintes» créant ainsi «FIN / DE CONT / E» puis «FIN / DE / CINEMA» à partir du carton complet «FIN / VISA DE CONT / ROLE CINEMA / TOGRAPHIQUE / 33344».

Ces quelques titres nous confirment que le cinéma est proche du conte, le «IL ETAIT UNE FOIS» d’Une femme est un femme, ainsi que « le gros poucet » de Week-end, nous avaient déjà mis sur la piste. Ce générique prouve également que même le visa de contrôle pouvait avoir un rôle cinéma tographique !

Les carabiniers se terminent, eux, sur un carton ayant le rôle d’un épilogue :

«Là-dessus, les deux frères s’endormirent pour l’éternité, croyant que le cerveau, dans la décomposition, fonctionne au-delà de la mort, et que ce sont ses rêves qui constituent le paradis»

Mais, toutes ces composantes de générique ne sont pas les seuls écrits sur le film présents. Le cinéaste «écrit» beaucoup sur ses films, et cela dès A bout de souffle, où les dialogues en anglais sont sous-titrés assez librement.

C’est toutefois avec Une femme est une femme que cette pratique se développe. Un premier sous-titre commente l’image, les mots s’affichent les uns après les autres, de gauche à droite : «EMILE / PREND / ANGELA / AU / MOT / PARCE QU’ / IL / L’AIME», puis un second continue la phrase, mais, cette fois-ci, les mots apparaissent en créant la phrase depuis sa fin, de droite à gauche : «ET / ANGELA / SE / LAISSE / PRENDRE / AU / PIEGE / PARCE QU’ / ELLE / L’AIME».

A l’envers toujours, un troisième sous-titre accompagne un panoramique : «C’EST PARCE QU’ILS S’AIMENT QUE TOUT VA TOURNE MAL POUR EMILE ET ANGELA» puis , de gauche à droite, le mouvement de caméra s’inversant : «QUI ONT LE TORT DE CROIRE QU’ILS PEUVENT ALLER TROP LOIN A CAUSE DE CET AMOUR AUSSI RECIPROQUE QU’ETERNEL». Plus tard, sur différents plans d’Emile, s’inscrit «EST / TELLEMENT / MALHEUREUX QU’IL S’EN FOUT». Et, à la fin du film, après avoir pris la décision de procréer, trois cartons, construits comme ceux du générique, annoncent «UNE FOIS / LA CHOSE FAITE / ANGELA RALLUMA».

Vivre sa vie propose une nouvelle utilisation de l’incrustation, le sous titrage d’une séquence muette, Godard incruste les dialogues de Nana et du jeune homme :

«- Moi je voudrais aller au Louvre.
– Non, ça m’ennuie de regarder les tableaux !
– Pourquoi ? L’art, la beauté, c’est la vie.
– Je t’adore.
– Moi, je t’aime.
– Pourquoi tu ne viens pas habiter avec moi.
– Oui, il faut que je dise à Raoul que c’est fini.»

Cette conversation est trop suivie pour être un échange de pensée. Ces sous-titres seraient donc des substituts de la parole, du son de la parole. Pourquoi ôter l’oralité de ce récit et lui préférer l’écrit ? Peut-être un simple incident survenu à la bande-son est-il à l’origine de ce sous-titrage, la voix de Peter Kassovitz étant auparavant doublée par Godard. Rappelons-nous que c’est un simple retard de Belmondo qui est à l’origine de son doublage par Godard dans Charlotte et son Jules.

Mais, si Godard a décidé de garder la scène, de la doubler, et de la sous-titrer, ce n’est, certainement pas, pour un simple jeu.

C’est tout du moins une «invention» du cinéaste, ou pour être plus exact, un «archaïsme» cinématographique, l’utilisation – hors nécéssité – d’un procédé tombé en désuétude depuis l’avènement du cinéma parlant. Mais c’est aussi, comme avec une langue étrangère, le moyen de rendre intelligible ce qui ne l’est pas, on ne peut comprendre le langage de l’amour, il faut donc le sous-titrer, le traduire, ce qui, évidemment, le «dépoétise».

Les plans sombres, à contre-jour, cachant le mouvement des lèvres sembleraient prouver que ce sous-titrage était prévu. Nous ne sommes pas supposés entendre que ce que nous voyons ; isoler les personnages dans le noir, rendre imperceptible leur dialogue confère à la scène un aspect confidentiel, intime. Godard «viole» leur intimité par ce sous-titrage, il «étale en public» ce qui est (supposé) privé. Il ne fait que mettre en avant, de manière un peu plus ostentatoire, ce que fait toujours le cinéma.

