Oser la fiction. Croire encore que ce qui fait le prix d’un film n’est pas tant le vraisemblable, l’authentique, le reconstruit, le documentaire… Créer des personnages forts, au risque de la caricature. Raconter une histoire tendue, sans craindre qu’elle ne soit pas très « originale ». S’appuyer sur une mise en scène sans fioritures mais efficace, dynamique, structurante par rapport aux enjeux proposés. Oser surtout proposer des idées, oser susciter la réflexion. Voilà ce qui fait la force de Gone baby gone, et voilà pourquoi on salue avec autant d’enthousiasme le passage de Ben Affleck derrière la caméra.
Gone baby gone raconte l’histoire d’un couple de détectives privés vivant dans un quartier ouvrier de Boston. Patrick et Annie, qui s’occupent de petites affaires, se trouvent d’emblée à enquêter sur l’enlèvement d’une petite fille qui fait la une de la presse. Juste à côté de l’Amérique des gratte-ciels et du business, parmi les maisons basses et les bars mal fréquentés, Ben Affleck propose de découvrir la face obscure et oubliée d’un pays que l’on pensait connaître par cœur. En se situant du point de vue des petites gens, il parvient à bouleverser les idées trop souvent données comme acquises de justice et de loi…
Cependant, il faut avoir un peu de patience : le film démarre assez lentement. La première partie peut donner l’impression d’être assez plate. Le cinéaste reste sur ses personnages, il les filme de près, de trop près même pour que l’on puisse entrevoir quelque chose. Il prend en fait le temps de présenter les pièces qu’il dispose sur son échiquier : un jeune homme décidé à chercher la vérité (Casey Affleck), un flic paisible qui pourtant ne semble pas très investi (Morgan Freeman), et un détective professionnel à la méthode un peu rude (Ed Harris).
Quelques idées sont posées, par des gestes qui nous paraissent incongrus, par des raccords inattendus, par des phrases ambiguës mais charmantes, aux nuances vaguement religieuses, comme c’est la coutume de nombreux polars américains : « Enfant, j’ai demandé à un prêtre comment aller au paradis tout en se protégeant du mal. Il m’a répondu que Dieu avait dit que nous sommes comme des brebis au milieu des loups et qu’il faut avoir la prudence du serpent et l’innocence d’une colombe ». Et quand on commence à comprendre où le film cherche à en venir, soudain, il se termine…
Le film recommence, un nouvel enlèvement, le jeu reprend. La tactique de l’adversaire se fait rude : un pion seul doit défier une machination bien plus complexe que prévue, les personnages changent de visages, ceux que l’on croyait être nos alliés se retournent contre nous. « Que ferais-tu à sa place ? », voici la question que pose Ben Affleck à ses spectateurs. Il les a pris, maintenant il les jette devant leurs contradictions, leurs acquis, leurs idées reçues et confortables : tuer, voler, enfreindre la loi, parler ou se taire, préférer la tranquillité ou choisir le chemin le plus difficile ?
Pas facile de choisir. Et pourtant le film prend partie et décide qu’il faut aller jusqu’au bout, quitte à déranger, déplacer, gêner. Il sait que pour réfléchir pertinemment sur ce qui est juste il doit en prendre position par rapport à ce qui est le bien et ce qui est mal, et décide de passer par une situation singulière et extrême (l’enlèvement de deux enfants) qui se prête bien à l’expérience. Ce qui est assez remarquable, c’est qu’il évacue tout de suite le problème de la loi : dans la situation qui est présentée, elle est assurément inefficace et impuissante. Tous les personnages, même ceux qui sont censés la représenter, l’enfreignent. Enfin, une question éthique primordiale demeure : comment agir ?
Ce qui régit l’action, c’est la représentation différente du Bien que chaque personnage se construit : c’est l’idée du Bien détachée de tout intérêt, tout compromis, toute considération utilitariste qui fait que Patrick ne peut que se trouver seul face à tout le monde. Il décide de poursuivre ce qu’il croit être bien, d’en assumer les conséquences, d’en payer le prix et de prendre sur soi la responsabilité de ses actes…
Gone baby gone est un film policier tout compte fait assez classique, qui doit probablement beaucoup au livre de Dennis Lehane (l’auteur de Mystic River également) dont il est adapté. Cependant, la réalisation de Ben Affleck en fait un film tendu, poignant, captivant et plaisant qui prouve encore une fois, si besoin il y avait, que divertissement et réflexion ne sont pas, comme on le prétend parfois, inconciliables.