Grand Central est le deuxième long métrage de Rebecca Zlotowski, à qui l’on doit déjà Belle Épine (2010) avec la même Léa Seydoux, présenté en compétition à la Semaine de la Critique à Cannes en 2010, récompensé des Prix Louis Delluc et de la Critique du meilleur premier film. CV déjà bien rempli donc pour une cinéaste de 33 ans, normalienne, agrégée de lettres modernes et diplômée de la Fémis au département scénario, qualifiée assez vite – et pas à tort – de réalisatrice virtuose qu’on pourrait classer quelque part entre Maurice Pialat et Claire Denis. Si Belle Épine regardait presque uniquement une figure féminine (une jeune fille vient de perdre sa mère et noye sa peine en assistant, la nuit, à des concours sauvages de moto), Grand Central s’intéresse aux hommes, tous très aimables, et que Zlotowski a écrits, elle le dit dans le dossier de presse, comme « des enrôlés au début d’une guerre dont on ne sait rien ». Il faut évidemment louer la valeur quasi documentaire du film, plongée extrêmement réaliste dans un milieu dont on ignore presque tout et dont Zlotowski a su faire un terrain total de fiction tout en le rendant tout à fait crédible (notamment grâce à l’aide d’un ancien ouvrier en nucléaire, conseiller sur le film).
Installer la fiction dans un territoire réel mais méconnu était déjà l’ambition de Belle Épine, sans y parvenir totalement – des motards sur leurs circuits illégaux, on n’en voyait que très peu, toute attachée qu’était la caméra aux humeurs du personnage de Léa Seydoux. Grand Central est une réussite beaucoup plus éclatante : du monde des sous-traitants du nucléaire, Rebecca Zlotowski tire non seulement des plans d’une grande inquiétude (on tremble à chaque fois que Gary et les autres « gamins » effectuent une mission, comme on compte les signals d’alarme de la centrale : « Cinq fois, c’est que c’est très grave »), mais installe aussi un triangle amoureux aussi peu original que bouleversant. C’est qu’il y a, dans Grand Central, une affection absolue pour les acteurs et leurs personnages, que Zlotowski semble les regarder amoureusement, et que sa caméra est elle aussi contagieuse. Évacuons le parallèle, pas toujours très fin, entre les radiations de l’usine et l’amour interdit qui contamine un couple, et l’histoire de Gary et Karole accroche, mais en sourdine, Zlotowski distillant partout une parfaite élégance. Quelques séquences ne sont, à ce titre, pas loin d’être magnifiques : un avant-bras qui frôle, presque mais pas tout à fait, une cuisse dénudée sur la banquette arrière d’une voiture, et la cinéaste sait faire naître le picotement qui l’accompagne ; l’amour sur une barque au clair de lune (La Nuit du chasseur de Charles Laughton, 1955, n’est pas loin) renvoie à un romanesque absolu.
Grand Central présente un mélange assez idéal entre une réalité sociale dure et sombre, et une histoire d’amour ultra-balisée mais déchirante, que Zlotowski ne filme jamais aussi bien que quand elle montre juste ce qu’il en reste : Karole, devant Toni, ose à peine se retourner sur le passage de Gary et bientôt, de leur amour, subsiste seulement un coin d’herbe couchée dans un bosquet. Certains plans crient un peu trop leur maîtrise formelle (quelques ralentis, des couleurs vives en 35mm à l’extérieur versus des tonalités ternes en numérique à l’intérieur des réacteurs), mais Grand Central est si plein de l’élan des corps qu’il laisse, malgré un final convenu, le goût d’un beau film d’amour irradié.