Afficher la parole, ce n’est plus montrer des locuteurs dont on perçoit les paroles, mais montrer ces paroles, leur faire gagner du terrain sur l’image. Et ce qui est si rare au cinéma n’est en fait que la base de l’écrit. Godard, en inscrivant ce dialogue, bouscule une nouvelle fois les règles de son art en y important, de façon ostentatoire, un procédé courant issu d’un art différent, la littérature. Quelques écrits, des dialogues aussi, sont présents dans Une femme mariée, incrustés sur un plan du dos de Charlotte.

Bien que ce soient des néons, nous considérerons certains écrits d’Alphaville comme des écrits sur le film car ce sont des inserts sur fond noir et, selon toute vraisemblance, créés spécialement pour le film ; il en est de même pour la série de neuf dessins successifs. Les néons représentent une flèche horizontale, un décompte de 9 à 0, le sigle d’Alpha-60, ainsi qu’une double équation, «E=mc2» et «E=hf», devenant, sur un autre insert «mc2=hf» et «E=E».

Enfin, des néons indiquent «NORD» ou «SUD». Conformément à l’univers d’Alphaville, les signes ne sont plus des phrases, des créations poétiques mais, en majorité des signes mathématiques, chiffres ou formules.

Au contraire, les neufs dessins (de Godard ?) présentent, étrangement, un aspect poétique. Au milieu de ces esquisses d’un surréalisme un peu naïf intervient l’écrit : «Pourquoi», «parce que», «?» et «!» s’inscrivent en calligramme , un «S.O.S.» se noie dans les vagues et l’on distingue «au secours» sur les vêtements d’un personnage. Mais un carton surtout nous ramène à la poésie godardienne.

Il présente onze mots, mi-calligrammes, mi-rébus, où le travail sur le signifiant définit le signifié ; ainsi, «absence» devient «absen e», «imbroglio» «imbrogbrio» etc. Le signe est à la fois objet et moyen de définition.

Pierrot le fou qui contient énormément d’écrits dans le film ne contient pas d’écrits sur le film. Les cartons de Masculin-Féminin coïncident certainement avec les titres de quelques «faits précis».

Toutefois certains peuvent être aussi considérés comme des commentaires, des écrits de Godard (à moins que ce ne soient des citations) : «LE PHILOSOPHE ET LE CINEASTE ONT EN COMMUN UNE CERTAINE MANIERE D’ETRE, UNE CERTAINE VUE DU MONDE, QUI EST CELLE D’UNE GENERATION».

Comme Alphaville, Made in U.S.A. et 2 ou 3 choses que je sais d’elle ne présentent pas d’écrit sur le film même, mais certains écrits peuvent leur être assimilés. Dans Made in U.S.A., le mot «liberté» est écrit à la peinture bleue sur une feuille blanche qui se fait cribler de balles « en direct » ; dans 2 ou 3 choses que je sais d’elle, nous pouvons lire à l’envers les mots «ART» et «BEAUTE» inscrits sur des vitres colorées.

Week-end, au contraire, présente de nombreux inserts, des pseudo-titres, nous l’avons vu, mais aussi des jeux de mots «FAUX TOGRAPHE», «SS» devenant «LUTTE DES CLASSES», «MONDE/3», «OCCIDENT», «CID», «DENT»… Godard crée plus que jamais sur l’écrit (La chinoise semble avoir déclencher cela), et il s’adonne, sans modération, à son exercice habituel d’étymologie sauvage où les lettres composent de nouveaux signifiants dans les mots.

Cette utilisation de l’écrit sur le film ira en s’accroissant dans son oeuvre ultérieure, notamment dans la période des films «invisibles» et celle des vidéos. Il l’utilise encore beaucoup dans ses films actuels alors que l’écrit dans le film y est pratiquement absent.

Si l’écrit dans le film consiste à filmer l’écrit, l’écrit sur le film est bel et bien un acte d’écriture, un choix délibéré de s’exprimer par les mots plutôt que par l’image. Toutefois, ce n’est pas le choix de l’écrit contre l’image, mais de l’écrit pour l’image. Les lettres sont projetées sur l’écran, ce sont donc aussi des images, des signes graphiques, des éléments picturaux au même titre qu’un acteur, une voiture ou un mur.

La démarche n’est pas la même qu’en littérature, car l’écriture est ici un élément rapporté, inhabituel, une figure de style en elle-même. Ainsi, Godard n’est pas «écrivain» mais cinéaste ; et son travail sur l’écrit s’inscrit dans sa démarche de cinéaste. Godard est écrivain dans le cinéma comme il peut être peintre en composant le cadre, ou musicien dans le rythme de montage, dans l’emploi des sons, des voix…

Et, autant que la signification intrinsèque de l’inscription, le fait même de l’écrire, de la montrer, 24 images par seconde, est porteur de sens au cinéma.

