Public Enemies se concentre sur la figure de John Dillinger. Qu’est ce qui vous a fasciné chez ce personnage ?
J’ai grandi à Chicago, c’est donc un territoire que je connais bien. Cette ville est une lentille permettant de raconter la vie tout à fait unique de Dillinger. Ce qui est fascinant, c’est qu’il a eu trois vies en l’espace de treize mois. C’est cette intensité brûlante qui m’a interpellé : un jour il braque une banque, le lendemain, il se retrouve en prison puis s’échappe… C’est vraiment une succession incroyable d’évènements. Selon des experts, dans toute l’histoire du banditisme, il était le meilleur. Ce qui m’a aussi beaucoup intéressé, c’est sa pensée. Il n’était pas dans le futur, les conséquences, le lendemain, à se dire : « Avec 5000 dollars, je peux aller au Brésil ». Au contraire, tout est dans l’intensité, l’immédiateté, le présent et c’est tout ! C’est une proposition philosophique étrange, il n’y avait pas de base existentielle à sa vision de la vie. Cela explique qu’en sortant de prison, il ait une vision aussi enivrante de la vie, sans penser aux lendemains, mais toujours à aujourd’hui et au présent. A l’époque, cette notion de conséquence n’était pas vécue de la même manière qu’aujourd’hui, il y avait cette idée de destin véhiculé par des expressions courantes du genre : « Il y a quelque-part une balle qui porte ton nom », « Fais ce que tu veux car on est de toute façon condamné à mourir ». C’est l’époque de Mort dans l’après-midi d’Hemingway, où l’homme est sans cesse face à une mort peut-être imminente. C’est donc cet esprit reflété par Dillinger qui m’intéressait vraiment. A toutes ces charges dramatiques, s’ajoute bien évidement l’histoire d’amour avec Billie, qui m’a aussi passionné pour le sujet.
Comment ce personnage s’inscrit-il dans l’histoire du banditisme ?
C’est presque le dernier des bandits d’une autre époque. Sociologiquement parlant, il a encore une mentalité du XIXe siècle. L’ère moderne commence dans les années 20, avec le progrès, les voitures… Dillinger a plus à voir avec le passé. Les bandits modernes, ce sont des Frank Nitti, qui introduisent la sophistication, le jeu, les services, la distribution de la presse à la fin de la prohibition en décembre 33. C’est l’époque où le banditisme bascule dans le capitalisme, le corporatisme. Dillinger, c’est un anachronisme, un reliquat de l’époque de La Horde Sauvage [de Sam Peckinpah, ndlr].
Mais n’est-il pas justement un produit de son époque, de la Grande Dépression ? Et n’est-ce pas ce qui le rendait aussi populaire ?
Il ne faut pas trop romancer le personnage, tout de même très sophistiqué dans l’art de jouer avec son image et de manipuler les médias. Et s’il était aussi célébré, c’est surtout parce qu’il faisait ce que les Américains touchés par la crise rêvaient de faire : s’attaquer aux banques et au système. On est alors dans la quatrième année de la grande dépression, avec 25% de chômage contre 9 de nos jours. Pour donner un exemple, rien qu’à Chicago, sur 160 banques, 144 avaient déposées le bilan. Les économies de toute une vie disparaissaient. Les gens n’avaient plus rien dans leurs poches, sinon de la menue monnaie pour survivre deux jours. Le gouvernement étant incapable d’endiguer cela, les banques ont été la cible de toutes les critiques. Personne ne blâmait donc Dillinger de s’attaquer aux banques, et lorsque les autorités rataient leur cible, on ne se gênait pas pour ridiculiser le gouvernement, même sur la radio nationale. Cela explique aussi pourquoi les héros des films Hollywoodiens étaient si souvent des gangsters.
Justement, dans Public Enemies, Dillinger va voir un film dans lequel Clark Gable interprète un gangster qui lui ressemble…
Dans ce film, Manhattan Melodrama, Gable parle d’une vie que peut-être il pourrait vivre si… Il évoque un avenir possible. Regardant Clark Gable, Dillinger se retrouve face à un personnage qui lui est proche, il y a une sorte de dialogue en miroir, presque comme si Dillinger savait qu’il y a 31 agents du FBI qui l’attendent à la sortie. De ce dialogue avec lui-même, Dillinger se demande quel est son avenir, si ça vaut le coup de se rendre pour aller en prison. Et le personnage répond non, car seul le présent compte.
La séquence où Dillinger visite le commissariat de Chicago a-t-elle réellement eu lieu ?
Absolument. Pas le jour même où il va au cinéma comme je l’induis dans le film, mais trois ou quatre jours avant. S’il se retrouve dans cet endroit, c’est parce qu’il accompagne Polly Hamilton, venue y passer un test sanguin pour des raisons de santé, comme cela était courant de le faire dans ces endroits-là à l’époque. Or cette fille ne savait pas qu’il était Dillinger. Quand j’ai pris connaissance de cette anecdote, j’étais très curieux d’imaginer ce qui lui était passé par l’esprit. Je voulais savoir quelles informations il aurait apprises dans ces bureaux, car y étaient punaisées des dessins et photos de scènes de crimes. Il était intéressant de montrer cet instant où Dillinger découvrait ce que le Dillinger Squad [la brigade anti-Dillinger, ndlr] savait sur lui. Par cette visite, Dillinger a vu sa vie se dérouler sous ses yeux à travers les indices et informations de la police. Il y avait d’ailleurs un parallèle intéressant à construire entre ce défilé du passé de Dillinger et les vœux optimistes de Clark Gable.
