La Cité des jarres s’inscrit dans la lignée des films de genre, en l’occurrence le policier, qui cherchent non pas à en renouveler les codes, mais à offrir une vision sigulière du monde – point de message, donc, mais un climat qui sonde un peu de l’âme d’un pays.
L’Islande, île mystérieuse, vient au spectateur par le biais des morts que l’on y déterre. Le réalisateur, Baltasar Kormakur (déjà auteur de deux longs-métrages, 101 Reykjavik et The Sea), a écrit le scénario, inspiré du livre éponyme d’Arnaldur Indridason, immense succès dans son pays. Il y prend des libertés avec le livre et propose deux histoires parallèles, aux temporalités différentes – manière d’éclater la narration, de tisser chacun de ses fils pour mieux faire ressortir, à la fin, leur inextricable lien et leur issue fatale.
Le film met d’emblée en vis-à-vis deux corps morts qu’a priori rien ne relie : celui, embaumé sur son lit d’hôpital, d’une fillette au visage bleuté et fiévreux, et celui d’un homme, gisant sur son canapé, visiblement assassiné. Ce meurtre est l’objet d’une enquête qui occupe le principal de l’intrigue – il est ironiquement considéré comme anodin ou, comme l’affirme un personnage, « typiquement islandais : bordélique et sans intérêt ». Mais cette saillie est vite oubliée lorsque les éléments de l’enquête dessinent un scénario particulièrement macabre.
La plus grande qualité du film réside alors dans sa capacité à mettre en images une histoire non pas tant tirée par les cheveux que profondément triste. Le grain de l’image, à la fois rugueux et pâteux, la gamme des couleurs, blafardes et ternes, imposent un ton sec, réaliste et oppressant. Le film prend le temps de développer tous les aspects de l’histoire : narratifs, humains et même philosophiques. Kormakur ne cherche pas à réaliser un film spectaculaire ou démonstratif ; à la place, il retranscrit toute une ambiance poisseuse mais illuminée d’éclairs d’ironie douce-amère (suivant en cela l’esprit du livre, qui vaut d’être lu avec les autres titres de l’auteur, mais seulement après avoir vu le film !).
La Cité des jarres se révèle être un kaléidoscope de portraits captivants, de destins fêlés qui évoluent dans un lieu tout aussi décomposé. Au coeur de cette galerie de personnages, il y a bien sûr l’inspecteur Erlendur. Son physique ordinaire, sa mine aussi ombragée que le ciel islandais, son regard renfrogné et néanmoins perçant derrière ses lunettes – tous ces éléments attisent la curiosité autour de l’homme et de la mission qui lui incombe. Or, s’il ne porte pas en lui la perspicacité efficace et parfois désincarnée que les films et séries d’aujourd’hui valorisent tant, il représente bien plus le flic à l’ancienne, solitaire et discret, animé d’une volonté d’élucidation sagace et patiente, jusque dans ses aspects laborieux ou tortueux. Plus que des réponses, il apporte des questions, des doutes. Ces traits de caractère, rendus par le jeu sobre et inspiré d’Ingvar E. Sigurdsson, sont d’autant plus saillants que l’intimité d’Erlendur fait partie intégrante du film – son appartement dépouillé et surtout ses rapports mouvementés avec sa fille.
Entouré de personnalités au mieux insolites, au pire louches et psychopatiques, Erlendur ouvre au spectateur les portes d’un univers inhospitalier et cauchemardesque. A l’image des plaines islandaises, déserts arides balayés par le vent et la pluie, où les teintes brunes, jaunes et bleues créent un décor qui renvoie sans cesse à la la pourriture, la décrépitude. En effet, tandis que les cadavres se multiplient, les corps meurtris racontent leur histoire et les chairs en décomposition ou conservées dans du formol apparaissent.
Déroulant un récit de plus en plus sombre, le réalisateur joue habilement sur l’incongruité de certaines scènes pour créer un sentiment de malaise (ainsi du médecin légiste, en plein travail, qui mange son sandwich). Ce n’est pas par hasard que le titre original signifie marais ; tout, des lieux aux personnages et leurs actions, est comme un précipité d’une eau stagnante et nauséabonde. Le paroxysme est atteint avec la fameuse cité des jarres, fichier génétique à l’ancienne, qui inspire incrédulité et effroi : collection de bocaux renfermant des organes, elle évoque un laboratoire, dont le calme apparent cache à peine les forces qu’elle renferme, parallèle grotesque d’une société mutique et tourmentée.
Au final, c’est un pan de l’identité islandaise qui est levé : elle apparaît comme le point de friction entre une mentalité ancienne, marquée par le poids de la fatalité qui s’exerce sur les générations, et un état d’esprit plus « moderne », où la technologie ouvre des horizons inédits et parfois incontrôlables. Or, la friction s’incarne ici dans le geste de l’excavation, repris plusieurs fois – cette fouille qui fait remonter à la surface les secrets et l’implacable logique de la maladie et de la généalogie, toutes ces failles bien humaines.