L’écrit dans le film

Cet aspect de la présence de l’écrit au cinéma, plus important que le précédent lors des «années Karina», sera utilisé de manière moins systématique dans ses oeuvres ultérieures. Nous appelons «écrits dans le film», les écrits existants, ou supposés comme tels, présents dans le plan filmé. Ils peuvent être «lus» en très gros plan, ou en simple détail. Leur nombre étant très important, il serait impossible d’en faire un relevé ici. Toutefois, nous tâcherons d’en évoquer les différents aspects. En effet, ces écrits peuvent être de natures diverses.

Certains sont présents sous forme d’affiches : l’affiche du film d’Adrich, Plus près de Satan, « collée » dans A bout de souffle possède un sous-titre, «Vivre dangereusement jusqu’au bout», qui sert d’annonce fatale tout en décrivant le caractère de Michel indépendamment de la trame narrative ; mais aussi, relevant également de la citation, les titres : L’arnaqueur dans Vivre sa vie, Vivre sa vie dans Le mépris et Masculin-Féminin, Psychose dans Le mépris… Chacun de ces titres a un rôle dans le film, rôle de commentaire, d’allusion influente…

Ces affiches peuvent aussi être publicitaires, pour des produits ou des journaux. Ainsi, dans Une femme mariée, les annonces de France Dimanche : «Jusqu’où une femme peut-elle aller en amour», «Comment avoir des enfants quand vous le souhaitez».

Les journaux eux-mêmes sont présents, lus par les personnages et les spectateurs (A bout de souffle, Le petit soldat, Une femme est une femme…), et de multiples couvertures de revues peuvent être lues dans Masculin-Féminin. Des couvertures de livres apparaissent régulièrement, par exemple, Wild palms dans A bout de souffle, Adieu la vie, adieu la mort dans Made in U.S.A., ou bien sûr, les deux scènes d’insultes par couvertures de livres dans Une femme est une femme où l’écrit supplante l’oral là où, habituellement, le contraire se produit. Sur ces séquences d’Une femme est une femme, voir l’analyse d’Antoine de Baecque dans le numéro hors-série des Cahiers du cinéma «spécial Godard, trente ans depuis» paru en Novembre 90.

Les pancartes et enseignes sont souvent filmées, qu’elles soient publicitaires (Esso et Total dans Pierrot le fou…), simples fers forgés de portails («Enfer», «fils» dans Vivre sa vie), panneaux de portes («Ministère de la dissuasion» dans Alphaville), devantures de bars ou de magasins («Bar La marquise», «Le meilleur des mondes» dans Pierrot le fou, «A la descente de la gare» dans Made in U.S.A.), panneaux de gare («GLAND» dans Le petit soldat).

Les graffitis et autres inscriptions sauvages sont fréquents : «No trespassing» dans Le mépris, «Paix au Vietnam» dans Masculin-Féminin, «Vive le pape» raturé en «Vive Dieu» dans Pierrot le fou, ou bien encore la casse de One plus one.

L’écriture manuscrite est aussi lisible à travers les lettres de Camille et de Nana, les cartes postales de Michel-Ange et Ulysse, le journal de Ferdinand, les instructions reçues par Lemmy Caution…

Une des écritures les plus fréquentes est celle des néons et autres écritaux lumineux. Dans A bout de souffle, ces inscriptions nous renseignent sur les progrès de l’enquête, Pierrot le fou est rythmé par les néons du «LAS VEGAS» et du «RIVIERA», dans Une femme est une femme, le mot «FIN» est inscrit en néon bleu…

Quels qu’ils soient, Godard utilise tous les supports possibles de l’écrit, même les T-shirts («New-York Herald Tribune», «FERDINAND»), les claps («ODYSSEUS» dans Le mépris), les badges (Léaud dans Made in U.S.A.)…

Le contenu des différents écrits varie : certains sont politiques ou idéologiques, d’autres jouent le rôle de commentaires annonciateurs, d’autres encore sont simplement utilitaires…

Leurs origines aussi les distinguent. Ainsi, certains sont-ils créés pour être filmés alors que d’autres, déjà existants, sont placés dans le cadre ou «volés» par l’objectif. Quelquefois, donc, Godard «crée» ses écrits tandis que, d’autres fois, il les emprunte, pratiquant quelquechose comme du «ready-made» en réutilisant – ou en recyclant- ce qui est déjà existant, en lui conférant une nouvelle signification. Le procédé n’est donc pas très éloigné de la citation. C’est le cas avec «TOTAL», nous l’avons vu, mais aussi avec la librairie «Le meilleur des mondes», indiquant que le «paradis» de Ferdinand se trouve dans la littérature…