Finalement, quelle est la part de réalisme et d’imaginaire dans votre film ?
Le film est le plus authentique qui soit, même s’il ne l’est pas à 100%. J’ai compressé certains évènements, certains protagonistes. Ainsi le personnage de Makley, c’est à la fois dans la réalité celui de Charles Makley et Russell Clarke [qui était un membre du gang de Dillinger, ndlr]. J’ai également pris deux braquages pour n’en faire qu’un, celui où Baby Face Nelson devient fou. Je n’ai joué avec la réalité qu’à ces occasions-là. Mais mon intention principale était de plonger dans le personnage de Dillinger lui-même. Je voulais savoir ce que c’était d’être Dillinger. Je voulais revenir en 1933, je voulais qu’on y soit. Je ne voulais pas poser un simple regard sur cette époque, ni présenter un historique distancié qui suivrait pas à pas, à la 3e personne, le parcours de Dillinger. Je voulais qu’on expérimente en quelque sorte la vie de John Dillinger. Savoir comment il était, ce qu’il pensait, ce qui l’avait amené à vivre cette vie-là. Bryan Burrough, dont j’ai adapté le livre (Public Enemies : America’s Greatest Crime Wave and the Birth of the FBI, 1933-34) a écrit un article dans le L.A. Times où il dit à quel point le film est fidèle à la réalité. Une des choses qui m’ont permis d’être au plus près de l’intimité de Dillinger, reste les fragments de l’histoire elle-même qui nous ferait comprendre sa psychologie, sa mentalité. Par exemple, contextuellement, on ne connaît pas grand-chose du personnage de Walter Dietrich, qui meurt au début du film. Pourtant on saisit la peine et l’affection particulières qu’éprouvait Dillinger pour cet homme, qui était peut-être son mentor. Il expérimente pour la première fois la sensation de perte. Une sensation qu’il devra ensuite mettre de côté s’il veut poursuivre ses agissements de brigand. C’est ainsi que j’ai voulu être loyal et fidèle à l’Histoire, mais également utiliser un certain schéma narratif pour coller au plus près de l’expérience Dillinger.
Comment procédez-vous pour retranscrire à l’écran tout le travail préparatoire du film effectué en amont ?
J’ai une grosse pile de documents à disposition au départ. Mais j’essaie finalement de me focaliser sur une seule chose : sonner juste. Que mes personnages, mes acteurs sonnent juste. Pour que l’on sente à tout instant qu’on est véritablement en 1933, 1934. Que ce soit à la 1ère prise ou à la 7ème, on doit croire réellement que cela se passe « maintenant ». Toute cette accumulation de recherches sert à générer une spontanéité de l’instant, de telle sorte qu’on croit vraiment se trouver à cette époque-là.
Il faut ensuite montrer comment les personnages voient, vivent, respirent. Comment ils entrent par exemple dans une pièce. Un policier va balayer les lieux du regard, Dillinger, lui, va repérer la sortie de secours. Ce sont ces petits détails qui importent. Comment l’un tire, comment l’autre attaque une banque. Il y aussi tout le contexte d’une époque à prendre en compte. Puis il y a l’aspect psychologique… J’ai par exemple voulu montrer comment Dillinger faisait la cour à une femme. Il est sorti de prison depuis 6 à 8 semaines, après 10 ans de détention, lorsqu’il rencontre Billy Frechette. Et pour lui parler, il s’inspire des acteurs qu’il voit au cinéma, Bogart, Powell… Ce sont des détails importants. Et, tous accumulés, ils permettent une plongée dans l’intimité et la personnalité de Dillinger, tout autant que la réalité de l’époque. Finalement, c’est ce que j’ai toujours voulu faire dans mes films, mais plus particulièrement dans celui-ci.
Pourquoi avoir choisi Johnny Depp pour jouer Dillinger et que vouliez vous obtenir de lui ?
Je l’ai repéré dès 21, Jump Street, où je me demandais : « Mais qui est cet acteur avec sa veste en cuir ? ». J’aimais beaucoup cette dualité que je ressentais en lui, et qui me semble primordiale dans ma conception du personnage de Dillinger. Son jeu permettait aussi au public d’avoir cette relation intime avec le personnage. Mais je voulais surtout voir Johnny Depp jouer un rôle adulte, un rôle de dur, et qu’il développe un jeu très différent de ses dernières prestations. C’est toujours très intéressant lorsqu’un acteur se retrouve « à la frontière », dans ses rôles. C’est une situation assez inconfortable, mais qui permet d’accéder à une richesse de jeu. Je voulais que grâce à l’interprétation de Johnny, le public soit dans la vie de Dillinger, qu’il voie son époque à travers ses yeux, qu’il se sente dans sa peau. Son interprétation est à ce titre plus fidèle, plus proche que celle de Warren Oates dans le film de John Milius, Dillinger. J’aime beaucoup le film de Milius, mais l’interprétation de Oates, aussi brillante soit-elle, donne un tout autre aspect du personnage. J’adore les acteurs qui arrivent à nous surprendre par un jeu différent. Une de mes interprétations préférées de Depp, c’est Rochester, le dernier des libertins, très différente des autres, mais toujours avec cette ouverture émotionnelle qui est l’essence même de son travail. Le cœur de Dillinger, dès le départ, c’est la sensation de perte : celle de Walter Dietrich et celle de Billie… Et lorsqu’il est assis au Biograph, il y a une interaction entre ce qu’il a eu et ce qu’il peut perdre. C’est donc une interprétation qui demande quelque chose qui vient de l’âme. Et c’est cette interprétation émotionnelle que donne Johnny.