Godard plaisante avec certains écrits. Ainsi le plan de la banderole du bar «La marquise» est accompagné par la chanson «Tout va très bien, Madame la marquise» ; la fable de La Fontaine est récitée lorsque le train passe en gare de Gland ; ou encore, le roman de la Série noire qui est posé sur les fesses de B.B. a pour titre Frappez sans entrer…

Montrer les mots lui permet de mieux en jouer, de les découper par le cadre, de détourner leur sens. Par exemple, dans Alphaville, «SS» apparaît en gros plan, ce n’est en fait qu’un bouton d’ascenseur pour le Sous-Sol, mais, dans l’univers totalitaire d’Alphaville, ces deux lettres prennent un autre sens. Pourtant, Godard n’a fait que les montrer. Autre aspect de son «travail» sur l’écrit, les cadrages découpent le journal de Pierrot, lui retirant ainsi toute son intelligibilité. Il fragmente les textes à l’écrit comme il le fait, à l’oral, avec les citations.

Il y a donc bien, chez Godard, un désir d’écrire, d’inscrire, d’imposer ce «blasphème» du texte dans l’image. Et cette récurrence des plans d’écrits se retrouve dans l’omniprésence du livre.
Livres et lecteurs, écrits et écrivains

Sur une bibliothèque, à un chevet, par terre ou dans les mains des personnages, les livres sont partout dans ses films. Les scènes de lectures sont fréquentes et régulières. Car la plupart de ses personnages sont aussi de grands lecteurs. Quelques-uns font exception, comme Michel Poiccard dans A bout de souffle, ou le couple de Week-end. Le livre, par sa présence «physique», prend une dimension presque sacrée.

Dans Alphaville, la Bible est un dictionnaire et le livre d’Eluard, possède une aura supérieure, il est détenteur d’une vérité transcendante, l’objet d’un nouveau culte, libérateur. Lire est, pour eux, indispensable ; ainsi, Ferdinand réclame des livres dans leur exil, et Paul a sa collection de Série Noire à Capri…

Mais leurs besoins de littérature ne semblent pas comblés par la lecture. Comme pour leur créateur, chez les personnages, la soif d’écrit devient alors soif d’écrire. Patricia écrit un roman, Paul des scénarios et des pièces, Pierrot remplit son cahier, le David Goodis de Made in U.S.A tape à la machine un roman… Leur besoin de s’exprimer se comble par l’écriture, le seul art vraiment pratiqué par ces personnages. Les cinéastes présents sont toujours des personnalités (Lang, Fuller…). Quelques chanteurs sont aussi présents : Marianne Faithful, Jean Ferrat, Chantal Goya, les Rolling Stones…. Il cherchent et trouve le moyen de communiquer par le livre, lu ou écrit. Alors, si les livres sont des objets de culte, les écrivains sont perçus comme des Dieux.

Dans A bout de souffle, l’écrivain Parvulesco, joué par le cinéaste Jean-Pierre Melville, est interrogé par les journalistes comme s’il était détenteur de toutes les vérités. Les questions posées n’ont d’ailleurs que peu de relations avec la littérature et, comme Dieu descendu sur Terre, il souhaiterait «être immortel puis mourir». Brice Parain, avec plus d’humilité, remplira le même rôle dans Vivre sa vie. Serait-ce parce que l’écrivain détient toute les réponses que Godard, quelquefois, écrit au lieu de filmer ?

Comme ses personnages, Godard, avec ces écrits, fait lire ses spectateurs. Face à ce procédé inhabituel, ils ont le regard happé par les mots. Ainsi, par ce coup de force de l’écrit, Godard impose ses mots, ses pensées. La pédagogie godardienne passe par l’écrit, l’écran blanc devient tableau noir (Sur l’écrit dans la pédagogie godardienne, voir Serge Daney, «Le thérrorisé», in La rampe, cahier critique 1970-1972, ed. Cahiers du cinéma/Gallimard, Paris, 1983, pp. 77-84).

Le signe, isolé dans un milieu inhabituel, permet une meilleure communication. Il s’agit de transmettre des messages – qui ont déjà été dits – pour qu’enfin le spectateur les adopte, les fasse siens afin de mieux comprendre le monde, «les choses». Un commentaire de Godard dans 2 ou 3 choses que je sais d’elle, exprime cette intention à la manière d’un véritable manifeste :

«La naissance au monde humain des choses les plus simples, leur prise de possession par l’esprit de l’homme…, un monde nouveau où les hommes et les choses connaîtront des rapports harmonieux. Voilà mon but. Il est finalement autant politique que poétique. Il explique en tout cas la rage de l’expression (La rage de l’expression est le titre d’un recueil de Francis Ponge.). De qui ?… De moi. Ecrivain et peintre.»

Les films de Godard sont donc aussi des créations écrites, où les lettres, les mots, les signes ont, dans l’image même, le même statut que l’image. A la fois écrits et peintures, ces «graffiti» de l’écran permettent à ces films d’être autant destinés à être vus qu’à être lus.

Par l’emploi du son et de l’image en mouvement, Godard dévoile le potentiel de création « littéraire » qu’offre le cinéma, mais ce type de création n’est qu’une des composantes de l’art cinématographique. Le cinéma n’est pas plus « au service » de la littérature que celle-ci n’est « au service » du cinéma. Les deux arts coexistent, ils s’enrichissent mutuellement de leurs capacités créatives respectives. L’écriture godardienne est littéraire ET cinématographique.

La création littéraire n’avait, jusqu’alors, jamais été exploitée à ce point à l’intérieur de cet art – voire à l’intérieur de tout art censément non-littéraire. Et, l’ambition du Godard-critique qui souhaitait rendre le cinéaste aussi « noble » que l’écrivain, mettre à égalité Hitchcock et Aragon, trouve un compromis (dérangeant ?) en la personne de Godard-réalisateur, un cinéaste qui est également un excellent littérateur.

Conclusion

Dans le travail artistique de Jean-Luc Godard les mots, la littérature (créée ou empruntée, vue ou entendue) sont au service de la communication à travers le cinéma. Le cinéma de Godard a pour ambition de parvenir à communiquer avec le spectateur, créer (ou recréer) cet échange réel, sensible.

Pour cela, le spectateur doit, par une vision active, rechercher le(s) sens de ses films, chercher à les « écouter » et à les « faire parler ». En échange, les films, par l’ensemble de thèmes, de citations, de réflexions qu’ils contiennent, lui offrent de multiples champs de « résonances », des terrains de réflexions et de passions partagées. Communiquer, oui, mais communiquer du sens, communiquer de l’art.

Les personnages de Godard vivent dans « ce monde dégueulasse et pourri » où la communication humaine est difficile (si elle a lieu), un monde où les hommes n’ont plus conscience du sens de leurs propres paroles, vaines et vides.

Mais, plus que le langage, c’est toute la chaîne de communication qui est imparfaite : le locuteur ne peut tout d’abord pas forger sa propre pensée lorsque les mots sont raréfiés, appauvris (cf. Alphaville) ; ensuite, il a du mal à retrouver les mots pour exprimer cette pensée qu’ils ont pourtant construite (cf. Vivre sa vie) ; une fois exprimée, cette pensée, déjà dégradée, appauvrie, doit être reçue par son destinataire à travers les différents obstacles (les langues, les « bruits »…) (cf. Made in U.S.A.) ; et, si le message est entendu, il faut que le « récepteur » soit en mesure de le décoder sans le déformer par sa subjectivité (cf. Le mépris). La communication humaine par le langage semble donc destinée à l’échec, à l’incompréhension.

Voilà une des raisons de la place de la littérature (et, au delà, des arts) dans le cinéma de Jean-Luc Godard. L’artiste est celui qui parvient à transmettre le sens par-delà toutes ces difficultés. L’écrivain a choisi les mots les plus justes, les plus aptes à transmettre « efficacement » sa parole, sa création artistique, signifiante.

L’échange entre l’artiste et son lecteur-spectateur, si celui-ci est à l’écoute, est bien plus direct, moins « parasité » par ces obstacles. L’écrivain, le poète, est celui qui a la pleine conscience des mots qu’il emploie, il est créateur de sens. Utiliser des citations, c’est emprunter des « formules » qui expriment, mieux que nous le ferions, ce que nous souhaitons transmettre. Ses citations mais également ses propres phrases, nous l’avons vu, sont choisies pour transmettre de la manière la plus fidèle et la plus efficace le message qu’elles contiennent.

L’échec quotidien de la communication par le langage peut être enrayé par la création littéraire. Certains personnages godardiens l’ont compris, ils lisent ou essaient d’écrire, d’autres, inconscients de leur situation, « finissent par en mourir », comme les habitants d’Alphaville. Lemmy Caution représente le messie de cette communication retrouvée, libérée : il apporte la littérature à ces hommes qui ne communiquent plus, comme Prométhée leur transmit jadis le feu. La littérature, l’art, sont des éléments vitaux dans les films de Godard.

Mais, ce qui distingue la littérature des autres arts est justement cette capacité à transmettre la communication par cet outil inefficace lorsqu’il n’est pas employé en pleine conscience : le mot.

Toutefois, si Godard fait un cinéma « littéraire », c’est que, dans son art, il utilise le langage comme le ferait un écrivain. Son emploi du langage ne se limite pas à l’écriture de simples dialogues, il appartient à une vraie réflexion sur la parole, sur la nature et la fonction des mots. C’est un travail et une réflexion poétique sur – et par – le verbe, le langage comme outil de communication.

Et si, comme il le constate avec Eluard, il y a une « mort dans la conversation », il sait que la « vraie vie » du langage est « ailleurs », dans la poésie. « Le langage poétique surgit des ruines » écrit Ferdinand dans son cahier, la poésie est la reconstruction d’un langage plus juste, sur le cadavre d’une langue, morte dans la conversation.

Cinéma de « prose » ou cinéma de « poésie » ? Cette distinction (d’ailleurs absurde) ne s’applique pas au cinéma de Godard : il s’agit d’un cinéma de poète, d’écrivain, certes, mais, avant tout, d’un cinéma cinématographique. Godard est cinéaste avant d’être écrivain, peintre ou musicien. Son utilisation de la littérature s’inscrit dans son projet cinématographique. Son travail sur le langage se construit avec ses outils, ses procédés, de cinéaste : l’image, le son, le mouvement, le montage sont mis à contribution.

La littérature n’est pas isolée, elle est une composante, une partie, de l’ensemble, de ce tout cinéma. Et, pour la première fois, du moins au cinéma, la littérature est abordée avec toutes ses possibilités : sa poésie est, certes, une poésie « abstraite » du mot, mais également une poésie visuelle – le mot est travaillé dans sa matérialité même – et une poésie sonore – la parole et les sons sont utilisés avec leurs richesses et leurs imperfections, en employant les spécificités techniques propres au cinéma.

Le cinéma propose un nouveau support à la littérature, comme le furent autrefois la mémoire, la pierre, le papier ou le disque.

Godard supprime le cloisonnement entre les arts en utilisant pleinement toutes les possibilités offertes par le cinéma, tant sur le plan sonore que pictural ou littéraire. Il ne s’agit pas seulement d’inclure les autres arts dans le cinéma. C’est aussi, et surtout, la prise de conscience que, au-delà de règles et de lois absurdes imposées par de basses raisons commerciales, un immense potentiel de champs de création, encore inexploités, est présent dans un art cinématographique qui n’en est qu’à ses balbutiements.

Il révolutionne donc l’emploi du cinéma en ne l’utilisant plus comme un simple moyen pour « raconter des histoires », mais comme un art visuel et sonore, le seul représentant « la mort au travail », donc la vie. L’art total, tant rêvé par certains, trouve, avec le cinéma, sa forme la plus convaincante à ce jour.

Si Godard, grand amateur de littérature, préféra se consacrer au cinéma, cet art dont tant de possibilités restaient inexploitées, plutôt qu’à la sacro-sainte littérature, c’est qu’il estimait, qu’il estime encore semble-t-il, que les films lui permettent de mieux « communiquer » avec un public, de mieux transmettre ses idées, ses passions.

Car, la littérature, le langage, sont des moyens de communication inefficaces pour quelqu’un qui n’est pas, qui ne pense pas être, « un génie du dire » (Telle est la formule employée par Godard lors de son entretien avec Marguerite Duras, dans l’émission télévisée, Océaniques.). Depuis quelques années, Godard aime répéter qu’« il faut voir avant d’écrire ». La vision, lorsqu’elle est attentive, peut être un « moyen de communication » plus efficace que le langage. La communication idéale recherchée par Godard serait dans un échange pur, sans intermédiaire.

Alors, son emploi du langage, même s’il est plus riche et plus « efficace » que celui de la plupart de ses confrères cinéastes, ne lui semble pas assez parfait. Il semble tendre de plus en plus vers un échange silencieux. Ses films actuels contiennent de plus en plus de plans, muets, de campagnes, de ciels. Ils appartiennent à sa recherche de représentation iconique. La communication idéale pourrait alors s’accomplir dans la quiétude. Ses personnages aimeraient «lire derrière [les] visages», communiquer sans avoir à parler, atteindre une pureté de l’échange des pensées, dans le silence. Ce sont bien des propos de Godard que prononce Nana :

«Mais pourquoi est-ce qu’il faut toujours parler ? Moi je trouve que très souvent on devrait se taire, vivre en silence. (…) Ca serait pourtant agréable de vivre sans parler.»

Et, lorsqu’elle aimera enfin un homme, la communication entre elle et son amant sera silencieuse, et des sous-titres traduiront ce silence. « L’amour, c’est le dialogue », mais un dialogue qui devrait pouvoir se passer de mots. L’inquiétude existentielle trouve sa résolution dans la quiétude, le silence retrouvé. Telle est aussi la leçon du Mépris, lorsque le cinéma commence :

– Silence
– Silencio…

Bibliographie

Livres de Jean-Luc Godard

1. Introduction à une véritable histoire du cinéma, Ca/Cinéma, Albatros, Paris, 1980
2. Godard par Godard, « Les années cahiers », « les années Karina », « Des années Mao aux années 80 », Champs Contre-champs, Flammarion, Paris, 1990 pour les volumes 1 et 2, 1991 pour le volume 3.

Découpages de films

1. Dans L’Avant-Scène cinéma : Vivre sa vie (n°19), Le grand escroc et Une femme mariée (n°46), A bout de souffle (n°79), Les carabiniers, Pierrot le fou et les films invisibles (n° 171-172)
2. Dans la collection Point films, Le Seuil : 2 ou 3 choses que je sais d’elle.

Ouvrages sur Jean-Luc Godard

1. ACHARD Maurice, Vous avez dit Godard ?, Libres-Hallier, Paris, 1980.
2. AMENGUAL Barthélémy, Bande à part, Longs métrages, Yellow Now, Crisnée, 1993.
3. CERISUELO Marc, Jean-Luc Godard, Lherminier-Quatre vents, Paris, 1989.
4. COLLET Jean, Jean-Luc Godard, Cinéma d’aujourd’hui, Seghers, Paris, 1968.
5. COLLET Jean et FARGIER Jean-Paul, Jean-Luc Godard, Cinéma d’aujourd’hui, Seghers, Paris, 1974.
6. DANEY Serge, La rampe, Cahier critique 1970-1982, Cahiers du cinéma, Gallimard, Paris, 1983
7. DESBARAT Carole et GORCE Jean-Paul, L’effet Godard, Milan, Toulouse, 1989
8. DOUIN Jean-Luc, Jean-Luc Godard, Rivages-Cinéma, Paris, 1994.
9. LEFEVRE Raymond, Jean-Luc Godard, Edilig, Paris, 1983.
10. MARIE Michel, Le mépris, Synopsis, Nathan, Paris, 1990.
11. VIMENET Pascal, Le mépris, Image par Image, Hatier, Paris, 1991.

Ouvrages collectifs :

1. Jean-Luc Godard, au-delà du récit, dir. M. Estève, Etudes cinéma-tographiques n°57-61, Lettres Modernes-Minard, Paris, 1967.
2. Jean-Luc Godard, au-delà de l’image, dir. M. Cerisuelo, Etudes cinématographiques n°194-202, Lettres Modernes-Minard, Paris, 1994.
3. Le cinéma selon Godard, dir. R. Prédal, CinémAction n°52, Paris, 1989.
4. Jean-Luc Godard, Son + Image (1974-1991), dir. R. Bellour et M.L. Bandy, The museum of modern art New York, New York, 1992.

Numéros spéciaux de revues

1. Art Press, hors-série, n°4, Spécial Godard, déc. 1984 – Jan. Fev. 1985.
2. Revue Belge du cinéma, n° 22-23, « Jean-Luc Godard : Le cinéma »
3. Cahiers du cinéma, « Spécial Godard, trente ans depuis », novembre 1990.

Articles, entretiens…

1. BLUMENFELD Samuel, FEVRET Christian, KAGANSKI Serge, Les Inrockuptibles, n°49, septembre 1993.
2. LAVOIGNAT Jean-Pierre, D’YVOIRE Christophe, Studio, n°96, Mars 1995.

Ecrits de J.L.G. non-reproduits dans Godard par Godard :

1. « Histoire(s) de cinéma. Avec un s » in Le Monde, Numéro spécial, « Le siècle du cinéma », Janvier 1995.
2. « Non-réponse aux Cahiers du cinéma », Cahiers du cinéma, n°402, 1988.
3. « J’ai toujours pensé que le cinéma était un instrument de pensée », propos issus de la conférence de presse du 15/02/1995 publiés avec deux lettres in Cahiers du cinéma n°490, Avril 1995
4. « Lemmy Caution erre dans le futur comme dans le « labyrinthe » de Borges », Les lettres françaises, n° 1077, 22/04/1965.
5. Avant-propos et lettres de Correspondances de François Truffaut, Hatier, Paris, 1988.

Articles sur J.L.G. :

1. ARAGON Louis, « Qu’est-ce que l’art, Jean-Luc Godard ? », Les lettres françaises, n°1096, 9-15 Septembre 1965.
2. DAUMAN Anatole, « Le cinéma se fait avec des idées », propos recueilli par Sandrine Fillipetti, in L’écran, n°4, Avril 1995.
3. DELEUZE Gilles, « Trois questions sur 6 fois 2 », in Les Cahiers du cinéma n°352, octobre 1983 repris dans Pourparlers, Editions de minuit, Paris, 1990, pp. 64-65.
4. REISS Elisabeth, « Masculin-Féminin », in Esprit, Juillet-Aout, 1966, pp. 75-76.
5. ROPARS-WUILLEMIER Marie-Claire, « Pierrot le fou » in Esprit, Février, 1966, pp. 302-304.
6. ROPARS-WUILLEMIER Marie-Claire, « La forme et le fond » in Esprit, Avril, 1967, pp. 670-672.
7. ROPARS-WUILLEMIER Marie-Claire, « La perte du langage » in Esprit, Septembre, 1965, pp. 315-317.

Ouvrages généraux sur le cinéma

1. AUMONT Jacques, MARIE Michel, BERGALA Alain, VERNET Marc, Esthétique du film, Nathan université, Paris, 1983.
2. AUMONT Jacques, MARIE Michel, L’analyse des films, Nathan université, Paris, 1989.
3. BUACHE Freddy, Le cinéma français des années 60, coll. Les classiques du cinéma, ed. Cinq continents-Hatier, Lausanne, 1987.
4. DELEUZE Gilles, Cinéma 1 «L’image mouvement » et Cinéma 2 « L’image temps », Editions de minuit, Paris, 1985.
5. FOZZA J.C., GARAT A.M., PARFAIT F., Petite fabrique de l’image, Magnard, Beaume-les-dames, 1989.
6. D’HUGHES Philippe, Almanach du cinéma, Encyclopaedia Universalis, Paris, 1992.
7. TULARD, Jean, Guide des films, coll. Bouquins, Robert Laffont, Paris, 1990, remaniée en 1995.
8. Le Cinéma, dir. BEYLIE Claude et CARCASSONNE Philippe, Bordas, Paris, 1988.
9. La Nouvelle-vague 25 ans après, dossier réuni par Jean-Luc Douin, coll. 7ème Art, Les éditions du cerf, Paris, 1983
10. Dossiers du Cinéma, Cinéastes 1, « Jean-Luc Godard » notice de Jean-Louis Bory et d’Anne Villelaur, Casterman, Paris, 1971 (pour l’étude de Bory).
11. Dossier du Cinéma, Films 2, « A bout de souffle » notice de Tristan Renaud, Casterman, Paris, 1972 (ou, comment n’avoir toujours rien compris treize ans après)
12. Une encyclopédie du nu au cinéma, dir. BERGALA Alain, DENIEL Jacques et LEBOUTTE Patrick, Yellow now-Studio 43, Dunkerque, 1991.

Ouvrages sur la citation

Etudes :

1. ARAGON Louis, Les collages, Hermann, Paris.
2. COMPAGNON Antoine, La seconde main, Le Seuil, Paris, 1979.
3. GENETTE Gérard, Palimpsestes, Poétiques, Le Seuil, Paris, 1982.

Dictionnaires :

1. Dictionnaire des citations du monde entier, Les usuels du Robert, Robert poche, Paris, 1990.
2. Dictionnaires de citations françaises, Tome 1 et 2, Les usuels du Robert, Robert poche, Paris, 1993.
3. Dictionnaire des idées non-reçues, François Favre, ed. Pierre Bordas et fils, Paris, 1994.

Autres ouvrages littéraires

Stylistique et linguistique :

1. BENVENISTE Emile, Problèmes de linguistique générale I, Tel, Gallimard, Paris.
2. SANCIER Anne et FROMILHAGUE Catherine, Introduction à l’analyse stylistique, Bordas, Paris, 1991.

Sur les auteurs et les genres :

1. Dictionnaire des littératures de langue française, dir. DE BEAUMARCHAIS J.P., COUTY D. et REY A., Bordas, Paris, 1994.
2. Dictionnaire des personnages, LAFFONT et BOMPIANI, coll. Bouquins, Robert Laffont, Paris, 1994.
3. BARTHES Roland, Mythologies, Points, Le Seuil, Paris, 1957.
4. BOBILLOT Jean-Pierre, « Le clinamen d’Arthur Rimbaud » in Rimbaud 1891-1991, Actes du colloque d’Aix-en-Provence 6-10 nov. 1991, Honoré Champion éditeur, Paris, 1991.
5. BOBILLOT Jean-Pierre, « Rimbaud moderne ? Absolument ! » in Impression du Sud n° 29, Aix-en-Provence, Juillet 1991.

Et puis, bien sûr : Ducasse, Aragon, Céline, Eluard, Rimbaud, Molière, Shakespeare, Dante, Brecht, Hölderlin, Corneille, Queneau, Bossuet, Sagan, White, Moravia, Bernanos, Confucius, Carroll, Boileau, Stevenson, Dumas, Hammett, Brontë, Goodis, Borges, Conrad, Musset, Kafka, Thomas, Prévert, Faulkner, Mauriac, Poe, Flaubert, Triolet, La Fontaine, Baudelaire, Garcia-lorca, Browning, Giraudoux, Van Gogt, Maupassant, Orwell, Racine, Apollinaire, Bataille, Pascal et les autres…

Réalisateur :


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi